Entre enfer et paradis

4 minutes de lecture

Car la réalité est là. Je suis un légume, une plante, un bibelot qui ne sert plus à rien mais que personne n’a le courage de foutre à la poubelle. Alors on doit m’entretenir, me soigner, malgré la répugnance que je dégage. C’est ainsi depuis plus d’un an, 425 jours exactement. Depuis ce jour où j’ai perdu l’usage des membres inférieurs. Depuis ce jour maudit de l’Accident.

Je m’en souviens encore comme si c’était hier. Le martèlement bruyant de la pluie torrentielle. Le paysage qui défile. Le virage pris un peu trop large et les phares du véhicule en face. Le coup de volant brutal et la perte d’adhérence. Les secondes interminables où plus rien n’est possible. Où tes réflexes agissent de manière inutile pour tenter de retrouver la maîtrise de la situation. Mais en vain. Tu connais déjà l’issue fatale. Tu refuses d’y croire. Tu espères un dernier retournement de situation. Mais l’arbre approche. De plus en plus. Et c’est le choc. Et puis plus rien… le trou noir.

Ces images, elles me reviennent toutes les nuits. C’est comme un jour sans fin. Comme si mon esprit tentait de rejouer indéfiniment la scène. Peut-être pour m’aider à trouver un instant, un détail, où j’aurais pu changer le cours des choses. A moins que ce soit pour mieux me mettre la haine, me punir.

La punition, parlons-en, ils ont retiré mes 12 points… C’est à crever de rire : comme si je pourrais, un jour, dans mon état, repasser mon permis. Les autorités ont été clémentes car je n’étais pas sous l’emprise de drogue ou de la boisson. Non, j’étais juste trop con et ça suffit amplement.

La vraie punition, c’est ma paralysie : seul le haut du corps, les épaules, les bras et la tête fonctionnent. Et quand je dis qu’ils fonctionnent, je suis optimiste, « au p’tit mixte » comme dit la fouine. Car j’ai toujours trois séances de rééducation par semaine pour tenter de retrouver l’amplitude et la force de mes membres supérieurs, tels qu’ils étaient autrefois. Il faut dire que les quarante et un jours de comas ont laissé quelques séquelles. Je me rappelle mon réveil. Une lumière éclatante, violente. Des sons étouffés que je n’arrivais pas à déchiffrer. Je n’avais pas la notion du temps. Je me suis cru un instant, encore dans le véhicule. Je ne sentais plus mon corps. Je me suis cru en train de crever. Tout doucement.

Quand j’y repense, c’est peut-être ce qui aurait pu m’arriver de mieux.

Au lieu de ça, une chambre blanche se dessinait lentement autour de moi. Je compris que ce n’était pas pour aujourd’hui que j’irais visiter le royaume des ombres, et j’en éprouvais même une certaine joie. Cette sensation fut de courte durée. Je découvris rapidement la nouvelle vie que le destin m’avait si cruellement réservée.

Plus besoin que mes semblables se fassent des trous au cerveau pour me trouver un châtiment et me faire payer mon erreur. Ma bêtise, ma bestialité, m'avaient incarcéré. Non pas entre quatre murs, ce serait le luxe, la liberté, l’indépendance. Non, j’étais prisonnier de mon propre corps. Condamné à réclamer de l’aide, de la sollicitude pour le moindre mouvement, ceux que les valides réalisent tous les jours sans même se rendre compte du pouvoir que procure la mobilité. Ce statut de prisonnier, je l’ai endossé pour l’éternité. Il n’y a pas de rédemption envisageable. Pas de remise de peine. Même pas d’allègement possible. Du moins pour mes jambes, c’est confirmé : elles ne fonctionneront plus jamais.

Depuis que je suis rentré de l’hôpital, ce n’est guère plus réjouissant. Les journées sont encore plus longues, je suis encore plus seul. Enfermé dans mon appartement, je compte les heures, cadencées par les interventions de mes « tôliers ». Je me permets de les appeler ainsi car je me considère toujours comme un détenu, je tiens à purger ma peine. J’aurais pu trouver pire comme surveillants, ceux-ci sont relativement cool avec moi. Il y a Yannick, le kiné qui passe trois fois par semaine, il est sympa mais son job consiste surtout à me faire souffrir. Elsa, l'infirmière, qui me visite encore tous les jours pour les soins quotidiens. Elle n'a jamais le temps car elle a un planning de ministre. Le livreur de repas qui sonne à dix heures quinze précises et qui repart à dix heures dix-sept. Le plus souvent c’est Fabio. Et Sohan l’ambulancier, qui passe me chercher lorsque j’ai besoin de retourner à l’hôpital.

Et bien sûr il y a Nina, l’auxiliaire de vie. L’auxiliaire de non-vie, dont tu peux bénéficier lorsque l’administration a décidé que tu coûterait moins chère à la société si tu libérais la piaule de l’hosto. Alors heureusement qu’il y a Nina ! Elle est un peu une grande sœur quand on déconne ensemble. Parfois elle est comme une mère attentionnée qui me fait des reproches pour m’aider à avancer. Et parfois une mamie qui reste à écouter mes confidences et à qui je peux faire confiance pour garder les secrets. A elle seule, elle est toute ma famille. Moi qui n’en ai jamais eu.

Grâce à elle, j’ai repoussé plusieurs fois le projet d’en finir avec la vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire BFox ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0