La visite de l'épave
Le major Iliǒvenko et sa secrétaire furent accueillis par le capitaine Rastenko, devant le poste de commandement de l'escadrille. L'officier arborait une mine grave. L'accident avait causé la mort de deux aviateurs et, par mesure de précaution, l'interdiction de vol des autres Breda. Il y avait urgence à trouver la cause de la chute car, les Letov ayant été appelés à jouer un autre rôle, le petit Lublin R-XIIID de liaison ne suffirait pas à couvrir les besoins d'entraînement de l'unité. Leur hôte les conduisit dans le hangar où les restes de l'épave avait été rassemblés. Il ventait et Marďijcka devait maintenir le col de son manteau pour qu'il restât fermé et empêchât le froid de transpercer sa chemise. Sa présence n'était pas passée inaperçue :
— Je vois qu'on ne s'embête pas à l'état-major ! Où as-tu déniché cette petite ?
— Nulle part, mon capitaine, c'est mon affectation, répondit-elle avec humeur.
— Ne commencez pas, mon petit, voulez-vous ! la rabroua son officier. Excuse-la, Fedor, elle a tendance à ne pas toujours savoir quand tenir sa langue.
— Comme toutes les femmes, répondit Rastenko avec un clin d’œil. Mais dans ce cas, pourquoi ne l'as-tu pas faite remplacer ?
— Parce que malgré son mauvais caractère et sa gouaille de poissonnière, elle est efficace et discrète dans son travail.
La jeune femme avait du mal à y croire. Venait-elle d'entendre deux compliments de la bouche de son supérieur ? Lui qui était d’ordinaire si avare et plus prompt à la condescendance, devenait-il un autre homme sur un aérodrome ? Ou ne faisait-il que défendre son terrain, comme tout mâle digne de ce nom ? Cependant, cela ne compensait en rien les remarques déplacées des deux officiers. Elle sentait que cela lui pesait et qu'elle devait montrer sa désapprobation. Cela pourrait également lui servir si Piotr venait à croiser leur chemin : ainsi, il verrait qu'elle ne sympathisait pas avec son ancien chef d'escadrille. Ses nouvelles chaussures n'étant pas encore faite à ses pieds, Marďijcka allongea le pas en grimaçant pour rattraper le retard pris durant cette rapide réflexion. Les deux hommes avaient déjà changé de sujet et parlaient maintenant de l'accident.
— Je sais que tu n'aimes pas le Breda, Boriz, mais n'en profites pour le tailler en pièce. Les hommes sont à crans et ont déjà mal vécu les interruptions de l'été. Qui plus est, le moteur était neuf, l'avion avait été dégroupé quelques jours auparavant. Il s'agissait d'un vol de test.
— N'aie crainte, maintenant qu'il est là, il faut bien l'utiliser... Et depuis que l'Italie l'a retiré du service, elle en possède des stocks. Il sera facile d'obtenir des rechanges !
— Oui, mais je doute qu'ils remplacent aussi mes équipages. Tu connais comme moi le délai de formation d'un pilote. Et l'attaque en vol rasant exige un perfectionnement plus important que ce que nous avions l'habitude de faire jusque-là.
— Oui, je suis désolé pour la perte de tes deux gars. Si tu me racontais ce qui s'est passé.
— Le sergent Borovič venait de décoller, quand il y a eu une sorte d'explosion, selon les témoins. Son moteur s'est mis à cracher une fumée noire et ne plus tourner correctement. Il était trop tard pour qu'il se posât droit devant, alors il a tenté de gagner de la hauteur pour faire demi-tour. Le feu a pris. Malgré cela, et bien qu'il manquât de vitesse pour sa manœuvre, mon pilote a viré. La suite tu ne la connais que trop bien...
— Oui, c'est l'abattée[1]... Vous notez tout ça, j'espère, mademoiselle.
En près de quinze ans de service, Boriz Iliǒvenko, en avait vu de ces pertes de portance lors d'un dernier virage trop serré ! Un souvenir, peut-être le plus cuisant, lui revint en tête. Sa première mission de la Petite Guerre. Lorsque sa patrouille avait décollé à la poursuite d'un appareil de reconnaissance orbitant au-dessus de Mukačev, l'un des ailiers avait, lui aussi, eu un problème moteur. Comme dans le cas du Breda, son pilote avait tenté de revenir en vitesse se poser au terrain et avait décroché dans son virage. La vrille ne pouvait être que fatale à une si faible hauteur. L'officier se mettait donc parfaitement à la place des hommes de la quatrième escadrille ; il ressentait ce sentiment d'injustice qui succède à l'espoir de voir le copain réussir son atterrissage d'urgence. Et l'impression d'un immense gâchis.
