Le silence avait une voix

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Même la mort n’était pas assez rapide pour le précéder.

J’ai glissé dans les ombres du couloir, comme une blessure dans la pierre. Mes pas étaient mesurés, mon souffle contenu, tandis que derrière moi, rien, aucun bruit. L’assassin ne m’a pas suivi, il n’avait même pas tenté. Je quitte le bâtiment par l’issue arrière, comme prévu. L’air glacial me frappe comme un coup de fouet, et je ressens la sueur perler sur ma nuque. La ruelle devant moi est déserte, une morsure d’obscurité sous des néons à peine allumés, battus par le vent. Mes pas s’étouffent dans l’asphalte, comme si l’air lui-même me portait loin de tout, mais quelque chose me hante. Une sensation d’être regardée. De me faire traquer. En quelques enjambées, je me faufile entre deux bâtiments et repère les phares éteints d’un SUV Noir. La portière s’ouvre sans un mot et je m’y glisse aussitôt. Wayde était au volant, Luca à côté pianotait frénétiquement sur son terminal, tandis que Jade se tenait déjà prête à tirer.

- Propre ? demande Wayde sans détourner les yeux de la route.

Je secoue la tête, glaciale.

- Non. Quelqu’un est passé avant moi. La cible était déjà effacée. J’ai été doublée.

Un silence de mort régnait. Luca fronça les sourcils, ses doigts arrêtés en plein mouvement.

- Impossible… J’avais le flux complet. Personne n’a franchi le périmètre, je l’aurais vu.

Je le fixe, un éclat froid dans la voix.

- Alors, ouvre les yeux la prochaine fois.

Il encaisse, pas de défense, pas d’excuse. Wayde démarre, le moteur ronronne, discret et étouffé.

- On rentre, murmure Jade, mais je sens qu’elle scrute mon visage.

- On bouge, confirme Luca. Pas d’alerte…

Un clignement s’active sur son écran. Luca tape frénétiquement sur son clavier, chaque coup de touche martelant l’intérieur de la voiture comme un compte à rebours.

- Merde. On nous suit.

La phrase est un coup de poing. Mon estomac se serre. Ils étaient là avant, tout ce temps, cachés dans l’ombre. Il est trop tard pour fuir maintenant. Je me concentre, écartant tout sauf la route. Mais mes mains tremblaient, même si je m’efforçais de paraître calme.

Je tourne la tête, lentement, à travers la lunette arrière teintée, deux véhicules s’engagent dans la même ruelle que nous, phares éteints, leur vitesse maîtrisée.
Comme deux bêtes patientes, tapies dans le noir, attendant l’instant où mordre.

- Combien ? demande Wayde.

- Deux SUV, équipés, mais aucun sigle, ça pue.

Wayde changea de vitesse sans un mot, le véhicule prend de la vitesse et glisse entre les rues étroites de Tokyo, comme un animal blessé en chasse.

- Luca ? appelle Jade, déjà en train de vérifier ses chargeurs.

- Je brouille, mais ils sont bons. Trop bons.

Je jette un regard et sors mon arme. Je vérifie la chambre et verrouille la culasse, Céleste est prête.

- Ils nous ont laissés entrer. Ils attendaient que je ressorte.

Wayde prend une courbe serrée, les pneus hurlent contre l’asphalte tandis que les SUV derrière accélèrent.

- Jade, grogne-t-il. Fenêtre arrière.

Elle n’attend pas, et le petit panneau blindé coulisse. Elle cale son fusil contre le rebord, tandis que le premier tir claque, une vitre arrière explose dans un éclat de verre. Mais ils tiennent bon.

- Joli, murmure Wayde

Jade recharge aussitôt

- Tu veux que je fasse mieux ? T’en rates jamais une.

Je tends la main et elle me passe un second chargeur. Son regard croise le mien, il y avait plus de tension que d’habitude. Je me tais, je le savais. J’avais vu dans leurs yeux quand je suis entrée dans la voiture, la peur qu’ils avait ressentie. Je n’étais pas censée échouer, pas censée être devancée, et pourtant.

Je me penche à mon tour, et vise. Deux tirs, le SUV dévia légèrement.

- Ils sont bons, grogne Luca.

- Pas autant que nous, réplique Wayde.

Il tourne violemment et s’engouffre dans un tunnel sombre. Une lumière bleutée éclaire brièvement l’intérieur, pendant que mon cœur bat vite : contrôlé, froid mais plus tout à fait glacé. Je repense alors à ce regard bleu et ce murmure. On ressort du tunnel, mais les SUV sont toujours là, collés à nous comme des vautours affamés. Luca tape frénétiquement sur son clavier.

