Avant que l'œil ne cligne
Dans les angles morts, les ombres parlent une autre langue.
Mon blouson en cuir glisse sur mes épaules, me serrant un peu plus, un peu moins. Céleste repose contre ma hanche, une sensation familière, rassurante. Sous mes vêtements ajustés, les lames sont bien dissimulées, contre ma cuisse gauche, jamais ma droite, celle que les flammes ont consumée autrefois.
Le claquement régulier de mes talons résonne sur le béton. Wayde est déjà là, silhouette massive, les bras croisés, regard de prédateur. Il est toujours en alerte. Luca, de son côté, est plongé dans son terminal portatif, fixant intensément les écrans de surveillance urbaines.
La sensation est étrange. Je n’arrive pas à décrire cette appréhension, ce mélange d’instinct et de raison qui se bouscule. C’est peut-être l’odeur de l’angoisse qui me parvient. Je me souviens encore de cette nuit où les flammes m’ont forgée, où ce même air chargé d’une intensité presque tactile m’avait fait prendre conscience de ma propre fragilité. Depuis, je suis devenue plus dure, plus glacée. Mais à cet instant précis, quelque chose me dit que tout cela pourrait changer.
Jade m’attend près de ma moto, ses yeux évitant les miens, mais je sens le poids de ses pensées à travers la distance. Elle essaie de cacher quelque chose, mais elle ne peut dissimuler cette petite lueur d’inquiétude qui brille dans ses prunelles. Ce n’est pas la première fois que je la vois dans cet état, mais cette fois, je sais que ce n’est pas à cause de la mission. Non, elle sait aussi que quelque chose cloche. Je ne peux pas dire ce que c’est, mais l'air entre nous est électrique. Peut-être que ce qu'elle pressent, je le ressens aussi.
Ma Ducati Diavel noire matte se tient dans l’ombre, fauve prête à bondir. Elle est une extension de moi-même. Je pose mes doigts sur le guidon, et l’électricité entre nous vibre dans l’air froid.
Le silence autour de moi est lourd, presque palpable. La rue, la ville, tout semble retenu dans une attente sourde. Même les sons de la circulation semblent atténués, comme si l’atmosphère elle-même savait qu’un dénouement approche. Le frisson qui me traverse n’est pas dû à la température, mais à quelque chose de plus insidieux, un instinct que je ne peux ignorer. Les lames dissimulées sous mon blouson sont plus qu'un simple outil. Elles sont une extension de mon être, et la pression qu'elles exercent contre ma peau me rappelle constamment ce que je suis capable de faire. Je suis prête, mais un petit quelque chose dans l’air m’indique que ce ne sera pas une mission comme les autres.
Je m’assieds sur la Ducati, le moteur grondant sous moi, et un frisson me parcourt l'échine. Pas à cause du froid, mais à cause de cette impression d’être en alerte constante. Je me demande si ce n’est pas moi qui suis devenue paranoïaque, mais une partie de moi sait que ce n’est pas ça. Ce n’est pas la mission qui m’effraie, mais ce silence trop lourd autour de nous. Même ma moto, toujours prête à partir, semble attendre quelque chose d’inattendu. Je serre les poignées, le moteur vibre sous mes mains, une promesse de vitesse et de danger. Pas d’hésitation, lâche Jade derrière moi, un sourire en coin se devinant dans la voix
Je la fixe dans le rétro, immobile, mon visage neutre, et je sens son regard lourd derrière moi, chargé d’une tension familière.
- Jamais.
Elle me tend mon casque. Je me glisse dans la coque, un poids lourd sur mes épaules. Le monde se resserre autour de moi, et dans cet espace clos, j’entends les battements de mon cœur, réguliers mais fort. Tout est plus net, plus précis. Le bruit des moteurs, des respirations et des silences lourds. Je jette un regard en arrière, là où Wayde, avec son attitude distante, scrute les alentours, prêt à intervenir. Il est toujours là, fidèle à son rôle de bouclier. J’apprécie sa constance, mais parfois, cette distance me fait me demander s’il ne cache pas quelque chose.
