Miroirs Brisés

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Il y a un moment, entre deux battements, où le chasseur cesse de savoir qui il est.

Le béton gémit sous nos pas. Un gémissement sourd, presque organique, comme un avertissement étouffé. L’air est saturé d’humidité, mais ce n’est pas seulement le froid : c’est une sueur ancienne, stagnante. Celle des lieux qui ont vu trop de choses, et qui les gardent en eux comme des fantômes.

Wayde ouvre la marche, fusil bas, posture verrouillée. Je suis juste derrière, l’arme au poing, les nerfs en veille. Jade ferme la marche, féline, lame courte accrochée à la hanche. Luca est à l’écoute depuis la camionnette, à deux kilomètres de là, les yeux rivés sur les signaux thermiques, les interférences, les flux internes du relais. Une sentinelle connectée à un cœur mort.

Mais ce soir, tout semble retenu. Même la technologie.

- J’ai une signature thermique, souffle Luca. Stable. En mouvement très lent… Elle vient de s’arrêter.

Une pause. Juste assez longue pour que le malaise se répande.

- Elle nous attend, ajoute-t-il.

Jade me lance un regard bref, sans mot. Wayde ajuste sa prise sur l’arme. On n’entre pas dans un bâtiment, ce soir. On entre dans une mise en scène.

- Position ? demandé-je.

- Salle nord-est, deux niveaux plus bas. Aucun visuel. Les caméras internes ont été désactivées. Pas de journaux de connexion. Il a tout effacé. Même les sauvegardes. C’est propre. Trop propre.

Je retiens un soupir. Je sens l’odeur de métal oxydé mêlée à quelque chose d’étrangement doux — la menthe. Du chewing-gum. Quelqu’un est passé par là. Récemment. Trop récemment.

L’escalier métallique grince sous nos pas. Le relais semble respirer. Par saccades. Comme s’il étouffait avec nous à l’intérieur.

Une porte entrouverte attire mon regard.

Le battant ne grince pas. On l’a huilé. Délibérément.

Je pousse doucement.

Petite salle. Deux chaises. Une table. Une tasse posée dessus. Vide. Mais tiède. L’odeur est fraîche. Présente.

Et sur le mur, une empreinte de main. Dextre. Taille moyenne. À ma hauteur exacte. Elle est nette, presque gravée.

Je tends la main sans toucher. Ce n’est pas la mienne. Mais c’est mon ombre.

Wayde murmure derrière moi :

- Elle.

Je hoche la tête. Elle. Celle qui marche comme moi. Qui se tient comme moi. La copie. L’imitatrice. Mais ce n’est pas sa voix qui s’infiltre maintenant dans l’oreillette.

Un grésillement. Une fréquence trouée.

Puis une voix. Masculine. Grave. Posée.

Une voix qui sait.

- T’as mis du temps, Fantôme.

Je me fige. Mon doigt effleure la détente, mais je n’appuie pas.

Il sait. Il sait trop de choses.

- Tu portes toujours ton arme à gauche quand tu veux tuer, pas capturer.

Wayde dresse l’oreille. Jade garde son silence. Moi, je sens une goutte de sueur tracer une ligne froide le long de ma nuque.

- À Tokyo, j’ai vu ce que t’es. Pas une machine. Pas une femme. Un vide. Pur. Magnifique. Entre deux battements.

Il n’y a pas d’accent. Pas de souffle. Juste cette certitude dans chaque mot, comme s’il m’avait disséquée pièce par pièce.

Luca intervient, à peine un souffle :

- Il a pris la main. Il pirate les ondes. Il vous isole.

Et soudain, un déclic derrière nous.

La porte se referme.

Pas violemment. Non. Doucement. Avec ce calme précis des choses irréversibles.

Puis le verrou magnétique claque. Net.

Silence.

Plus rien dans l’oreillette.

Juste le grésillement du vide.

Nous sommes enfermés.

Et lui, quelque part ici, nous regarde.

Une lueur rougeâtre filtre par une grille d’aération, dessinant des ombres obliques sur le sol crasseux. L’air vibre d’une tension sourde. Mon cœur tambourine à l’unisson des néons clignotants. La main droite enserre toujours ma Glock modifiée, la gauche tâtonne pour sentir l’équilibre familier.