Le trio arriva devant le hangar. Ce fut un soulagement pour l'auxiliaire : plus de vent ni de risque de croiser son ancien compagnon. L'endroit était gardé par deux sentinelles, baïonnette au canon. En voyant les deux officiers, elles s'arrêtèrent, se mirent au garde-à-vous et présentèrent les armes. Les gestes étaient vifs et précis. L'attitude sûre et martiale. Les talons cloutés claquèrent avec détermination sur la dalle de béton. Marďijcka fut impressionnée par la parfaite synchronisation des deux militaires. Un nouveau bruit métallique retentit quand les plaques de couche des fusils heurtèrent le sol. Voyant les deux lames se croiser juste devant son menton, elle eut un mouvement de recul. L'existence du corps des auxiliaires féminines n'avait donc pas franchi les limites de la ville pour qu'on lui interdît ainsi l'entrée...
— Il faut les excuser, intervint Rastenko, nous ne sommes pas habitués à voir des personnels féminins. Votre tenue ne semble d'ailleurs pas très adaptée au terrain...
— Comme vous devez vous en douter, mon capitaine, on nous demande surtout d'être belles et de nous taire, siffla la jeune femme.
— Première volontaire Slebovská ! Cessez ces impertinences et approchez donc ! gronda Iliǒvenko.
Comme si elle venait de prendre un coup de badine dans l'arrière train, elle se précipita aux cotés de son supérieur... et dérapa sur le dallage. Elle se rattrapa in extremis et termina sa pirouette, chancelante et les bras écartés, telle une gymnaste débutante venant d'éviter le pire après une désastreuse prestation. Elle maudit ses brodequins prétendument mieux adaptés que ces chaussures de ville.
— Quand vous aurez fini de vous donner en spectacle, nous pourrons peut-être commencer ! la tança le major.
Penaude, elle se rapprocha de lui avec prudence. Il la foudroya du regard ; elle se cacha à moitié derrière sa planche bloc-note, se contentant de lui montrer des yeux ronds de contrition. L'officier souffla entre ses dents pendant que son collègue profitait de la situation pour se détendre un peu. La bienséance et les règlement l'empêchait de montrer sa tension et toute émotion devant la troupe et la gente féminine. Le souvenir affreux des deux masses noires encore fumantes, carbonisées et recroquevillées, que l'ont avait extraites lui restait en mémoire, avec tous les détails olfactifs afférents. Les deux visiteurs ne pouvaient qu'imaginer ce macabre et sinistre spectacle, même si Iliǒvenko devait s'en faire une meilleure idée que sa secrétaire.
Les quelques débris calcinés gisaient au milieu du bâtiment, sombre et silencieux. Déformés, parfois rendus méconnaissables par la violence de l'impact et la virulence de l'incendie qui avait suivi, leur vue n'avait rien de réjouissant. Un espace trop grand pour eux leur avait été ménagé, formant un déambulatoire autour de la dépouille. Les quelques appareils en maintenance se tenaient dans l'ombre, à distance. Ne manquaient que l'odeur de l'encens et les candélabres. L'énorme inscription « interdiction de fumer » sur le mur du fond et les relents d'huile et d'essence expliquaient leur absence. L'impression de pénétrer dans une austère cathédrale dominait pourtant. Marďijcka n'était pas à l'aise. Son esprit n'allait pas aussi loin dans la restitution de la scène, mais il parvenait à construire des images déjà terribles et traumatisantes. Elle secoua la tête pour les chasser et tenta de se raccrocher aux propos échangés par les deux officiers. Contrairement à son supérieur, elle ne réussit pas à s'approcher davantage des morceaux de l'épave. Une sorte de pudeur respectueuse la maintenait à distance des reliques de ce cercueil.
Boriz, lui, se déplaçait au milieu des pièces éparses, s'agenouillait, les saisissait parfois pour les manipuler et observer mieux un détail. Ses investigations se concentraient sur le moteur, une espèce de bloc de métal déformé par la collision avec le sol et la chaleur des flammes. Une partie du revêtement des cylindres avait fondu, emportant les ailettes de refroidissent, tandis que le carter avait éclaté, découvrant les dents menaçantes d'engrenages défoncés et disloqués. La Mort souriante. Une des roues sortait à moitié du trou béant, comme un troll figé en tentant de s'échapper de sa cavité. Comment pouvait-on encore déduire quoi que ce fût de cet enchevêtrement ? Marďijcka restait dubitative. Ces objets lui semblaient déjà d'une immense complexité lorsqu'ils étaient en bon état, alors dans celui-là...
— L'ingénieur[2] de la base a-t-il livré ses conclusions ?
— Oui, mais je ne voudrais pas influencer ton jugement. Tu as vu quelque chose ?
— Je pense. Mademoiselle Slebovská, approchez par là, j'ai besoin de faire un schéma.
— Vous... vous êtes sûr, mon commandant ?
— Cessez de vous faire désirer, mon petit !
— C'est que... enfin, les débris...
— Eh bien quoi ? Ils ne vont pas vous manger ! Évitez juste de leur marcher dessus et tout ira bien.
La jeune femme entama sa progression avec un excès de prudence qui irrita l'officier. Avec des gestes de plus en plus insistant, il l'enjoignait à se presser. Elle ne se sentait pas rassurée. Elle craignait à tout moment que les clous de semelles ne l'entraînassent à nouveau sur le sol lisse dans une périlleuse glissade. À cela s'ajoutait l'indéfinissable impression de profaner la dernière demeure des deux défunts. Boriz arriva à bout de patience :
— Espèce de potiche, pressez-vous au lieu de faire l’empotée !