Luca, lui, est déjà dans son monde, les doigts dansant sur son terminal. Il est le cerveau derrière tout ça, mais ce soir, je le sens encore plus en retrait. Il est là, mais son esprit est déjà ailleurs, dans des calculs que moi-même je ne comprends pas. Pourtant quand il parle, je l’écoute. Quand il me prévient, je me fie à lui, toujours. Mais ce silence-là, cet instant suspendu, me rappelle que chacun de nous cache des zones d’ombre. Des zones que je n’ai pas envie de fouiller. Pas maintenant.
Enfin, Jade, un regard sans mots, mais son œil qui s’attarde un peu plus que d’habitude. Une complicité évidente, mais aussi une tension qui perle sous sa surface calme. Elle me connaît mieux que personne. Nos regards se croisent un instant, et dans cet échange silencieux, je lis tout ce qu’elle ne dit pas. Elle est prête à tout, comme toujours, mais ce soir, elle semble plus… fragile ? Non. Pas elle. Je chasse cette pensée. Il n’y a pas de place pour la fragilité ici. Pas maintenant.
En retrait, Luca referme son ordinateur d’un geste sec.
- Trois minutes avant l’activation du réseau de patrouille, annonce-t-il. Rien à signaler sur les canaux de communication.
Wayde vérifie son arme, le métal brillant un instant dans la lumière blafarde. Il hoche la tête, sobre et silencieux.
- On se retrouve à l’emplacement une fois la zone nettoyée. Ne me faites pas attendre.
- Ce serait mal me connaître, souffle Jade.
Le moteur rugit une dernière fois, et je file hors du parking comme une ombre. La ville m’attendait, Tokyo m’avale sans un bruit.
Les néons dessinent des cicatrices de lumières sur mon casque, les rues sont une nuée de visages pressés, de silhouettes floues. Mais je ne vois rien, je ne ressens rien, et la Ducati fend la ville comme une lame, dont je suis le manche. Le vent gifle mon visage à travers la visière, il est froid, tranchant, vivant.
Les tours s’élèvent, arrogantes, dans une verticalité oppressante, avec des reflets bleus, rouges et blancs. Les enseignes hurlent dans des langues que je comprends sans les écouter pendant que je me faufile entre les véhicules, invisible dans ce vacarme urbain, comme une particule discrète dans le chaos du monde.
- Deux patrouillent confirmées à moins de trois cents mètres de la cible, souffle Luca dans mon oreillette. Ils bougent mais ne se doutent de rien.
J’amorce un virage serré, m’enfouissant dans une ruelle latérale, puis dans une autre. Mon rythme cardiaque reste stable, et mes gestes sont des automatismes. Tout était calculé, répété et maitrisé.
- Surveillance thermique ? demande Jade depuis son poste.
- Aucune anomalie, répond Luca. C’est propre.
Je coupe le moteur à un pâté de maison du bâtiment : une structure grise, sans âme, plantée au milieu d’un quartier qui préfère regarder ailleurs. Les volets étaient fermés, et les lumières rares, une ville parfaite pour disparaitre.
Après avoir garé la moto dans la ruelle, le silence autour de moi devient presque lourd. Je me tiens un instant dans l’ombre de l’entrepôt, observant les alentours. La ville, à quelques pas de là, est encore vivante, mais ici, tout est figé, suspendu. Les fenêtres de l’entrepôt sont fermées, la rue déserte. Pas un chat, pas une âme.
L’air est étrangement froid. Non pas celui du vent qui caresse la peau, mais celui qui semble se glisser sous les vêtements, s’insinuer dans les poumons. Le vent passe, mais il porte avec lui des senteurs plus lourdes, plus âpres. L’odeur métallique du sang fraîchement versé ou peut être l’odeur du métal lui-même, du béton humide.
Je pose mes pieds sur le sol pavé, et un bruit de talons résonne sur le béton. C’est comme si le sol lui-même me chuchotait des avertissements, comme une promesse d’hostilité à chaque pas. Un frisson me parcourt, mais je le chasse rapidement. Ce n’est rien. Rien du tout. La ville m’avale, me fait m’oublier, me fait me fondre dans ce décor métallique et dans cette obscurité.
Les murs de l’entrepôt se dressent devant moi, fermes, compacts, mais je me sens une étrangère ici. Un écho, quelque chose qui se brise sous mes pieds, une étrange sensation. Un sentiment d’être observée. Pourtant, rien ne bouge.
- Trente secondes avant que la caméra de l’entrée pivote, souffle Luca. A ton signal.