Jade et Wayde s’écartent d’un geste silencieux. Ils comprennent : cette fois, c’est moi qu’il veut.

Je pénètre dans la salle suivante. Des bancs métalliques, un vestiaire éventré, des casiers vides. Les néons grésillent. Quelque chose dans l’étincelle d’un tube s’arrête un instant — puis repart, lentement. C’est un battement. Un cœur.

Un mouvement. À l’autre bout de la pièce, une silhouette. Dos droit, épaules un peu plus larges qu’à Tokyo. Une veste sombre. Les cheveux bruns, coupés courts, la nuque légèrement dégarni. Il se retourne lentement. On dirait qu’il se matérialise dans la pénombre.

Je le vois : ses yeux. D’un bleu dur, glacé comme un lac sous la glace. Il ne sourit pas, mais l’ombre de sa lèvre inférieure se relève, juste assez pour qu’on sente la promesse d’un sourire cruel.

Je redresse le menton. Calme. Franc-tireur. Machine de guerre.

- Fantôme.

Il prononce mon surnom avec une voix posée, presque tendre. L’écho rebondit sur les murs nus.

Un frisson me parcourt la colonne vertébrale.

- Qui es-tu ? lancé-je, la voix ferme, mais sans tremblement.

Il fait deux pas vers moi. Chaque claquement de semelle sur le carrelage résonne comme un coup de marteau.

- Je suis ton reflet, murmure-t-il.

Ses doigts effleurent la crosse de son pistolet à la hanche. Identique au mien, sauf quelques gravures discrètes. Une arme jumelle. Un double imparfait.

Je serre les dents, l’esprit en surchauffe. Une fraction de seconde, mais suffisante : il anticipe mon geste, lève un bras, et je lève le mien. Nos doigts restent à quelques centimètres. Un murmure métallique : deux canons qui se cherchent, se caressent, puis se repoussent.

- Toujours à gauche, hein ? ricane-t-il, juste un souffle.

Ma main glisse sur la crosse de ma Glock. Prête. Mais je ne tire pas. Pas maintenant.

Il incline la tête, comme pour mieux m’observer. Son regard pénètre sous la peau, fouille les cicatrices, scrute l’âme. J’ai l’impression qu’il déplie mes souvenirs sous ses paupières sombres.

Il avance encore d’un pas, réduit l’espace. Je sens son souffle dans mon oreille.

- Tu as peur ? chuchote-t-il.

Un coup sec résonne : Jade a brisé la porte derrière lui. Mais il ne se retourne pas. Il reste concentré sur moi, silhouette nette dans la pénombre.

- Tu as intérêt, réplique Jade, fusil levé.

Il cligne des yeux, comme surpris. Puis il se tourne enfin, sourire en coin, et sans crier gare, il disparaît. Comme aspiré par la nuit. Je relâche un souffle que je ne savais pas retenir.

Jade s’approche, arme toujours pointée vers le vide.

- Où est-il ? demande-t-elle, la voix dure.

Je pose un doigt sur mes lèvres, entend mon cœur qui cogne.

- Il n’est pas parti. Il est juste… ailleurs. Il joue.

Wayde arrive. Il scrute la pièce.

- On l’a vu ?

Je hoche la tête, les jambes tremblantes.

- Trop rapide. Trop précis. Et… trop calme.

Un silence. L’écho de la pièce gronde.

Je réalise que j’ai tremblé, non pas de peur, mais d’une vibration plus profonde : un vertige. Il m’a touchée. Pas physiquement, mais mentalement.

- Il nous marque, murmure Jade. Comme un prédateur.

Je passe une main dans mes cheveux, battant mes tempes.

- C’est pire. Il n’est pas ici pour tuer. Il veut… me comprendre.

Le mot reste coincé dans ma gorge. Comprendre. Comme si j’étais une énigme à résoudre.

Dans l’oreillette, Luca crache des bribes de données :

- J’ai capté un signal… il bouge dans les murs. Comme une ombre. Il regarde vos fréquences cardiaques. Il… il cartographie votre stress.

