Ce que sait la lame
La lame ne saigne pas pour tuer, elle saigne pour révéler ce que l’ombre murmure aux os.
La salle est éclairée d’une lumière crue, froide. Les murs blancs, immaculés résonnent du son de mes pas, mais une fois la porte refermée, un silence lourd s’installe. L’équipe est là, déjà assemblée autour de la table en métal. Chaque silhouette est en place, attendant. Attendant quoi ? Que je parle, que je leur donne un ordre. Mais pour une fois, je suis celle qui hésite.
Jade est assise à l’une des extrémités de la table, ses yeux fixés sur moi. Il y a toujours cette étrange douceur dans son regard, comme une main invisible qui cherche à apaiser mes tourments. Mais ses lèvres serrées en disent long sur sa tension intérieure. Elle sait qu’une tempête gronde, et elle essaie de m’atteindre avant qu’elle n’éclate.
Wayde, lui, reste dans l’ombre, ses bras croisés sur son torse imposant, son regard dur et calculateur. Il n’a pas besoin de parler pour faire comprendre qu’il attend une action, que chaque seconde d’inaction est une seconde de trop. Il veut la guerre, il veut que ça bouge.
Luca est déjà sur son terminal, les doigts dansants sur le clavier avec une précision de chirurgien. Il ne lève même pas les yeux, mais je sais qu’il a déjà tout analysé, que ses systèmes sont en place, prêt à intervenir. Il est tout dans l’anticipation, l’efficacité, mais jamais dans l’instant. C’est là toute sa force.
Je m’installe à la table, d’un mouvement sec, et j’ouvre le dossier posé devant moi. L’éclat froid du papier semble presque irréel, coupé du monde extérieur. Je sais ce qu’ils attendent. Une réunion préparatoire. Un ordre.
Luca fait défiler les images sur son terminal, les doigts nerveux, les lunettes glissées bas sur le nez.
- J’ai analysé les données. L’attaque n’avait rien d’aléatoire.
- Surprise, dis-je.
- Les mercenaires, n’étaient pas là pour te tuer. Ils étaient là pour te tester.
Je fronce les sourcils. Sur l’écran, une image gelée d’un des assaillants. Masque, tenue tactique, insigne rayé, mais la posture me trouble.
- Ce n’est pas un de chez nous ? demande Jade.
- Tu déconne
- Même pas. Le type connaît ta démarche. Ta façon de tourner la tête. Jusqu’au détail. Ça fout les jetons
Wayde se penche, les bras croisées.
- C’est pas une coïncidence. Il t’imite.
Je sens une chaleur me monter dans la gorge. Inconfortable. Comme si on m’avait volé quelque chose d’intime. Luca lance une séquence vidéo. L’homme dans l’enregistrement se déplace comme moi.
Jade garde le silence. Son regard me scanne, calculateur. Elle veut savoir si je suis encore fiable. Je le sens.
- Ils testaient l’impact. La réaction. Ils voulaient voir si la légende tenait encore debout, murmure Luca.
- Et donc ? On a un clone, un imitateur, une gamine déguisée ?
Il lance un enregistrement audio. Des grésillements. Puis une voix. Ma voix.
- Code noir activé. Cible en mouvement. Exécution en phase 2.
Je ne me souviens pas de l’avoir dit. Et pourtant, c’est bien moi. Mon ton. Mes intonations.
- Deepfake ?
- Trop précis. C’est une empreinte vocale calquée sur ta fréquence. Faite pour tromper les reconnaissances biométriques.
Un silence se pose. Épais. Jade murmure :
- Quelqu’un veut te faire passer pour ce que tu n’es plus.
Wayde ajoute :
- Ou pour ce que tu es encore.
- Oui, répond Luca. Sur un canal crypté. Lourdement. Je suis en train de creuser, mais c’est pas du boulot d’amateur.
Je me détourne, mâchoire tendue.
- J’ai besoin de me défouler.
Personne ne proteste. Ils savent que c’est ça ou exploser.
Le métal a l’odeur de la colère.
La salle d’entrainement vibre sous mes pas. Les néons vacillants, accrochés au plafond percent à peine l’obscurité. Chaque impact résonne sur l’acier rouillé, comme une pulsation. J’ai encore les mots de Luca en travers de la gorge. Le floutage, le relais et cette mise en scène.
Quelqu’un joue. Avec moi. Avec nous. Et ça me crame la cage thoracique.
Wayde m’attend déjà. Silhouette massive, ancrée, le t-shirt noir plaqué à ses muscles bandés. Il me jauge, sans un mot. Il sait. Il sent ce qui bout sous ma peau.
- Prête ? lance-t-il d’une voix sourde.