Je hoche la tête, Tokyo respirant autour de moi, indifférente, pendant que je redevenais ce que je suis : une lame dans le noir. Je murmure dans l’oreillette :
- Top.
Et je me fondis dans l’ombre.
Je fais un pas, puis un autre glissant le long du mur, mes sens en alerte. Chaque bruit me semble amplifié. Un grincement, un souffle presque imperceptible, l’écho de mes pas. Pourtant, tout reste calme, trop calme. L’odeur du métal et du béton humide, se mêle à celle, plus aigüe, du sang encore frais. Chaque mouvement de mon corps, chaque respiration semble se faire dans un silence lourd et menaçant.
J ’avance. Les couloirs sont sombres, l’air vicié, mais quelque chose d’autre est là, sous-jacent. Une présence qui semble m’accompagner dans mes pas, une ombre qui me colle à la peau. Peut-être est-ce juste la tension du moment, ou bien cette sensation étrange que quelqu’un observe déjà.
Je fais une pause, presque imperceptible. Mes doigts glissent le long du métal froid de Céleste, la lame qui repose contre ma cuisse. Un frisson me parcourt, mais je le chasse vite. Non, il n’y a rien, ce n’est rien. Juste moi, seule, dans l’ombre. Mais cette certitude…Ce doute qui m’effleure… C’est suffisant pour faire monter la tension.
- Jade ? souffle ma voix dans l’oreillette.
- Aucun mouvement sur le toit. Je couvre tes angles.
Je contourne un coin, prête à avancer, et là… Je vois la première silhouette. Un homme, à peine plus qu'un fantôme, étendu là, les yeux écarquillés comme s’il avait vu quelque chose d’impensable. Pas de lutte. Pas de sang. Juste un silence lourd, presque… respectueux. L’air autour de lui semble figé, comme une scène figée dans le temps. Le message est clair. Quelqu’un était ici avant nous. Et il nous attend.
- Luca…Je viens de tomber sur un mort, murmurai-je.
Le silence de l’autre côté me répond presque instantanément. Une fraction de seconde. Mais c’est suffisant pour faire monter cette sensation oppressante.
- Tu n’étais pas censée être la première, répond-il, mais dans sa voix, je perçois un léger tremblement.
- Je sais.
Je fronce les sourcils en observant les alentours. Il y a quelque chose qui cloche. Je le sens dans la tension de mes muscles, dans la sensation d'étouffement qui me serre la gorge. Ce n’est pas normal. J’ai l’habitude de ces missions, de ce chaos. Mais là... quelque chose échappe. Je m’arrête un instant, et une pensée fugace traverse mon esprit : est-ce moi qui ai mal interprété la situation ? Et si ce n’était pas une simple mission de plus ?
Je reprends ma progression, plus lente, plus prudente. Un deuxième corps m’attend dans le virage suivant. La même méthode. La même propreté chirurgicale. Le même silence. Mais là, dans l’air, une tension nouvelle, plus palpable. Quelque chose d’inattendu. Quelqu’un avait déjà nettoyé avant moi. J’ai l’impression que chaque coin du bâtiment est plus lourd, chaque mouvement plus chargé. Je n’étais pas censée être la première, mais je le suis et ça change tout.
Quelqu’un a nettoyé le passage avant moi, dis-je d’un ton bas.
Ce n’est pas possible, siffle Luca. J’ai surveillé toutes les routes. Personne n’est entré dans ce bâtiment à part toi.
Le silence s’épaissit, presque suffocant. La tension monte. La prise de conscience que quelque chose m’échappe, que quelque chose a été caché, amplifie chaque bruit, chaque souffle. Mais plus important encore : quelqu’un est déjà là. Et je l’ai laissé faire.
Le mutisme à l’autre bout était assourdissant. Je sentais le sang battre contre mes tempes. Je continuais ma progression dans un couloir, l’air tendue. Tout était trop calme, trop figé. Quelqu’un avait effacé toute trace de vie ici avant mon arrivée. C’était mon travail, ma signature. Et quelqu’un venait de me la voler.
Le vide sonore s’était fait présence. Une bête tapie. Je ne respirais plus. Chaque pas résonnait comme une provocation dans cette cathédrale abandonnée. Oui Et pourtant, je savais. Quelqu’un était là. Quelqu’un m’observait.
