Le poids des constellations

20 minutes de lecture

Il y a des décisions qui sonnent comme des départs, et des silences qui ressemblent à des adieux.

La pièce est silencieuse, baignée d’un halo jaune tamisé. Le néon grésille paresseusement au plafond comme s’il hésitait à éclairer ce qu’il ne devrait pas voir. L’odeur d’alcool à brûler flotte dans l’air, mélangée à celle, plus métallique, du matériel stérilisé. Je suis assise, le dos dénudé, les bras posés sur mes cuisses. Droite. Présente. Offerte.

Derrière moi, Wayde prépare les aiguilles. Il ne parle pas. Il ne parle jamais pendant cette étape. C’est notre rituel.
Il sort une étoile de son carnet. Taille exacte. Traits nets. Une forme simple, froide, régulière. Comme un décompte discret.

- C’est la soixante troisième, souffle-t-il.

- Soixante quatrième. Tu oublies celui du port d’Hakata.

Un silence. Il sait que j’ai raison. L’aiguille vibre, prête à mordre. Mes omoplates frémissent.

- Prête ?

Je hoche la tête.

Chaque trait est un souvenir. Chaque point, un silence rendu visible. Chaque étoile, une dette réglée.

Je garde les yeux fermés, respiration calée sur le rythme de l’aiguille. Le motif se loge parmi les autres. Mon dos est constellé. Une galaxie de mort que je porte comme un serment.

L’espace entre mes omoplates reste vierge. Sacré. Intouchable. C’est là que je tatouerai ceux qui ont tué mon père.

Wayde termine. Il essuie l’encre, pose un pansement. Pas un mot. Il connaît les règles. Il ne me demande jamais leurs noms.

Je me rhabille lentement. L’air me brûle quand ma veste frôle la peau fraîche.

- Berlin, alors, dit-il dans un souffle.

- Berlin.

Je le dis comme une sentence. Le nom claque. Une ville comme une promesse. Une piste. Une autre pièce sur l’échiquier.

La safehouse est silencieuse. Un silence lourd, suspendu. Nous sommes tous là, les regards fuyants, accrochés à des pensées qu’on n’ose pas partager. Les murs semblent plus étroits ce soir. Ce n’est pas l'excitation qui nous envahit, mais un malaise diffus.

Luca est penché sur la carte, sa main frôle les coordonnées de Berlin comme si elles étaient contaminées.

— Un ancien relais militaire, transformé en laboratoire.

Il marque une pause. Chaque mot pèse.

— Selon les infos… c’est là que tout a commencé.

Wayde redresse la tête, le visage fermé.

— Et cet assassin ?

Personne ne répond. La question flotte. Elle a déjà trop de réponses.

Jade, restée en retrait, s’approche de la table.

— Si ce qu’on pense est vrai… il faut être prêts à tout.

Elle a raison. Mais qui est jamais prêt pour ça ?

Je ferme les yeux. Berlin, ce n’est pas juste une mission. C’est affronter ce que nous sommes devenus. Ce que je suis devenue.

Luca nous regarde, usé.

— Ce n’est pas une mission. C’est un cycle qui recommence.

Je m’écarte de la table. C’est moi qui brise le silence.

— On se prépare. On part.

Les rôles se redéfinissent. Le simple fait de le dire change tout.

Wayde me scrute. Il doute. Mais il sait : demain est déjà là.

Jade soupire. Elle sait qu’on n’a plus le luxe de fuir.

Je regarde la ville à travers la vitre. Les lumières sont floues, comme si elles m’observaient. Mon reflet : trop mince, trop raide, cicatrices visibles. Je suis cette arme… et la femme qui doute.

Luca brise à nouveau le silence.

— J’ai des contacts à Berlin. Ils nous attendent.

Cette fois, on sait. Tout commence demain. Et il n’y aura pas de retour en arrière.

La tension, presque palpable, flotte dans l’air comme un poison. Je n’ai pas quitté la pièce depuis plusieurs heures, mais l’ombre du Fantôme est toujours là, dans mon esprit. Ses mots résonnent encore : "Fantôme". Il connaît mon nom. Il sait qui je suis. Il a vu ma face cachée, celle que je protège avec toute ma vie. Et ça, je ne le supporte pas.