— Excusez-moi de prendre des précautions ! C'est pas comme si votre machin allait s'envoler non plus, grogna-t-elle en lui tendant enfin son matériel d'écriture.
— Évitez-nous vos traits d'humour douteux, la fustigea-t-il en lui arrachant la planche des mains.
Marďijcka renifla puis tourna sur elle-même. Elle se sentait de plus en plus mal à l'aise au milieu des restes de l'avion. Et le désœuvrement forcé ne l'aidait pas à faire abstraction de ses pensées. Pour s'occuper l'esprit, elle se hissa sur la pointe des pieds et regarda par dessus l'épaule de l'officier. Elle était fascinée par la précision de son trait et par la façon dont il arrivait à retranscrire une part d'intelligible de cet amas de ferraille informe. Le major sentit la présence de la jeune femme et tourna la tête dans sa direction l'air ennuyé.
— Vous vous intéressez à la mécanique, maintenant ?!
— Je suis un peu obligée, non ?
— Votre premier propos intelligent de la journée. Je finissais par désespérer !
— Moi, j'attends encore que vous arrêtiez d'être désagréable, osa-t-elle.
Elle regretta aussitôt et se mordit la lèvre. Elle attendait un sévère retour de bâton mais fut presque rassurée de la réaction de son supérieur. Avait-il conscience de se comporter en goujat ?
— Épargnez-moi vos sarcasmes, mon petit ! la rabroua-t-il. Que vous ai-je dit dans la voiture à propos de l'ambiance de cette escadrille ?
— Qu'on était chez des gens en deuil. Mais...
— Serait-ce donc trop vous demander que de vous taire, à présent ?
La secrétaire souffla. L'envie de voler dans les plumes de son supérieur la démangeait de plus en plus, confinant à la torture. Elle convenait néanmoins qu'il avait raison sur un point : ce n'était ni le lieu ni le moment pour un règlement de comptes en bonne et due forme. Et dans cet endroit non chauffé et parcouru de courants d'air, le froid vint lui donner un autre sujet de préoccupation. Il semblait s'être introduit sous son manteau et sa vareuse et parcourait ses côtes en vagues imperturbables. Leur col ouvert ne protégeait pas sa gorge et, l'absence de boutonnière et d’agrafe l’empêchait de mieux se protéger. De plus, ses pieds commençaient à refroidir, ajoutant un désagrément au carcan du cuir non assoupli. Elle tenta de se réchauffer en dansant sur place avec le plus de discrétion possible pour s'éviter une nouvelle salve de reproches. Lorsqu'enfin les investigations cessèrent, elle fut soulagée de pouvoir quitter ce sinistre lieu et de se mettre en mouvement. Les deux hommes n'en avaient toutefois pas fini et se dirigèrent vers les locaux de l'escadrille. De nouveau, une éventuelle rencontre avec Piotr devenait possible et l'inquiétude reprit possession de la jeune femme.
— Fedor, je te prie d'excuser le comportement inqualifiable de ma secrétaire, commença Iliǒvenko.
— Ne soit pas trop dure avec elle, Boriz. Et rassure-toi, je n'en ai pas pris ombrage. En cette période difficile, j'avais besoin d'un peu distraction. On peut dire que vous formez déjà un vieux couple.
— Dieu m'en garde ! De quoi aurai-je l'air ?
L'occasion était trop belle de répliquer, même si Marďijcka savait qu'elle jouait gros. Son supérieur avait été patient jusque-là, ça ne durerait pas. L'envie de lui rendre la monnaie de sa pièce l'emporta :
— Détendez-vous, ça fait un bail que j'ai compris que j'étais pas votre genre, mon commandant.
— Vous me voyez ravi de l'apprendre, mais on se passe volontiers de vos avis. Restez à votre place.
— Je crois que nous continuerons cette conversation dans mon bureau. En espérant que ta charmante amazone n'en profite pas pour semer la zizanie dans mon escadrille.
— C'est un vœu pieux... même attachée et bâillonnée, elle trouverait un moyen de nuire.
Marďijcka secoua la tête de dépit, alors que les deux officiers rigolaient de ce bon mot. Elle commençait à regretter les propos gras et salés de ses instructeurs et à comprendre ce qui avait pu pousser son ancien régulier à vitupérer autant contre le major Iliǒvenko. Tout en grommelant intérieurement, elle priait pour qu'il n'apparût pas. Sa présence jetterait, à n'en point douter, de l'huile sur le feu de sa colère.
[1] Ce terme désigne la perte d'équilibre d'un avion alors qu'il décroche.
[2] Il s'agit du surnom de l'officier mécanicien. Les escadrilles étant des unités trop petites pour qu'il leur en fût affecté un, ils faisaient donc partie du personnel de la base aérienne et chapeautaient l'ensemble des mécaniciens d'aéronautiques.

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