Dans le vent du Silence
La mort n’annonce jamais son arrivée. Elle souffle, puis elle frappe.
Le Jet vrombit dans l’air, une flèche d’acier taillant les nuages, avec une précision clinique. On survolait la mer de Chine orientale quand le passé à recommencé à grincer. A son bord, j’étais seule, comme toujours. Tokyo se rapprochait : ville de néons, de ruelles noyées d’ombres, et d’une cible qui ne verrait jamais le matin.
Une mission comme tant d’autres, pourtant, mon regard restait figé sur le hublot, là où les nuages se déchiraient sous l’aile argentée. J’aimais ce silence. Pas celui que l’on subit, celui que l’on choisit, le genre de vide où rien ne m’attrape - ni les voix, ni les souvenirs, sauf aujourd’hui.
C’était la fin d’un monde, la fin de ce que j’étais, et moi j’ai survécu, pas pour vivre, pas pour pleurer : pour leur faire payer. Ceux qui avait allumé l’incendie, ceux qui m’avaient tout pris, je revois tout : les pins d’un quartier tranquille du Midwest, le crépitement trop vif pour être un simple feu de cheminée. Les ombres dansaient sur les murs avant même que je comprenne qu’il fallait fuir.
D’abord l’odeur, épaisse et suffocante de la chair brulée et du bois calciné. Ensuite le craquement sinistre des poutres qui s’effondraient autour de moi, comme des hurlements muets. J’étais là, coincée sous un lit éventré, le visage noirci, les doigts griffant un sol devenu cendre et le cœur battant si fort qu’il me semblait hurler à ma place.
La chaleur me lacérait la peau, l’air était devenu poison, chacune de mes respirations était une lutte. J’entendais des cris, des hurlements au loin, mais ce n’étaient pas ceux que je cherchais. Ce n’était pas ceux de mon père. Soudain, sa voix rauque et brisée, m’appelait une dernière fois dans le maelström de flammes.
J’avais voulu courir, le sauver, mais mes jambes refusaient de bouger, figées par la peur, clouée sur place par la terreur. Alors je l’ai vu, son ombre titubante dans la lumière dévorante, puis son corps s’effondrant à travers le sol dans un craquement atroce. Je suis restée là, paralysée, jusqu’à ce que des bras inconnus m’arrachent aux cendres et m’emportent loin de tout ce que j’avais aimé.
Ce jour-là, Kane m’a trouvée, et j’ai cessé d’être ce que j’étais. Quelque chose en moi s’est fissuré. Pas une cassure franche, mais une fêlure lente et corrosive.
Un bip sec me ramène à l’instant. Le téléphone, posé contre ma cuisse, signale un appel. Sans émotion, je tends la main, fais glisser le doigts et l’écran s’allume.
- Tout se passe bien ? demande sa voix, aussi coupante qu’une lame
- Rien de neuf. Je suis dans le Jet.
Il marqua une pause
- L’équipe est en place, ils t’attendent.
Je hoche la tête même s’il ne peut le voir, un claquement sec se fait entendre, il avait raccroché. Parfait. Je déteste attendre, et encore plus que l’on m’attende. Le moindre battement d’impatience est une faille, une erreur que je ne peux pas me permettre. Je range l’appareil, le cuir se replie autour de ma paume comme un gant.
La première leçon que Kane m’avait enseignée n’était pas un entrainement, mais une sentence. La porte s’était refermée derrière moi dans un fracas d’un couperet, le métal hurlait encore dans mes os. Je n’y voyais rien, sinon la lueur crue d’un néon qui clignotait comme une respiration malade, rasant un cube de béton nu. L’air y était glacial, saturé d’humidité, de poussière et d’une vieille odeur de fer, celle du sang séché dans les rainures invisibles du sol.
Un miroir brisé reposait contre le mur opposé, inutile et cruel. Il reflétait à peine une silhouette maigre, nerveuse, les épaules rentrées et le visage tendu. A quinze ans, j’étais fragilement recroquevillée sous cet éclairage blafard. Il n’y avait aucun mot, juste le son de mes talons, hésitants, contre le sol et le claquement d’un verrou que l’on actionne de l’autre côté.
