Chapitre 1 - Partie 1 : Le refus
Le ferry approchait de Corfou en taillant la mer comme une lame trop vive. L’écume se repliait derrière lui en longues traînées blanches, et l’île surgissait, couverte de maisons pastel, accrochées à la colline comme si quelqu’un les avait posées là une par une, pour voir si elles tenaient.
Mélissa était restée debout tout le trajet, cramponnée à la rambarde. Elle fixait l’horizon avec cette intensité des enfants qui ne veulent pas cligner, de peur que le monde change dans le battement d’une paupière. Le vent lui fouettait le visage, ses cheveux collaient parfois à ses lèvres salées, mais elle ne bronchait pas.
Sa mère la rejoignit, une main posée sur son épaule.
— On descend bientôt, ma chérie. Tu peux prendre le sac bleu ?
Mélissa haussa vaguement les épaules. Elle tira la lanière, et le sac grinça contre le métal, comme une plainte étouffée. Des familles pressées bousculaient, les voix se mêlaient — grec, anglais, italien, un peu de français — et déjà la rampe du bateau se dépliait vers le quai, crachant le flot des voyageurs.
Sur le port, le soleil frappa de plein fouet. L’air sentait la mer, les agrumes et la poussière. Les barques colorées cognaient contre leurs amarres comme des tambours impatients. Une vendeuse de koulouri agitait son panier de pain rond en criant comme si elle vendait des talismans.
Elles s’engouffrèrent dans le bus qui attendait près du quai. Mélissa se laissa tomber contre la vitre, le front appuyé au verre chaud. La ville défilait : façades écaillées, draps qui claquaient aux balcons, scooters qui surgissaient comme des étincelles.
Le bus vibrait, les voix autour bruissaient, et c’est là que la phrase sortit, brute, sans qu’elle ait prévu de la lancer :
— Je ne veux pas aller à Athènes.
Sa mère tourna lentement la tête.
— Mélissa…
— Je ne veux pas aller chez papa. Je ne veux plus lui parler.
La phrase avait claqué si fort que deux touristes se retournèrent. Le silence tomba entre elles comme une nappe humide. La mère garda les yeux droits devant, mais ses mains tremblaient légèrement sur le sac posé sur ses genoux.
— On est venues pour la mer, dit-elle enfin, d’une voix basse. Pour se reposer. On verra plus tard.
— Non, pas “plus tard”. Pas demain, pas jamais. Je ne veux pas, répéta Mélissa.
Elle planta son regard dans la vitre, mais ce n’était plus la ville qu’elle voyait. Derrière la buée de ses pensées, il y avait une porte d’immeuble à Athènes, un escalier en marbre froid, l’odeur du café noir qui collait aux murs, et la voix de son père qui disait princesse en riant trop fort, comme un géant maladroit. Et puis le jour où il avait disparu du salon, remplacé par un silence que rien n’avait su meubler.
Elle ferma les yeux très fort, comme pour écraser l’image. Mais les images, on ne les écrase pas : elles s’enfoncent plus profond.
Le bus bifurqua, monta une rue bordée de platanes. L’ombre passait sur son visage en zébrures mouvantes. Sa mère soupira, posa une main sur son genou.
— Je sais que c’est compliqué.
Mélissa secoua la tête, un geste sec.
— Non. Ce n’est pas compliqué. C’est simple. Je ne veux pas.
Dehors, la mer s’ouvrit dans un éclat de bleu presque violent. Une mouette piqua droit dans l’eau, remonta avec un poisson qui luisait comme un éclat de miroir. Le bus s’arrêta devant une petite place blanche. Les passagers descendirent.
Mélissa suivit, mais ses mots restaient accrochés à sa gorge comme des pierres.
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