J’acquiesce brièvement. Il n’y aura pas d’échauffement. Wayde ne travaille pas en douceur : il broie jusqu’à ce que l’adversaire cède.
Wayde, c’est l’ossature du combat : ancien commando, il était envoyé sur les pires théâtres, là où on enterre les ordres avec les morts. Il a survécu à des missions qui n’existent dans aucun dossier. C’est dans l’une de ces zones grises qu’on s’est croisés.
J’étais en couverture, seule, il était en extraction, blessé, isolé mais encerclé. J’ai fait le choix de désobéir pour le sortir de là. Depuis, il me suit, non pas par loyauté, il en a trop vu pour ça, mais parce qu’il sait que je ne recule pas, et que je tape juste. Depuis, on forme une ligne, moi devant et lui derrière.
Il m’attaque sans prévenir, épaules en avant, cherchant à me faucher d’un coup d’épaule. Je pivote, le laisse glisser et lui envoie un direct du droit. Mon poing heurte son torse, et je sens la résistance de son armure musculaire. Sa riposte est presque douce : un crochet qui frôle ma mâchoire, suivi d’un genou dans les reins. J’expire, le dos tendu, et je réplique par un balayage, l’obligeant à plonger sur le sol lourdement.
Son rire résonne, il se relève calmement.
- T’as perdu ta précision
- T’as toujours pas appris à fermer ta gueule.
Je recule d’un pas, bras levés, poings fermés. Mon souffle est court, le sien est stable. Jade assise sur une caisse, mâchouille une tige de menthe. Elle observe, silencieuse, les yeux clairs d’un sniper qui calcule l’angle mort.
Wayde lance un coup de pied bas que j’évite d’un demi-torsion. Je pivote, glisse, contrattaque. Mes phalanges frôlent sa mâchoire.
- Là, c’est mieux, dit-il sans bouger. Tu reviens.
Chaque coup est un clou. Je me visse à la terre, je m’arrime à ma douleur. Mon sang cogne aux tempes. Je frappe pour ne pas penser. Je frappe pour tenir debout.
Puis le tempo change. Un présence glisse derrière moi. Plus calme. Plus tranchante.
Jade.
Son entrée calme l’air, comme si elle ramenait une partie d’humanité que j’avais depuis longtemps étouffé. Elle porte un shinai, une arme d’entraînement aux lignes épurées, et adopte la posture que Kane nous enseigna, des années auparavant : dos droit, hanches souples et regard posé. Elle me tend l’arme, simple bâton d’entrainement pour le monde, mais l’extension de notre dualité pour nous.
Son sourire est absent, mais son regard respire l’assurance et la compassion. A chaque choc, je sens renaître la mémoire de nos premiers coups. Jade, toujours précise, cherchant l’équilibre, moi, toujours implacable, fouillant la faille. Ses mouvements étaient danse et discipline, un écho à la promesse qu’elle a toujours gardée : rester humaine, même au cœur de la guerre, là où mes coups cherchent la cassure, ses lames cherchent l’harmonie.
Son shinai fend l’air, un trait silencieux, que j’esquive. Je m’enfonce dans un pas de danse guerrier qu’elle seule peut diriger. Son rythme accélère, il devient poésie ; nos armes s’entrechoquant, les impacts résonnaient comme un accord dissonant et parfaitement contrôlé. Elle glisse contre moi avec l’assurance d’un élément naturel : le vent, la pluie, la flamme et je réponds par l’acier froid de mon instinct. A chaque parade, je sens son regard bienveillant derrière l’effort, elle ralentit, m’offre une ouverture, m’encourage sans faillir.
- Tu te bats comme un animal blessé, souffla-t-elle.
Je ne répondis pas, mes coups étaient secs, précis et contrôlés.
- Tu crois pouvoir frapper jusqu’à ce qu’il disparaisse ? Jusqu’à effacer que tu as ressenti ?
Je pivotai lentement, mon regard s’abattant sur elle comme une lame.
- Peut-être que ce n’est pas ça qui t’effraie. Peut-être que ce n’est pas d’avoir été vue, mais reconnue.
Je claquai l’arme du plat de la main. Le bruit claqua contre les murs, net, brutal, presque une détonation.
- Il ne me connaît pas
- Alors pourquoi tu donnes l’impression de vouloir t’arracher la peau chaque fois que tu penses à lui ?
Je ne répondis pas. Une sueur glaciale me traçait l’échine, et mon cœur cognait si fort qu’il couvrait presque sa voix.
- Il m’a prise de vitesse, soufflais-je. Il m’a volé une cible, prononcé un nom que personne ne savait être le mien.
- Il a rompu le silence autour de toi. Ce que t’a perdu, ce n’était pas une mission, c’est ta maîtrise.