Puis, un bruit de pas se fit entendre, mesurés et implacables. Kane entra, comme on entrouvre une porte sur l’abîme, son manteau sombre effleurant l’air, et ne laissant derrière lui qu’un courant de froideur. Ses yeux, deux prismes d’acier, se posa sur moi, sans une trace de pitié, juste une forme de calcul glacé, comme s’il évaluait la masse d’un objet, pas d’une fille. Il s’avança sans bruit, me saisit le menton entre deux doigts, son pouce était froid, et j’en frissonnai. Il me scrutait comme on évalue la solidité d’un fil avant de le tendre à l’extrême.
- Debout, murmure-t-il.
Sa voix était basse, sans appel. Elle portait moins une intonation qu’une injonction inscrite dans la chair. Je me suis redressée, le miroir me renvoyant une image de cendre et d’os et je sentis sous le cuir de mon blouson, mes muscles encore frêles tremblant d’adrénaline. Il recula de deux pas, en me jaugeant, puis d’un geste lent, désigna l’espace vide.
- Montre-moi.
Sans comprendre, je me suis avancé, chaque pas éveillant un écho sec. J’ignorais pourquoi, mais je senti que j’allais devoir me battre. Il sorti un poing américain de sa poche, avec un sourire qui fendait à peine son visage.
- Tes premières armes, dit-il. Montre-moi que tu ne seras pas une victime.
Je hochai la tête, mon cœur tambourinait, et il attaqua. Le coup parti comme une lame. J’eu à peine le temps de lever le bras pour parer. La douleur éclata dans mon avant-bras, irradiant jusqu’à l’épaule, enflammant mes nerfs, et un goût métallique envahit ma bouche. Je reculai d’un pas, le souffle coupé. Il fallait frapper, pas pour blesser, mais pour apprendre.
Je fermai les yeux un instant, puisant dans la terreur et la haine que je portais dans mon âme, et mon poing parti, ciblant sa côte. Le choc resonna dans ma paume, il recula. Je bondis, enchaînant un crochet puis un direct dans l’estomac. Je reculais, haletante, mais debout tandis qu’il me fixait, silencieux.
- Encore
Et ce fut la répétition : les coups, les cris étouffés, et la peur devenue rythme. Chaque douleur se transformait en balise. Mes côtes hurlaient, mes jambes flanchèrent, mais j’ai tenu bon. Jusqu’à l’épuisement, jusqu’au moment où Kane posa la pointe de sa botte contre mon sternum et murmura :
- Tu veux mourir ?
J’ai serré les dents, mon corps bascula en avant mais je m’accrochais. Mes ongles s’enfonçaient dans le béton, mais le souffle court, je me redressai, centimètre par centimètre. Le regard de Kane changea à peine, pourtant je sentis un frémissement.
- Debout… Toujours debout, conclut-il d’une voix sans émotion.
Il replaça alors son poing américain dans sa poche intérieure, et s’éloigna. Les néons vacillèrent, et je suffoquais, le sang coulant de mes lèvres, et me côtes me criant de m’effondrer. Mais je restai immobile, brisée mais toujours debout.
Le néon éclata, projetant une étincelle blanche, puis, plus rien qu’une lumière fixe et cruelle. Fermant les yeux, les souvenirs se bousculaient : l’enfance arrachée, le feu, la douleur, et maintenant ce rêve d’acier et de sang. Quand je rouvris les yeux, la porte était grande ouverte, le couloir m’attendait, mais je ne savais pas si l’entraînement cessait ou s’il ne faisait que commencer. Alors un pas après l’autre, je sortis.
Puis plus rien, ou peut-être quelque chose. Une absence de lieu, un espace sans contour ou un vertige sans chute. Je flottais quelque part entre les échos de mes pas, et l’éclat blanc du néon brisé.
Le couloir s’était effacé : le béton, la poussière et la peur dissous dans un vide étrange. Je ne voyais plus rien, mais je sentais, une brulure sourde, comme si mes muscles portaient la mémoire des coups. Mon sternum palpitait, là où la botte de Kane avait pressé. Mes phalanges picotaient comme si le froid du métal m’avait marqué à vif. Et sous mes côtes, une boule immobile, noire, qui n’avait jamais cessé de grandir depuis ce jour.
Un souffle m’effleura, froid, peut être réel, et puis une voix faible, la mienne peut être.