Je me tiens là, seule, dans l’ombre. Pas un bruit, à part les battements de mon cœur que j’essaie de dissimuler. Ma main droite effleure le pistolet sur la table, ce petit objet de métal froid qui, normalement, est ma bouée de sauvetage. Mais aujourd’hui, il me semble presque inutile.

J’ai été doublée pour la première fois, et ça me ronge de l’intérieur. Je me suis toujours crue invincible. Une machine, sans faille. L’ombre d’un assassin. Mais le Fantôme a franchi cette frontière invisible. Il connaît mon identité, mes mouvements, mes habitudes. Il imite ma voix. Ses gestes sont mes gestes. Et cette pensée me frappe comme un coup de poing. Ce n’est plus une question de mission, de stratégie, mais de contrôle. Il a mis sa main sur ce que je suis, et je n’accepte pas ça. Je vais devoir le retrouver. Je vais devoir le faire disparaître. Je suis Rhéa. Je n’ai pas le droit d’être vulnérable.

Le bruit des pas derrière moi me fait sursauter. Je tourne la tête, mais je n’ai pas le temps de réagir. Jade. Elle me regarde avec cette intensité que j’ai appris à reconnaître. Ses yeux, habituellement pleins de défi, sont maintenant emplis de quelque chose d’autre. De la tendresse, peut-être. Mais je vois aussi une inquiétude. Une forme de fragilité. Elle me voit. Elle sait que quelque chose ne va pas.

- Rhéa, tu ne peux pas continuer à jouer ce rôle seule.

Sa voix, calme et assurée, brise la solitude dans laquelle je me suis enfermée.

Je serre les poings. Elle me touche exactement là où ça fait mal. Le Fantôme, ce nom qui flotte autour de moi, je ne peux pas le supporter. Et pourtant, je le dois. Je dois comprendre pourquoi cet assassin m’a choisie comme cible, pourquoi il me pousse dans ce coin sombre.

- Je suis seule depuis toujours.

Je prononce les mots sans vraiment y penser, mais ils font l’effet d’un coup de poignard. Je le sens dans ma gorge, dans ma poitrine. Je déteste cette vulnérabilité qui me ronge, mais c’est plus fort que moi. Je détourne le regard, je ne veux pas qu’elle me voie comme ça. Pas maintenant.

Jade ne répond pas tout de suite. Elle s’approche lentement, sans précipitation, mais je sens la question qui brûle dans son regard. Elle veut savoir. Elle veut comprendre. Elle a vu, elle aussi, que je n’étais plus la même.

- Tu sais que tu n’as pas à faire ça toute seule.

Ses mots sont simples, mais ils résonnent profondément. Elle sait que je n’aime pas admettre mes faiblesses. Mais elle sait aussi, sans doute mieux que quiconque, que ce n’est pas une question de force, mais de confiance.

Je la regarde enfin, fixement. Elle n’a jamais été une amie, pas comme Luca ou Wayde. Mais elle est là, à mes côtés, et je me rends compte qu’elle a vu cette fissure dans ma façade. Elle me touche plus que je ne veuille l’admettre. Et cette proximité, cette forme de tendresse inattendue, me perturbe. Je lève la main, une barrière invisible entre nous. Mais je sais, au fond de moi, que je n’ai plus le choix. Il va falloir que j’affronte ça, ce vide, ce doute. Ce qui pourrait détruire tout ce que je suis.

Elle se contente de soupirer. Puis, elle laisse tomber son regard sur la trace numérique laissée par l’ennemi. Le Fantôme. Un message crypté, une piste. Une filière que Luca a décryptée. Nous avons une chance de remonter la trace. Mais cette chance ne changera rien à ce qui se passe en moi. Il m’a doublée. Et je n’ai jamais ressenti une telle peur. Une peur de ne pas être assez. Une peur de ne pas être plus forte que lui. Une peur de perdre ce que j’ai toujours été.

Jade parle à nouveau, mais cette fois, sa voix est plus douce, plus tranquille.

- Il va falloir qu’on travaille ensemble, Rhea. Parce que là, tu n’es pas seule dans cette course.

Je la fixe un instant, cette femme qui, d’une manière ou d’une autre, m’a toujours comprise, même sans que je le lui demande. Mais je sais ce qu’il se passe. Le fantôme de l’imitation, de la perte de contrôle, me hante de plus en plus. Et si je lui échappais ? Si ce clone, cette copie parfaite, me séduisait, me détruisait ? Si je finissais par perdre la guerre contre cette partie de moi qui commence à vaciller ?

