La pintade et le paon

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L'ambiance était lourde dans la Tatra, à l'image du ciel dont la colère assombrissait le pays. Le vent et les bourrasques de grêle battaient la campagne. Les balais d’essuie-glace allaient et venaient sur le pare-brise détrempé. L'air soufflé par la ventilation peinait à empêcher la buée de le recouvrir et le chauffeur devait jouer du chiffon en même temps qu'il contrait l'effet des rafales soufflant de travers. À l'arrière, les passagers regardaient chacun de leur côté. Ils s'évitaient d'ailleurs plus qu'ils ne contemplaient le paysage noyé dans la tempête, leur vision étant brouillée par le film de gouttelettes recouvrant leur vitre. Le ronronnement du moteur et le raclement rauque des gerbes d'eaux soulevées dans les flaques masquaient le crissement des dents qui s'entrechoquaient. Le froid humide autant que la tension contractaient leurs deux corps. Boris soupira avant de rompre le silence pesant.

— J'ai trouvé votre attitude avec le sergent Junkovski plutôt... intelligente. Néanmoins, il eut été céans que vous m'eussiez avoué votre relation conflictuelle auparavant.

— Je l'ai fait un peu, mon commandant. Mais vous m'avez dit que c'était trop tard pour faire demi-tour. Et puis c'est ma vie, pas la vôtre !

— Vous oubliez que le sergent conserve quelques griefs infondés à mon encontre. Outre qu'ils sont venus s'ajouter à votre différend, j'imagine sans peine qu'ils ont dû jouer dans votre appréciation à mon égard.

Elle souffla sans discrétion. Cette discussion était à peine entamée qu'elle voulait qu'elle s'achevât. Elle sentait monter en elle l'agacement. Son supérieur ne pouvait-il remarquer qu'il en avait assez fait ? De plus, la déception due à l'attitude de Piotr l'avait abattue. Mardycka était fatiguée, elle n'avait plus la force d'encaisser un ultime combat.

— Ça serait mieux de pas en parler maintenant, mon commandant.

— Et pourquoi je vous prie ?

— Parce que j'en ai ma claque. Vous allez finir par m'énerver et ce sera pas à votre avantage.

— Comme vous y allez, mon petit ! J'ai le cuir bien tanné.

— Et notre chauffeur, la langue bien pendue...

— Venant d'une femme, c'est plutôt cocasse, comme moquerie !

Elle serra les poings. C'était la pique de trop. Ilyovenko le remarqua et préféra ne pas insister. Il songeait que la jeune femme devait encore s'endurcir. Ce serait dommage de perdre un élément aussi compétent mais au caractère encore fragile. Néanmoins, Mardycka reprit pour prouver à son supérieur qu'il se trompait :

— Il y a des bruits qui courent sur vous, mon commandant. Personne n'ose les répéter trop fort. Mais si ça atterrissait dans les mauvaises oreilles...

— Taisez-vous petite vipère ! siffla-t-il, conscient de ce qu'elle dirait. Ces ignominies n'ont pas leur place ici.

— D'où je viens, on utilise les armes qu'on a. J'en ai ras le cul de votre misogénie !

— C'est « misogynie », espèce de gourde ! Assurez-vous de maîtrisez les termes avant de vouloir les employer. Vous nous épargnerez bien des souffrances.

— C'est bien qu'est-ce que je disais ! Vous voulez quoi, à la fin ? s'emporta-t-elle. Que je me barre en pleurant comme une madeleine ? Mais, j'en ai supporté des plus tordus ! Et franchement, mon instructeur, il était plus respectable que vous. Vous ne lui arrivez pas à la cheville ! C'est le seul milouf que je respecte ! Parce que, d'accord, il m'a trouvé un surnom bien insultant et bien humiliant. Mais quand je lui ai dit que je voulais qu'il arrête de m'appeler comme ça, il m'a pas pris pour une moins que rien, lui. Non. Il m'a regardée droit dans les yeux et il m'a dit « Gros-Tétés, j'ai jamais appelé une recrue par son nom, y a pas de raison que ça s'arrête pour toi ».

— Ça y est, vous avez terminé votre pathétique logorrhée ? fit-il avec un dédain distant.

— Arrêtez avec vos mots compliqués... soupira-t-elle.

— Et vous, avec vos exigences excentriques. Redescendez un peu, mon petit. Personne ici ne vous traitera comme vous le désirez. Vous avez voulu me jouer un vilain tour tout à l'heure en me rappelant qu'on retient les talents ; mais ma pauvre, croyez-vous qu'un autre officier vous considéreraient mieux ? Ne faites pas l’autruche, certains vous contraindraient à passer sous leur bureau. Est-ce là ce que vous souhaitez ? Et pour reprendre les propos de votre instructeur, les femmes sont ainsi considérées dans notre monde, pour quelle raison changerions-nous subitement nos habitudes ? Vous avez constaté comme moi comment a réagi le secrétaire du capitaine Rastenko quand vous lui avez donné un ordre. Votre bout de galon ne vaut rien.