- Debout…toujours debout…
Les mots ne sortaient plus de ma bouche, mais résonnaient quelque part, dans un espace trop vaste pour moi. Je n’étais plus tout à fait dans mon corps, pas encore revenue, mais pas encore libre non plus.
Et au cœur de ce vide, une autre présence. Non pas une chaleur, Kane n’était pas cela, mais une constante, une silhouette dans l’ombre. Il m’avait brisée pour m’endurcir : dressée pour survivre. Il m’avait appris à frapper sans trembler, à encaisser sans flancher, mais il ne m’avait jamais abandonnée, pas une seule fois. Même quand je tombais, même quand je doutais, il était là, pas tendre, ni aimant, mais là.
Je me souviens de ses silences, de ses regards lourds, qu’il croyait dissimuler, de ses gestes brusques, quand mes blessures étaient trop graves pour qu’il garde ses distances.
Il ne m’a jamais dit que j’étais forte, mais il ne m’a jamais laissé croire que j’étais faible. C’était sa façon à lui, tordue, incompréhensible, mais indispensable. Et quelque part, dans cet espace suspendu entre deux mondes, je sentais encore son regard dans mon dos, non pas pour juger, mais veiller.
Le bruit des turbines me tire lentement du passé, je cligne des yeux, et autour de moi, le tissu gris du siège vibre sous les pulsations du moteur. Mes poings se desserrent sur l’accoudoir, les néons de la mémoire s’éteignent : il n’y a plus que le métal, l’air conditionné et cette cabine trop silencieuse. Je demeure un instant immobile, comme pour laisser disparaître le goût de cendre et de sang sur ma langue. Au-delà du hublot, se dévoilait un océan de nuages où le soleil s’accroche en lambeaux d’or. Tokyo n’était plus très loin.
Je respire trop vite, j’essaie de ralentir. J’ai du mal à croire que mes côtes ne me lancent plus, que mes mains sont propres et que Kane n’est pas là. Mais son ombre, elle, ne m’a jamais quittée.
Le moteur vibra plus fort, l’avion amorçait sa descente. Sous moi, les stries des villes défilent : pistes, hangars, quartiers industriels. Je retire mes gants, un à un, sentant la fraîcheur de l’acier contre mes doigts. Bientôt, je quitterai cette tombe d’acier pour replonger dans l’ombre de Tokyo, un théâtre de verre et de bitume, mon terrain de chasse.
Le train d’atterrissage se déploie, et le vacarme balaie la cabine. Je glisse mes gants dans la poche et attrape la poignée de la mallette noire, à l’intérieur repose Céleste.
Ce n’était pas une arme, c’était mon prolongement, un éclat de moi forgé pour tuer avec élégance.
Je l’ai reçue à mes dix-sept ans. Un cadeau de Kane, s’il faut appeler ça ainsi. Elle ne portait pas de ruban, juste un étui de feutre noir, et ce nom gravé dans l’ombre : R.S – Rhéa Storm. Mes initiales, ciselées sur une plaque de bronze encastrée à la base de la crosse : discrète, solide et inaltérable.
Céleste est une arme de précision, fine et lourde à la fois : corps de bronze et d’acier trempé, gravures minuscules sur le canon, mécanisme silencieux. Chaque pièce a été assemblée pour moi, pensée selon la courbe de mes doigts, le poids de ma paume, la pression de ma respiration quand je vise.
Son nom, c’est moi qui l’ai choisi. Pas pour la beauté du mot, mais pour ce qu’il cache. Céleste, comme quelque chose de beau, d’intouchable et de lointain. Comme ce que je ne serai plus jamais. Elle ne tremble pas, ni ne rate, elle parle à ma place, quand les mots ne suffisent pas.
Demain matin, cette ville ne se souviendra pas de mon passage, mais ce soir, je redeviendrais ce que j’étais née pour être.
Les roues du jet touchent la piste dans un crissement sourd. Le choc remonte dans la cabine, traverse mes vertèbres, mais je ne bouge pas. Pas encore. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre dans un soupir hydraulique, et je descends par l’escalier métallique, pas après pas, le dos droit et le regard fixé vers l’obscurité familière.