Le poids du doute s’alourdit dans ma poitrine. Mais il est trop tard pour faire marche arrière. Berlin m’attend. Et, même si je suis brisée à l’intérieur, je n’ai plus d’autre choix que de m’élancer dans cette guerre contre l’ombre qui cherche à me détruire.

Je me lève brusquement. Le geste est sec, déterminé. Mon regard est froid. Je n’ai plus de place pour les hésitations. Plus de place pour les failles. Pas avant d’avoir réglé cette histoire. Avant d’avoir éliminé cet assassin. Peu importe ce qu’il représente, peu importe ce que cela signifie pour moi.

— Demain, Berlin. Et je ne laisserai personne voler ce que je suis.

Je prends une grande inspiration. Le silence, à présent, n’est plus seulement le reflet de ma solitude. Il est aussi celui de la menace qui m’attend.

L’aube s’est levée sans bruit.

Un filet de lumière pâle glisse sur le béton rugueux des murs, étire des ombres longues sur le sol. Il fait froid. Ce genre de froid qui ne vient pas vraiment de l’air, mais du silence. Celui qu’on ne comble pas, même avec des mots.

Personne ne parle. Pas vraiment. Pas encore.

On se croise, on se frôle. On évite les regards. Chacun dans sa bulle. Dans sa guerre.

Wayde est le premier levé.

Il démonte méthodiquement son fusil sur la table basse, comme s’il ouvrait un corps humain. Il le fait sans réfléchir, les gestes précis, ancrés. Il n’a pas besoin d’y penser, son corps connaît la partition. J’entends le cliquetis métallique, les pièces huilées, la respiration lente du vétéran qui sait que rien ne sert de courir.

Il va tuer proprement.

Jade vérifie ses lames. L’une après l’autre.

Elle les sort de son harnais avec une lenteur presque cérémonielle. Les essuie avec un chiffon noir. Elle ne lève pas les yeux. Son visage est fermé, mais ses doigts disent autre chose. Une tension dans la pulpe. Un tremblement contenu. Elle n’a pas dormi, je le sens.

Moi non plus.

Luca termine ses vérifications sur le traceur.

Son ordinateur clignote doucement, écran vert pâle dans le coin de la pièce. Il tapote nerveusement, sourcils froncés, casque autour du cou. Son genou tressaute sans qu’il s’en rende compte. Il déteste ne pas tout comprendre.

Et moi, je commence à détester que quelqu’un comprenne mieux que moi.

Je suis restée debout. Immobile. Dos au mur.

Je les regarde sans les voir. Des ombres en mouvement, des soldats qui s’équipent, des amis que j’entraîne encore une fois dans l’inconnu.

Il y a un étui dans l’armoire. Noir, usé, presque oublié.

Je tends la main. L’ouvre.

À l’intérieur : mon M1911. Gravé. Offert par Kane, le jour où j’ai terminé mon premier contrat pour lui.

Je l’avais rangé après la mission de Jakarta. Trop de sang. Trop de moi dans le canon.

Je l’ai nettoyé hier soir. Sans y penser. Comme un réflexe. Et là, il m’attend.

Je le prends.

Jade, derrière moi, murmure :

- Celle-là, tu l’avais laissée de côté…

Je ne réponds pas. Mon pouce caresse le métal.

Je referme l’étui.

Luca s’approche avec un dossier dans les mains. Il tend une feuille vers moi, annotations griffonnées sur la carte.

- Les coordonnées. Un ancien relais militaire. Officiellement désaffecté. Mais ces signaux-là, ils mentent mal. On y va, ou on se fait doubler. Encore.

Le mot claque dans l’air.

Doubler.

Je sens la crispation monter dans mes omoplates.

Ils y pensent tous. À ce contrat. À cette voix. À ce regard qui n’était pas le mien.

Wayde rompt le silence :

- Berlin, c’est pas Tokyo. On arrive au cœur du nœud. Si on entre là-bas, faut assumer de pas revenir.

J’acquiesce d’un geste bref.

Pas de discours. Pas d’illusion. On part pour tuer ou être tués. Rien de plus. Rien de moins.

Je fais un dernier tour dans la pièce. Mes yeux glissent sur leurs visages. Leurs mains. Leurs armes.