- Y’a une zone industrielle à deux kilomètres, une vieille station de tri abandonnée. Avec peu de caméras, c’est le terrain idéal pour disparaître.

- J’y vais, acquiesce Wayde

- J’espère, ajoute Jade, parce qu’on a plus que deux chargeurs chacun.

- Pas besoin de plus.

Je remonte la fenêtre, m’adosse et respire. Ils vont devoir crever.

La Range Rover bondit à travers les ruelles sombres, avalant chaque virage comme si la peur n’avait jamais existé. A l’arrière, mon souffle est lent mais mes yeux sont vifs, je me sentais comme prise entre deux battements : pas tout à fait dans la mission, mais pas tout à fait revenue. L’adrénaline me maintenait droite mais à l’intérieur, quelque chose grondait.

- Ils tiennent, peste Wayde. Deux kilomètres, c’est loin à cette vitesse.

Luca relève les yeux de son terminal.

- Plus maintenant, ils ont appelé du renfort. Trois motos viennent d’entrer dans notre rayon. Ils nous pincent.

Je sors une lame, l’acier reflétant la lumière brève d’un lampadaire, tandis que Jade serre la mâchoire.

- On les prend de vitesse, ou on s’arrête et on les termine.

- Non, dis-je. Pas ici. Pas en terrain ouvert.

Wayde bifurque à droite, le véhicule penche violemment.

- Cinq cents mètres. Préparez-vous.

Luca donnait les dernières consignes pendant que Jade cale son fusil sur l’appui du coffre et que je cramponne mon arme contre ma cuisse, une inspiration, puis deux, et la rage revient, avec la lucidité glacée.

- Trois cents mètres, annonce Wayde

Le terrain se dégage enfin tandis que la ville s’efface. Les ruines industrielles s’étalent devant nous, un décor de béton fendu et de ferrailles noires qui semblent aspirer la lumière. Des containers rouillés, des carcasses abandonnées, tout est figé, comme si le lieu attendait ce moment, cette confrontation. C’est un piège parfait. Pas de sortie, juste une toile d’araignée de béton et d’acier. Ils veulent m’attraper ici, et il n’y a nulle part où fuir.

Wayde fonce, le moteur rugit dans la nuit, un bruit qui déchire l’air. Derrière nous, les SUV lancent un assaut, et les motos surgissent, dérapent comme des prédateurs affamés. Les balles sifflent, Jade ajuste son tir, et l’un des motards se désintègre dans un cri métallique avant de s’écraser contre un container, son corp flétri comme un ragdoll. Je vois le tout en un éclair, chaque seconde se dilate dans une cacophonie de feu et d’acier.

Je bondis ensuite hors de la voiture avant même qu’elle ne s’arrête complétement. Mes talons crissent sur le béton gelé alors que le cuir de mon blouson absorbe le vent.

- Position ! crache Luca dans l’oreillette.

Jade déjà à l’abri, arme levée alors que Wayde me couvre. Des balles fusent, et je me jette derrière une poutre. Un impact effleure mon épaule, une brulure nette mais j’arme, vise et tire, un corps s’effondre alors dans un bruit sourd.

- Contact arrière ! hurle Jade.

Je pivote et une silhouette surgit, sans attendre, j’envoie ma lame, elle traverse la gorge de l’assaillant. Un gargouillis, suivi du silence, ils sont entrainés, organisés, mais trop lents. Une rafale déchire l’air, alors que Luca pousse un cri bref, je me retourne, il avait glissé derrière une benne. Il était couvert de poussière mais vivant.

- Ca suffit, s’énerve Wayde. On les enterre ici.

J’approuve. Tandis que nous progressons méthodiquement, les cibles abattues l’une après l’autre, le dernier motard tente de fuir. Trop tard, Jade l’abat d’une balle dans le dos. Puis le silence, un silence lourd.

Je baisse mon arme, mon cœur battait encore trop fort, mais mes doigts ne tremblaient à peine. Wayde se penche vers un des corps, le fixe, et reporte son regard vers moi.

- Ce n’était pas une équipe standard.

Ils étaient meilleurs que des mercenaires, mais pas assez bons. Luca s’approcha de nus, le visage marqué de suie.

- On doit disparaître, et vite.

Je fis un tour lent sur moi-même, du sang sur mes gants, et la poussière dans mes narines. Nous montons sans délai dans la voiture. Jade ne dit rien, mais me lance un regard que je n’ai pas la force de soutenir. Wayde conduit sans un mot, et Luca active un brouilleur global.

Puis, le téléphone de bord sonne, un seul nom s’affiche : Kane.

Wayde décroche, le met sur haut-parleur.