Je ferme les yeux.

- Il m’étudie, dis-je à voix basse. Comme un scientifique fou.

Jade baisse son arme, hésitante.

- Qu’est-ce qu’on fait ?

Je relève les épaules, inspirant l’air froid.

- On poursuit. On sait maintenant qui est le chasseur.

Et je comprends que cette nuit ne prendra fin que si je l’affronte. Directement.

Un éclair dans mes pupilles.

- Allons-y, soufflé-je.

La porte s’ouvre derrière nous, grinçant cette fois. Le relais retient encore son souffle. Mais ce souffle est maintenant le nôtre.

Les murs semblent plus lourds après sa fuite. Le silence s’alourdit, comme un voile épais. Mes jambes tremblent, portées plus par la rage que par la douleur. Jade me soutient, solide et silencieuse, tandis que Wayde observe la pièce avec l’œil froid du vétéran. Luca, à distance, pianote nerveusement sur ses claviers, cherchant à reconstituer un puzzle numérique qui s’effrite.

La brûlure sourde à mon épaule — un éclat furtif, le contact glacé d’une menace invisible.

Jade murmure, douce et rassurante :

- Ça va aller, Rhéa.

Son prénom résonne, familier et rassurant.

Je baisse les yeux, tentant de rassembler mes pensées. Un poids invisible s’est installé, plus lourd que la blessure.

Dans l’oreillette, j’entends le souffle saccadé de Luca. Des frappes nerveuses sur un clavier, des grésillements, le cliquetis d’un café qui refroidit à côté d’un écran trop lumineux.

Il parle plus pour lui-même que pour nous, concentré, accroché à ses lignes de code comme un funambule à son fil.

- Le relais… c’est un cauchemar. Une architecture verrouillée de l’intérieur, pare-feux dynamiques, masques comportementaux… Le mec qui a monté ça savait ce qu’il faisait.

Je me tourne légèrement, instinctivement, comme si je pouvais voir à travers les murs jusqu’à la camionnette.

- J’ai réussi à forcer l’entrée d’un vieux système de surveillance, poursuit Luca. Il est instable, partiellement détruit. Mais… attends…

Une pause. Un soupir, puis :

- Une signature. Un nom. Il apparaît dans plusieurs fragments corrompus. Trop souvent pour que ce soit un hasard. Adam Verner.

Un silence se pose dans ma tête.

Pas encore une certitude. Juste une ombre de plus sur un tableau déjà trop noir.
Luca reprend, plus calme, mais concentré :
- J’ai besoin de temps pour croiser ça avec les autres données. Il apparaît dans des transferts financiers louches, des listes d’invités, des vieux logs effacés... Ce n’est peut-être rien. Ou c’est le nœud du réseau.

Je relève la tête, les yeux sombres.

- Un nom de plus dans la toile. Pas une piste claire. Juste une ombre qu’on doit suivre.

Jade me lance un regard entendu.

- Il y a une soirée privée, ce soir. Un rassemblement. Peut-être qu’on y verra plus clair.

Je serre la mâchoire, la détermination qui remonte.

- On s’infiltre. On observe. Sans se faire voir.

Un souffle glacé traverse la pièce, alors que l’aube commence à pointer ses doigts pâles à l’horizon.

Berlin ne dort jamais.

Et nous non plus.

Jade s’approche à peine. Elle garde ses distances comme on respecte un champ de mines.

- Il t’a laissée partir.

Ce n’est pas une question. C’est un constat. Tranchant.

Je ne réponds pas. J’essaie encore de comprendre ce qui s’est vraiment joué dans cette pièce.

Elle m’observe du coin de l’œil.

- T’as pas bougé. Pas comme d’habitude.

Je serre la mâchoire.

- C’était pas un combat. Pas encore.

Jade incline légèrement la tête.

- Il t’a cherchée. Et toi, tu l’as trouvé.

Un silence. Puis, presque dans un souffle :

- Fais gaffe à ce que tu regardes trop longtemps. Parfois, ça regarde en retour.

Et elle s’éloigne, sans attendre de réponse.

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