C’est une famille étrange. Faite de failles et de loyautés silencieuses.

Ils me suivent. Encore. Malgré tout.

Le véhicule est prêt. Un 4x4 banalisé, vitres fumées. Il nous emmènera jusqu’à l’aéroport privé. Le jet est déjà ravitaillé.

Jade monte la première, silencieuse.

Wayde suit, l’arme en bandoulière.

Luca reste près de moi une seconde de plus. Me fixe.

- On aura besoin de toi… en entier, Rhéa.

Je hoche la tête. Mais je ne suis pas sûre que je sois encore entière.

Je monte à l’arrière, côté vitre.

Le moteur vrombit, discret. La ville s’efface lentement. Tokyo devient une silhouette floue, avalée par les kilomètres.

Je pose ma tempe contre la vitre. Le froid du verre me réveille un peu.

Mon reflet apparaît.

Je vois mes yeux. Ma cicatrice. Les fragments.

Il m’a appelée Fantôme.

Et dans sa voix, il n’y avait ni moquerie, ni peur.

Juste la connaissance. Précise. Tranchante.

Quelqu’un me suit. Quelqu’un me connaît.

Mon cœur bat trop vite. Mes doigts se crispent.

Pas de panique. Pas maintenant. Pas devant eux.

Je ferme les yeux.

Je pars pour Berlin.

Pas par devoir.

Pas pour Kane.

Pas même pour la mission.

Je pars parce que j’ai besoin de comprendre ce que je suis en train de devenir.

Parce que je crois que si je ne le fais pas… je vais finir par m’effondrer. Ou par aimer ça.

Le froid les cueillit à la descente du jet, cinglant, tranchant comme une lame fine. Berlin était figée dans une nuit de verre et de silence. L’équipe s’installa dans une safehouse désaffectée à quelques kilomètres du centre : un ancien immeuble de bureaux reconverti en repaire temporaire, murs nus, odeur de ciment et de poussière.

Luca prit place devant son matériel, comme un prêtre devant son autel. Jade faisait les cent pas, arme à la hanche. Wayde nettoyait méthodiquement ses chargeurs. Moi, je fixais la fenêtre. Le reflet de mon visage dans la vitre vibrait au rythme du néon extérieur. Une silhouette trop immobile. Trop lisse.

- On a quelque chose ? grogna Wayde sans lever les yeux.

- Un ancien relais de transmissions soviétique, répondit Luca. Converti en labo sous couverture. J’ai recoupé les flux d’alimentation, les réseaux privés, et surtout… une balise cryptée, posée là il y a moins de deux semaines.

Il tourna l’écran vers nous. Sur la carte, un point rouge pulsait au nord de Berlin.

- Et tu sais à quoi elle sert, ta balise ? demanda Jade.

- C’est pas une balise civile. Trop précise. Elle balance un signal codé, mais avec un chiffrement… disons, très "Rhéa-compatible".

Je tournai la tête. Il avait prononcé mon nom comme on désigne une arme.

- T’as pu remonter la source ? demandai-je.

- Pas jusqu’à l’origine. Mais y’a une trace numérique. Elle bouge. Comme si quelqu’un nous surveillait, ou… jouait avec nous.

Un silence tomba. Épais, lourd. Comme un cri avalé.

- L’assassin, souffla Jade.

Je la regardai. Elle tenait son arme sans y penser, doigts crispés. Ce nom n’était qu’un murmure, mais il contenait une brèche.

- Il connaît ton identité, Rhéa, reprit-elle. Il a ton empreinte vocale, ton langage corporel. Il t’imite. Il nous observe.

- Il me provoque, corrigeai-je.

- Et il réussit, dit Luca, sans lever les yeux.

Je fis un pas vers lui.

- T’as un problème, Luca ?

Il releva la tête. Ses yeux étaient calmes, mais son ton tranchant.

- Ouais. J’ai un problème avec le fait qu’on fonce dans un piège probable sans plan B, sans savoir ce qu’on cherche exactement, et avec une leader qui vacille.

Un grondement sourd monta en moi. Jade s’interposa avant que je réplique.

- On est tous à cran. Mais il a pas tort. On est face à un fantôme qui t’a doublée, Rhéa. T’as jamais été doublée. C’est pas rien.