J’approche finalement de la pièce où la cible, Saito, est censée se trouver.
La porte est entrebâillée. Une lumière blafarde filtre à travers la fente, hésitante. Je tends la main, l’ouvre d’un geste sec.
Saito est là. Ou plutôt ce qu’il en reste.
Un trou net entre les deux yeux, son corps est affalé dans son fauteuil. La tête renversée en arrière, les yeux encore ouverts, figés dans l’étonnement, comme surpris par sa propre mort.
Merde, souffla Jade. Rhéa, t’a été doublée.
Je n’eus pas le temps de répondre.
Quelque chose bougea à ma droite. Trop vite.
Il y eu un souffle. Ou peut-être une absence. Quelque chose dans l’air, un changement de densité. Il apparaît soudainement, comme une ombre qui s'étire dans la pénombre. Aucun bruit, pas même le crissement d’un pas. Juste la silhouette, une forme qui semble se fondre dans l’obscurité, et les yeux qui brillent d’un éclat glacial. Pas de mots. Just un regard, aussi froid que la nuit. Je ne sais pas combien de temps il a été là, mais je sais qu’il ne faut pas le sous-estimer. Cette fois, l’ombre a un nom...
Je pivote, main sur Céleste, mais il est déjà là. Une silhouette, précise, rapide. Il me saisit, me désarme. Mon arme glisse au sol dans un crissement métallique.
Le combat éclate en un instant, un claquement sec, une explosion de mouvement. Mon corps réagit avant même que ma tête ne puisse tout analyser. Je feinte, une torsion du bras, et je lui frappe la gorge d’un coup rapide. Mais l’assassin est plus rapide que je ne l’imaginais. Un coup dans les côtes, son pied frappe mon tibia. Je grince des dents, la douleur est vive, mais je m’y fais. Je n’ai pas le luxe de flancher. Je suis en vie. Et je vais tout faire pour le rester.
Ses gestes sont calibrés. Il n’y a pas une frappe perdue, aucune hésitation. Il n’est pas là pour tuer. Il jauge. Il teste.
Je tente une feinte, espérant créer une ouverture mais il l’anticipe aussitôt.
Mes doigts accrochent son col, je cherche à le déséquilibrer mais il m’enlace d’un mouvement fluide et me plaque contre le mur. L’impact me coupe le souffle, tandis que mon épaule cogne le béton.
Nos visages ne sont qu’à quelques centimètres. Et ses yeux… Bleus. Froid. D’un calme glaçant.
Je le reconnais, sans le connaitre. Une certitude me saisit alors à la gorge. Ce n’était pas un garde, ni un mercenaire. Ce n’était même pas un homme. C’est une arme.
Un assassin.
Tout comme moi.
Son sourire est lent, presque amusé.
- Fantôme…
Dans un murmure, mon cœur rate un battement. Il sait. Il sait ce que je suis.
Je me dégage dans un mouvement brusque, ramasse Céleste dans la foulée. Il ne m’en empêche pas. Il recule, mains ouvertes, comme s’il n’avait jamais eu l’intention de me blesser. Ou comme s’il avait déjà gagné.
- On était pas censés se rencontrer comme ça, murmura-t-il. Et pourtant…
Je pointe mon arme droit sur son cœur. Il ne bronche pas.
Mais je ne tire pas.
Et je ne comprends pas pourquoi.
Dans mon oreillette, la voix de Luca crépite, urgente :
- Rhéa, extraction immédiate. Y’a du mouvement. Quelqu’un approche. Groupe armé, quinze secondes.
Je recule, sans quitter ses yeux. Il me laisse partir, immobile, tandis qu’un dernier mot glisse entre ses lèvres, presque imperceptible.
- A bientôt…
Il ne fuit pas. Il ne se cache pas. Il disparait comme s’il n’avait jamais été là. Et moi, arme au poing, je reste figée, comme si c’était lui qui m’avait volé plus qu’une mission : mon calme.
Et je le sens.
Ce frisson sous la peau, cette intuition poisseuse qui ne me lâche jamais. Ce n’était pas un accident. Pas une rencontre fortuite.
Il savait.
Il attendait.
Et maintenant, moi aussi, j’attends. Je scrute le vide qu’il a laissé derrière lui comme on guette le retour d’une tempête. Parce que ce n’est pas fini. Pas encore.
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