L’air de Tokyo me gifle doucement le visage, il est dense, saturé de particules fines, d’humidité et d’odeurs chimiques qui ne m’ont jamais manqué. Une moiteur urbaine qui colle à la peau comme une seconde sueur, même le vent semble pollué ici, chargé de rumeurs et de secrets qu’on ne dit qu’à mi-voix.
Le tarmac se fond dans la nuit, aucune lumière directe, tout y est filtré et contrôlé. Je ne passe pas par les arrivées, je n’y passe jamais. Je rejoins une sortie latérale, signalée par une simple diode rouge. Le couloir est désert, aucun agent, aucun regard, juste un code transmis à l’avance et une autorisation silencieuse. La routine.
Un convoi m’attend dans l’ombre : deux motos à l’avant, un SUV à l’arrière, et au centre, une berline noire aux vitres teintées. Elle ouvre sa portière sans un mot, comme une bouche prête à m’avaler, je glisse à l’intérieur sans hésiter.
A nouveau le silence, celui des intérieurs luxueux, où chaque couture respire l’efficacité : odeur de cuir neuf, tableau de bord mat, et température parfaitement contrôlée.
Le chauffeur ne me jette pas un regard, il connaît le protocole. Dans ce monde, la parole est un risque, et la familiarité une faiblesse.
Nous nous enfonçons dans Tokyo comme un corps vivant. Les rues défilent, d’abord larges et balisées, puis plus étroites et sinueuse. Le halo des néons découpe les façades en tranches colorées : violet saturé, rouge carmin, vert acide. Une esthétique presque apaisante, si l’on oublie ce qu’elle masque.
Les enseignes clignotent certaines en silence, d’autres avec des sons synthétiques, trop aigus pour être humains. Des passants filent, silhouettes anonymes sous les parapluies transparents. Parfois, un regard se tourne ver nous, mais jamais plus d’une seconde : le type de voiture qu’on ne questionne pas.
Je regarde sans vraiment voir, les souvenirs remontent. La dernière fois que j’étais ici, il y avait du sang sur mes gants. Je sens Céleste contre ma cuisse, dans sa mallette. Sa présence est rassurante, presque chaude, comme un rappel, je ne suis pas ici pour ressentir mais pour accomplir.
Un virage sec, et nous quittons les grands axes, puis entrons dans les ruelles. Les immeubles se rapprochent, se serrent, comme s’ils étouffaient la lumière. Tokyo a ses ombres aussi, des poches d’invisibilité entre deux temples, c’est toujours là que nous allons.
Un tunnel court, puis un ralentissement à peine perceptible, et un rideau métallique se lève devant nous, avalé par le noir d’un bâtiment sans nom. La voiture s’engage dans l’ouverture, mon souffle restait calme, mais mes muscles se tendirent légèrement, un réflexe conditionné.
La voiture ralentit à nouveau. Le moteur s’éteint dans un souffle parfaitement maîtrisé, pas de claquement ni de vibration inutile, seulement un silence calibré. Je ne bouge pas encore. Le verre fumé de la portière renvoie mon reflet : yeux émeraude, fixes et impassibles. Mes cheveux blond polaire, tirés en arrière, comme pour ne laisser aucune prise.
Le garage est plongé dans une pénombre fonctionnelle, des néons blafards tracent des lignes pâles sur le béton lisse, les murs sont nus, le plafond bas, percé de caméras muette. Pas un bruit, sinon le ronron du système de ventilation, régulier comme une respiration artificielle.
Je reste encore une seconde dans l’habitacle, ce n’est pas de l’hésitation, c’est une mesure. Une habitude que Kane m’a apprise : toujours observer le silence avant d’entrer quelque part. Il y a dans chaque battement suspendu une vérité à capter et une faille à anticiper.
Je baisse les yeux vers la mallette : Céleste est toujours là, prête. Ma main se referme sur la poignée, le contact du cuir et du métal me rassure : cette chaleur familière pulsant sous mes doigts est comme un rappel muet : tu es armée et tu sais pourquoi.
La portière s’ouvre sans un bruit, l’air est sec, presque immobile. Il sent le béton brut, le métal tiède et la peinture industrielle, rien de vivant en somme, juste un lieu fait pour disparaitre dans le décor. Je descends et le sol absorbe mes pas.
Là, mon équipe m’attend et avec elle le funeste destin du nom se trouvant sur le contrat que je m’apprête une fois de plus à effacer de la surface du globe.
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