Je serrai les poings. Mon dos me brûlait, là où Wayde avait tatoué la dernière étoile. Celle de Tokyo. Les autres, plus anciennes, palpitaient comme une constellation de morts consenties.

- On suit la piste. On observe. On infiltre. Et si on tombe sur lui… je termine ce qu’il a commencé.

Je sortis une arme du sac : un Glock modifié. Celle que je ne prenais que pour les cibles personnelles.

Un geste.

Un symbole.

Luca haussa un sourcil.

- Celle-là… t’avais dit que tu la ressortirais que pour lui.

Je ne répondis pas. Dans ma tête, les visages défilaient. Mon père. Kane. Moi, à seize ans, les mains pleines de sang dans la neige. Le feu. Le silence.

Je partis seule dans une pièce vide, claquai la porte.

Devant le miroir fendu au-dessus d’un lavabo écaillé, j’observai mon reflet. Les cernes sous mes yeux. L’ombre d’une peur que je n’admettais pas. L’impression, terrible, d’être imitée par quelque chose de plus précis, plus froid, plus parfait que moi.

Je posai une main sur ma nuque. Mes cicatrices me brûlaient. Pas celles du corps. Celles que personne ne tatoue.

Il me fascine, pensai-je. Parce qu’il me dépasse. Parce qu’il pourrait m’effacer.

Et pourtant, j’ai envie de le traquer.

Je redescends les marches du relais militaire, laissant derrière moi le vestige de mes doutes. La nuit est tombée, mais pas sur mes épaules. Plus maintenant.

Ils sont tous là, répartis dans ce qui fut autrefois une salle de commandement. L’humidité suinte des murs et les moniteurs de Luca grésillent comme des cœurs sous adrénaline. L’odeur de câbles fondus et de moisissure industrielle colle au plafond.

Wayde nettoie son arme d’un geste méthodique, presque religieux. Jade fixe une carte tactique projetée sur une table de fortune, mâchoire crispée. Luca pianote, les lunettes de travers et les cernes en fracture ouverte sous les yeux.

Je m’arrête à l’entrée. Personne ne parle. Et pourtant, ils savent. Que je ne suis plus exactement celle qui est montée dans le jet à Tokyo. Que quelque chose s’est effrité et s’est reconstruit, plus tranchant, moins opaque.

- On y va à l’aube, dis-je.

Ma voix ne tremble pas. Elle tranche.

Je fais le tour de la table, pose un doigt sur les points stratégiques. L’entrée latérale, le hangar désaffecté, le sas secondaire.

- Wayde, tu prends le flanc Est. Si ça tire, tu couvres la sortie.

- Reçu.

- Jade avec moi. Infiltration directe.

- T’étais pas censée me ménager, ironise-t-elle sans lever les yeux.

- T’as pas envie que je laisse Luca entrer avec moi, si ?

Elle sourit. Infime. Un battement d’ailes dans le chaos.

- Luca, tu gardes la liaison satellite et tu suis le signal thermique en continu. La trace numérique est toujours active ?

- Elle fluctue. Mais ouais, il est encore là-dedans. Comme s’il nous attendait.

Luca tapote un clavier. Une image floue s’affiche à l’écran : une silhouette immobile au centre d’une pièce, plus froide que le reste. Trop calme. Pas de mouvement identifiable. Mais elle est là. Une attente contenue.

Je fixe la forme, floue et lointaine, et un frisson me remonte l’échine. Pas de peur. Pas vraiment. De reconnaissance.

Il sait.

Je prends mon arme et la glisse dans mon holster.
Jade s’approche, dépose une main légère sur mon épaule. Ni reproche, ni conseil. Juste cette chaleur entre nous, ancienne et indomptable.

- On y va pour toi, souffle-t-elle. Pas pour lui. Pas pour l’ombre.

Je hoche la tête.
Mais l’ombre, justement, c’est ce que je suis venue affronter.

La nuit recouvre Berlin comme une chape d’ardoise.

L’air est sec, chargé d’électricité statique et d’un silence qui n’a rien de naturel. Le genre de silence qui précède les erreurs, les tirs, les morts.

Je prends la tête, toujours.

Wayde est à ma gauche, Jade ferme la marche, fusil court contre l’épaule, regard tranchant.

Luca reste en lien audio avec nous depuis la camionnette banalisée garée à deux kilomètres, branché sur les caméras satellites et les réseaux d’alerte du périmètre.