— On dirait que ça vous amuse de me rabaisser...

— Absolument pas. J'essaie juste de vous expliquer, petite impertinente, que vous êtes une femme dans un monde d'hommes. Eussiez-vous été à la tête de votre corps, que ce petit soldat n'aurait pas agi différemment. De plus, n'oubliez jamais que vous n'avez pas été recrutée par bonté d'âme, ou parce que les suffragettes ont changé nos mentalités. Non, vous êtes là pour régler une crise du personnel. Le jour où elle prendra fin, on vous remerciera. Et vous pourrez toujours pleurer pour obtenir de la considération ou une pension : on vous répondra de vous marier. Si j'osais, mais je doute que vous compreniez ce terme, je dirais que vous n'êtes qu'une variable d'ajustement.

— Et vous avez osé, grinça Mardycka en ravalant un sanglot.

— Regardez la vérité en face. Je serais très surpris qu'on vous décerne la médaille des Volontaires à la fin de votre service. Pourtant, le contraire serait somme toute logique. Quant à moi, je reconnais bien volontiers vos mérites. Mais n'attendez pas que je vous passe quoi que ce soit pour autant.

— Je dois comprendre que vous m'apprécier quand même ?

— Je ne suis pas là pour vous aimer. Ni vous, ni personne d'autre, du reste.

— Vous en êtes incapable de toute façon.

Il la regarda étonné, prêt à la rabrouer. Mardycka soupira à nouveau et se prit la tête dans les mains. Les rumeurs sur l'homosexualité du commandant ne reposait sur rien de concret, mais peut-être avait-elle visé juste avec ses piques. Il fallait toutefois qu'elle corrigea le tir pour ne rien laissé paraître de son intuition :

— Tout le monde sait que vous avez pas de cœur ; c'est que des soupapes, pis des pistons dans un cylindre. Même le gol... commodore doit en avoir un !

Encore un lapsus évité de justesse... Quoique le commandant devait savoir que le chef de l’aviation était surnommé « le Golem de fer » par la troupe, eut égard à sa dureté de caractère et son corps plusieurs fois réparé. Mais Ilyovenko ne releva pas, il préféra contredire l'accusation différemment :

— Je vous ai senti mal à l'aise dans le hangar. Je me trompe ?

— À votre avis ? Vous allez encore me dire que c'est parce que je suis une faiblarde ?

— Non. Je crains qu'il soit impossible de s'habituer à pareil vision. Avec le temps, on arrive à faire abstraction pour pouvoir faire son travail. Ça ne veut pas dire que l'on éprouve rien. Seulement que l'on parvient à reporter le moment où l'on y pensera. Je comprendrais que vous ayez des difficultés à vous concentrer dans la journée.

Le voyage continua alors dans le silence. Lorsqu'ils arrivèrent, Mardycka n'attendit pas qu'il lui ouvrît la portière, elle bondit hors de l'habitacle et se précipita vers le perron. Ses semelles cloutées ripèrent sur les pavés mouillés de la cour et elle perdit l'équilibre. Elle eut à peine le temps de pousser un juron, qu'elle s’étalait de tout son long. L'eau glacé commença presque immédiatement à imbiber ses vêtements.

— Bon sang ! Vous ne pouvez pas vous en empêcher ! grommela le commandant en s'agenouillant pour l'aider à se relever.

Il oubliait alors combien les semelles cloutées manquaient d'atomes crochus avec la pierre ou le béton. Combien de recrues avait-il vu glisser, parfois se rattraper de justesse ?

— Allez au diable ! éclata-t-elle.

— Arrêtez votre cinéma, tout le monde nous regarde. Vous ne vous êtes même pas fait mal.

Elle se contenta de tourner son visage ensanglanté et trempé vers l'officier. Surpris, il blêmit et mit un peu de temps avant de trouver une réponse.

— Allez, relevez-vous, vous allez attraper froid.

Il l'attrapa sous les aisselles et, sans ménagement, la souleva. En pleurs, Mardycka se laissa faire et garda la tête basse. Avec l'aide du chauffeur, le commandant la conduisit à l’intérieur, puis il l'emmena dans leur bureau tandis que le soldat partait chercher un infirmier. Ilyovenko avait du mal à cacher son irritation. Plusieurs curieux assistaient à leur progression. Même si elle n'était pas la première à parcourir un couloir en larmes, la jeune femme attirait l'attention. Il fut soulagé lorsque enfin ils entrèrent dans l'espace de travail.

— Mon commandant, qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda le vice-adjudant.

— À votre avis, Yerentchuk ? Avec ce déluge, la cour est une véritable patinoire !

— Ah, ces fragiles suffragettes qui veulent s'affranchir, elles ont encore du chemin à faire !

— Au lieu de vous gargariser de lieux communs, aidez-moi plutôt à la calmer.

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