- Rapport, exige la voix glaciale et tranchante.

C’est moi qui réponds, d’un ton neutre.

- Mission échouée. La cible a été abattue avant mon arrivée par un autre opérateur. Nous avons été pris en chasse. Elimination complète de l’escouade ennemie, aucun civil touché.

Un silence bref.

- Détails ?

Je serre les dents.

- Il m’attendait, il savait et m’a laissé partir.

Un battement

- Tu es blessée ?

- Non

- L’un de vous ?

- Non

- Dix minutes. Une équipe vient nettoyer. Laisser tout, ne signez rien et rentrez à la planque.

Le téléphone raccroche. Wayde lâche un soupir tandis que Jade murmure :

- C’est la première fois que tu échoues.

Je ne répondis pas. Vingt minutes plus tard, nous sommes à la planque. C’était une ancienne station de maintenance : murs nus, conduits apparents en somme, une planque de guerre. Je retire mon blouson et le jette sur une chaise, mon t-shirt est trempé de sueur, tandis que les veines me brûlent encore d’adrénaline.

Luca s’installe à son terminal.

- Ils n’étaient pas là pour la cible. Ils étaient là pour toi.

Jade braque son regard vers moi.

- Et lui. Celui qui t’a devancée…

- Il m’a appelée.

Un silence s’installa, puis dans un murmure, les yeux dans le vide, je continuais :

- Fantôme.

Je ferme la porte métallique derrière moi, laissant le bruit de l’équipe s’éteindre dans le couloir. Ici, dans cette petite salle d’eau, tout est silencieux : béton nu, faible luminosité, miroir de fortune au-dessus du lavabo et une douche aux parois opaques.

Je retire lentement mon t-shirt trempé, la sueur le collant à ma peau, avec la poussière, le sang séché et l’odeur métallique. Mes mains sont tâchées, je ne sais plus si c’est le sang des autres ou le mien. Je fixe alors mon reflet. Les cernes, le regard vide, les mèches blond polaire collées à mon front, on dirait une étrangère, une survivante, une erreur de la mort. Tandis que je passe une main sur ma joue, je n’y trouve pas la moindre chaleur. Je pousse la porte de la douche, et ouvre l’eau sans attendre.

Je ferme les yeux, laissant l’eau froide marteler ma peau comme un reproche. Les gouttes frappent mes épaules avec la violence d’une pluie glacée, et je ne bouge pas, absorbant chaque impact comme si je pouvais me dissoudre sous la pression. L’eau s’infiltre sous ma peau, et moi, je me noie dans l’instant. Pas de pensées, pas de bruit, juste la douleur crue du moment.

Le métal de l’eau me transperce comme une armure trop serrée. Mes muscles se contractent sous la morsure, mais je ne suis pas là pour m'échapper. L’adrénaline a déjà dévalé en moi, épuisée dans la violence de l’évasion, mais il reste ce vide. Un goût métallique, un goût de défaite que je n’arrive pas à chasser.

Les souvenirs défilent, comme des éclats de verre frappant l’eau. Je ferme les yeux plus fort, mais je ne peux pas ignorer ces yeux bleus, le regard glacé qui m’a traversée. Fantôme… il m’a devancée, savait ce que je ferais. Il attend. Je suis faible, un instant, et ça me dégoûte.

Je suis une machine, je me le répète encore et encore. Je suis plus forte que ça. Mais au fond, ce soir, je l’ai ressenti. J’ai failli. Je n’étais pas prête. Ce n’était pas juste l’échec de la mission, c’était ma propre fragilité qui se frayait un chemin sous l’épaisse carapace que j’ai construite.

Je pose ma main sur le pommeau de douche, crispée, pour me raccrocher à quelque chose de solide. L’eau devient un piège, un faux réconfort. Un frisson me parcourt, mais je ne peux pas tourner les yeux. Son regard bleu me hante. C’est lui qui m’attendait. Je ferme les yeux encore, plus fort cette fois, pour ne plus voir ni sentir. Pour oublier.

Mais je ne peux pas oublier.

Je me redresse lentement, l’eau glacée me frappant toujours. Le froid me réveille, me donne une clarté nouvelle. Je suis plus qu’une arme. Je suis l’ombre sous laquelle même la mort hésite. Je n'ai pas de temps pour ces failles. Pas après ce que j’ai sacrifié pour en arriver là.

Je ferme l’eau brusquement, me redressant. Mon reflet dans le miroir est flou, distordu par la vapeur. Une dernière inspiration, et je sens la rage revenir en moi. Je suis prête. Mais je sais, dans le fond de moi, qu’un autre combat m’attend. Celui-là, je ne le perds pas.

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