Le relais est là, devant nous.

Ancienne base militaire désaffectée, officiellement abandonnée depuis dix ans, selon les archives. Mais les câbles dissimulés sous la végétation, les panneaux de signalisation effacés mais récents, les antennes camouflées mal démontées : tout crie le contraire.

- Entrée latérale dégagée, dix mètres à ta droite, murmure Luca dans l’oreillette.

J’acquiesce d’un geste bref et me glisse dans l’ombre.

L’acier du portail secondaire est rouillé mais a été récemment huilé. Pas un grincement. Pas une alarme.

On s’infiltre, comme des ombres.

À l’intérieur, l’obscurité est presque totale. On ne fait pas de lumière. On avance au rythme de nos souffles, des vibrations sous les semelles.

Le bâtiment pue le renfermé et le mensonge.

Des murs lézardés, des portes murées trop proprement, des couloirs qui semblent avoir été entretenus jusqu’à… récemment. Trop récemment.

- Je capte rien sur le réseau interne, souffle Luca. Quelqu’un a effacé les logs dans les deux dernières heures. Et les caméras internes sont hors-ligne.

- Tu peux en restaurer une ?

- Non. C’est pas juste un effacement. Il a fait sauter les backups.

- Il.

- …Je suppose. Ça ressemble à sa signature.

Je serre les dents.

La mémoire sensorielle est une garce. Le souvenir de sa voix, juste derrière moi dans l’oreillette de Saito, remonte. Doux, calme. Précis.

Un fantôme.

On avance.

Le premier étage est vide, hormis la poussière soigneusement déplacée. Rien ne traîne. Rien ne vit ici.

Mais ça ne sonne pas comme un lieu mort. Ça vibre, en silence. Comme si on était observés.

Wayde pointe un escalier descendant.

Je hoche la tête. Descente lente. Un étage souterrain, évidemment. Toujours les mêmes schémas. C’est dans les sous-sols qu’on cache les monstres. Ou qu’on les construit.

Un couloir s’ouvre, terminé par une porte blindée entrouverte.

- Attends, dit Jade.

Elle passe devant moi, balaie le cadre avec son détecteur d’ondes.

- Pas de piège. Mais la porte a été ouverte manuellement. Pas de trace d’effraction.

Elle pousse du bout de son canon. La porte s’ouvre dans un grincement calculé, comme une scène de théâtre.

À l’intérieur : une salle vide. Enfin, presque.

Un miroir, brisé.

Et contre le mur du fond, une photographie.

Moi. De dos. Mon dos nu, tatoué. Récente. Imprimée sur papier glacé.

Je m’avance. Le sang tape contre mes tempes.

En dessous, tracée à la peinture noire, une phrase :

"Tu m’as oubliée, mais moi, je te vois."

Ma voix se coince dans ma gorge.

Ce n’est pas une menace.

C’est une caresse.

Wayde s’approche, inspecte les angles.

- Rien d’autre. Pas de piège, pas de source de chaleur. Il est déjà reparti.

Jade garde les yeux rivés sur la photo. Elle me jette un regard rapide.

- Il t’a photographiée où ?

- …Je sais pas. Je dors avec une arme. Je vis verrouillée.

- Il est entré.

- Oui. Et je ne l’ai pas senti.

Un silence épais tombe. Luca, dans l’oreillette, reprend la parole, tendue.

- J’ai retrouvé un fragment de code. Il s’est connecté à une antenne relais cinq kilomètres d’ici. Il savait exactement quand vous seriez là.

- Et il voulait qu’on trouve ça.

- Oui. C’est un message.

Je fixe la photo. Mon dos tatoué. Mes cicatrices. Ce n’est pas qu’un message. C’est une signature.

Et une invitation.

L’odeur métallique de la photo me fait l’effet d’un coup de poignard dans le ventre.
C’est un piège, pas un simple message. Il veut me faire sentir sa présence, me forcer à regarder là où je n’ai pas envie de regarder. Mon reflet. Mon passé.

Jade se décale légèrement, me donnant de l’espace, comme si elle savait que c’est moi qui dois prendre la décision suivante. Elle attend, prête à bondir si nécessaire, mais je vois dans ses yeux que, comme moi, elle est perdue.
Wayde est plus pragmatique. Il continue d’inspecter les recoins. Ce n’est pas la première fois qu’on tombe dans un piège, mais cette fois, l’ennemi connaît trop bien les règles du jeu.