Elle ne me provoquait pas, elle constatait.
- Ce n’est pas une sensation, Jade. C’est une humiliation.
Elle s’approcha, son regard planté dans le mien, tranchant et honnête.
- Tu as peur.
Je haussai les épaules, un geste lent, presque mécanique.
- La peur, je la transforme en précision.
- Mais celle-là, elle t’éclate sous la peau.
Le silence tomba, épais et opaque dans la pièce. Je tendis la main vers mon sweat, le tissu râpant ma peau brulante, me dirigeant vers la sortie.
- J’ai besoin de silence.
Wayde éteignit les néons, et la salle d’entrainement bascula dans l’obscurité.
Saito était mort, mais pas par ma main. Quelqu’un m’avait devancée, quelqu’un avait effacé la cible avec une précision chirurgicale, sans déclencher la moindre alarme, et ce quelqu’un m’avait attendue. Il m’avait vue. Et pire que tout, il m’avait appelée par un nom que je n’utilise jamais à voix haute.
« Fantôme »
Le mot résonnait encore dans mon crâne, comme un coup de feu dans une pièce close. Ce nom, le monde criminel le chuchote avec crainte. J’étais à leur yeux, une légende urbaine, un assassin sans visage, une lame invisible. Fantôme, c’est tout ce qu’ils savaient : pas de photo, pas de trace seulement des corps, toujours effacés avec une perfection clinique. C’était exactement ce que je voulais, être un murmure, un mythe, alors comment ce type avait-il su ? Mon dos me lançait encore du combat, mais c’était une autre douleur qui me consumait de l’intérieur : une blessure d’orgueil, de contrôle.
La porte claque derrière moi. Le couloir me semble trop étroit, trop silencieux, comme s’il voulait me retenir à l’intérieur de cette rage que j’essaie de canaliser. L’odeur du métal, mêlée à la sueur séchée, colle encore à ma peau. Mon souffle ralentit, mais ma mâchoire reste crispée.
Luca est là, appuyé contre le mur, silhouette fine, lunettes glissées sur le nez, un terminal sous le bras. Il ne dire rien tout de suite. Il m’observe comme on observe une grenade dégoupillée : avec respect et une pointe de prudence.
- On a quelque chose, finit-il par dire.
Je m’arrête net. Mon regard le fixe, tranchant. Il ne baisse pas les yeux.
- Tu veux voir ?
J’acquiesce, sec.
Il me fait signe de le suivre, mais pas vers la salle de briefing. On bifurque. Il m’emmène dans un local technique au fond du couloir, entre deux générateurs bourdonnant. Un endroit discret. Loin des oreilles. Typique de Luca.
- C’est quoi ?
- L’enregistrement de la caméra de sécurité de l’immeuble. Celle qui surplombaient l’accès arrière.
Je plisse les yeux. L’image est claire, trop claire. Soudain, je comprends.
- T’as nettoyé le bruit ?
- Non. C’est là que ça devient intéressant. L’image a été modifiée, mais après l’extraction du flux. En externe. Quelqu’un a effacé son visage en post-traitement, sans toucher au reste. Et proprement. Pas un amateur.
Je me redresse, tendue.
- Et t’a pu tracer la main derrière ça ?
Luca secoue la tête.
- Je te jure que c’est pas du bluff, enchaîne Luca. Le relais utilisé pour diffuser la vidéo n’est pas un truc standard. C’est un protocole militaire ancien, mais modifié.
Je fronce les sourcils.
- Tu veux dire que ça vient de l’armée ?
- Pas exactement. Ce type de relais, je l’ai déjà vu. Pas en mission… dans les archives. Kane m’avait demandé de décrypter des schémas de transmission classés noir. Y en avait un qui utilisait ce protocole.
J’inspirai profondément.
- C’était quand ?
- Avant que je vous rejoigne. Quand j’étais encore planqué dans les serveurs de l’Estonie numérique.
Wayde, affalé contre le mur, se redressa à son tour, son instinct en alerte.
- Et tu crois que c’est le même réseau ?
- Ce n’est pas une certitude, mais… c’est la même signature de cryptage. Et ce relais, il pointe vers une adresse IP masquée mais j’ai réussi à le contourner
Luca tapote quelques lignes de code. L’écran clignote, révélant une suite d’extensions chiffrées. Puis un nom.
Je plisse les yeux.
- C’est quoi ça ?
- Un ancien nœud de diffusion situé à Berlin. Planqué dans un quartier industriel désaffecté. Le genre de réseau que seuls les types de très haut niveau utilisent encore.
Wayde s’avance, bras croisé, le regard dur.
- Berlin, hein ? ça faisait longtemps.