Je sens un frisson dans la nuque. Un mouvement, fugace, en dehors de ma ligne de vision. Peut-être une ombre. Ou un reflet. Peut-être rien.
Les bruits sourds de mes respirations se mélangent à l’écho de la pièce. Le claquement de ma mâchoire. La tension dans mes bras. Il est là. Ou il a été là.

J’échange un regard rapide avec Wayde. Il m’adresse un signe. On continue.

L’étage suivant est plus vaste. Des bureaux. Vide. Rien qui ne nous dise qu’on est sur la bonne voie. Une salle de réunion abandonnée, une dizaine de chaises alignées autour d’une table. Quelques papiers, mais rien de compromettant.
Ce relais est une coquille vide. Une scène préparée pour nous. Il veut qu’on s’y perde. Il veut nous forcer à commettre des erreurs. Mais il oublie un détail : je ne suis pas seule. Et je suis la plus dangereuse ici.

- C’est trop calme, murmure Jade. Elle sait.

Je sens ses yeux sur moi, cherchant à lire ce qui se cache derrière la façade de calme. Mais je ne peux pas lui répondre, pas maintenant.

On passe à travers un couloir, une série de portes en métal. Celle du fond est plus résistante que les autres, plus récente. Je m’arrête devant. Jade me fait un signe de tête, je comprends : on entre ici.
Je suis prête à tout.
J’ouvre la porte d’un coup sec.

Et je me fige.

L’espace est plus petit. La lumière pâle. La pièce ressemble à un atelier. Un laboratoire. Sur une table métallique, des instruments. Quelques flacons, des seringues, des fioles. Des tests. Un moniteur.
Et au fond, l’écran d’ordinateur allumé.

Le contenu est clair.
Un fichier vidéo.
Je sais ce que ça va montrer avant même de l’avoir vu.
Je me rapproche lentement, sans perdre un instant. Le fichier se lance automatiquement.
Et là, sur l’écran, c’est moi. Mon visage. Mon corps.
Mais ce n’est pas moi.

L’image est un double.
Un reflet déformé de ma propre silhouette, presque parfait. La même manière de se tenir. La même démarche. Les mêmes gestes. La même façon de respirer. La même ombre dans les yeux.
Il m’imite. Il est là. Il a tout compris.
La même voix. Le même regard.
La même froideur.

Je respire difficilement. Les doigts glissent sur l’écran. Un pic de douleur me traverse la tête. J’ai l’impression qu’on me transperce le crâne avec une aiguille géante. Une pensée obsédante : « Comment… Comment a-t-il pu ? »

Jade s’avance et m’effleure doucement l’épaule. Elle ne parle pas. Elle le sait. Je n’ai pas besoin de mot.

« C’est une erreur. »
Je m’entends parler, mais c’est une autre voix. Ce n’est plus la mienne. Ce n’est plus le poids de mes décisions, de ma solitude. C’est une voix étrangère, fragile.
Le double n’a pas encore de nom. Mais il est là, tout de même.

Je me détourne brusquement.
Wayde fronce les sourcils, toujours aussi stoïque, mais ses yeux ne trompent pas. Il a compris.
Luca dans l’oreillette :

- Rhéa, tu vas bien ?

Je ne réponds pas tout de suite.
Jade hoche la tête. Elle me fixe sans dire un mot, attend que je reprenne le contrôle.

Je fais un pas en arrière, puis un autre.
Ce n’est pas de la peur. Ce n’est pas de la colère. C’est quelque chose de plus sourd, de plus profond. Une sorte d’anxiété pure, animale. Une prise de conscience. Je suis en train de perdre ce qui fait de moi une machine. Je suis en train de perdre ma maîtrise. Et ça, je ne peux pas l’accepter.
Je m’éloigne de l’écran, le regard rivé sur le sol.

Il veut me briser. Il veut m’anéantir. Il veut que je me souvienne de ce qu’il a pris.
J’essaye de respirer. La pièce commence à tourner autour de moi, mais je n’ai pas le droit de flancher.

Je n’ai pas le droit.

Je me redresse.
La porte derrière moi claque dans l’obscurité.
J’opère un demi-tour.
Un souffle dans l’ombre.

Il est encore là. Et je vais le retrouver.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Biidou ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0