Je reste silencieuse, le nom résonne dans mes tempes. Berlin, c’est plus qu’un point sur une carte. C’est un carrefour. Un lieu où tout peut basculer.
- Il y a un identifiant attaché au dernier flux crypté, ajoute Luca. Un seul mot : Orcus
Je ne le connais pas. Mais ça suffit. Le ton, la forme, la récurrence. Quelqu’un veut jouer à l’ancien jeu. Avec nos règles.
- T’as pu tracer plus loin ?
- Non. Le signal est mort juste après la redirection. Mais si on se rend là-bas, on pourrait remonter la chaîne
J’acquiesce. Sa voix se perd dans le bourdonnement sourd des générateurs. Le silence qui suit n’est pas vide, il est dense, saturé de possibles. Je fixe l’écran figé, l’image du bâtiment déformée par les pixels, le visage effacé comme une injure qu’on aurait censurée.
- Il y a un lien, dis-je lentement. Quelque chose que Kane ne nous a pas dit.
Wayde grogne, un son guttural, presque animal.
- Kane a toujours eu des secrets. Ce n’est pas nouveau.
- Mais celui-là nous concerne directement, réplique Luca. Ce relais, c’est un vieux fantôme. Et s’il est réactivé, c’est qu’il y a quelqu’un derrière. Quelqu’un qui sait. Qui joue avec des morceaux d’Histoire qu’on croyait enterrés.
Je passe une main sur ma nuque, la sueur a séché mais la tension reste, comme une lame glissée sous la peau.
- Tu peux localiser précisément le site ? demandai-je.
- J’ai les coordonnées, oui. Mais il faudra du temps pour scanner les accès. Et si quelqu’un le protège encore, même passivement, on va devoir ruser. Je peux lancer une sonde furtive. Juste pour sonder les signaux.
Wayde hoche la tête.
- On partira pas à l’aveugle. Mais il va falloir se préparer. Si ce qu’il dit est vrai… alors le type qui nous a devancés est pas juste un imitateur. C’est un initié.
Le mot claque.
Initié.
Je sens mes tripes se contracter. Ce n’est plus une question de vengeance, ni même de mission. C’est une guerre de territoire. Et il a posé le pied sur le mien.
- On n’en parle pas à Kane, soufflai-je.
Luca me regarde, surpris.
- Pas tout de suite. Il a ses raisons. Toujours. Mais s’il a omis de nous parler de ce site, de ce protocole… je veux savoir pourquoi. Avant de le confronter.
- Et s’il est impliqué ? demande Wayde, d’un ton qui ne laisse rien paraître.
- Alors il faudra choisir un camp.
Je tourne les talons, mais la pensée ne me quitte pas. Ce visage effacé, ce relais ancien, ce mot murmuré dans l’ombre : Fantôme.
Ce n’est pas juste un message. C’est une provocation. Un défi lancé en plein cœur.
Et je ne recule jamais.
La nuit est tombée comme un couvercle sur le monde.
Dans la petite pièce attenante à l’entrepôt, je m’assois sur le lit grinçant, dos contre le mur, genoux ramenés sous le menton. La tablette de Luca repose sur mes genoux, éteinte. L’écran noir reflète mon visage en filigrane : traits tirés, paupières cernées, l’ombre d’une colère rentrée.
Je repense au visage masqué. À cette façon qu’il a eue d’imiter mes gestes, ma posture. Comme s’il avait mémorisé chaque détail de moi.
Non, pas comme s’il jouait un rôle. Comme s’il me connaissait vraiment.
Intimement. Techniquement.
Trop bien.
Un frisson me parcourt.
Je pense à Kane. À ce qu’il sait. À ce qu’il tait.
Il nous a formés pour survivre, pas pour comprendre. Mais moi, je veux savoir. Qui je suis. Qui il est. Et pourquoi, après tout ce temps, quelqu’un rouvre les portes d’un site mort.
Une vibration me tire de mes pensées.
- On est prêts, lance Wayde à travers la porte entrouverte.
Je me lève. Mes articulations grincent, fatiguées.
- On part quand ?
- Demain matin. Luca a déjà falsifié les documents. Fausses identités, fausses couvertures.
Le soir, je reste seule. Les autres dorment, s’entraînent ou se préparent. Moi, je tourne.
Comme une bête en cage.
Je rouvre l’enregistrement. J’écoute ma propre voix mentir.
Et je me demande : jusqu’où suis-je prête à aller pour découvrir qui m’usurpe ?
Et surtout… si ce n’est pas moi qu’on essaie d’imiter, mais une version de moi que j’ai laissée derrière. Une version que je n’ai jamais vraiment tuée.
Je regarde ma main. Elle tremble.
Pas de peur.
D’anticipation.
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