Les américaines, c’est rien que d’la tôle
Je n’ai pas levé mon cul du lit de toute la matinée. Nina m’a servi le dîner sur un plateau, sur la table adaptée au « repas couché, j’ai pas envie d’bouger ». Repas que Fabio a livré en deux minutes trente secondes et vingt centièmes : Il avait du temps aujourd’hui. Je crois même qu’il a échangé quatre phrases avec Nina. J’ai mal partout. Hier matin, j’ai eu droit à ma séance de torture avec le kiné, alors aujourd’hui c’est repos. Il m’a démonté les bras le salop ! Je vais mettre des jours à m’en remettre. J’ai repoussé la table roulante sur le côté, avec mon plat à peine entamé. Sixième jour de temps radieux depuis ma dernière soirée avec ma bande d’allumés. A part deux appels vidéo de Ed et Ludo, je n’ai pas de nouvelles. Enfin, je sais ce qu’ils foutent, ce n’est pas c’que j’veux dire. Mais je ne sais pas quand ils vont revenir, quand je vais avoir de nouveau une parenthèse spatio-temporelle, un moment d’oubli, une échappatoire, pour m’évader quelques heures de cette vie pourrie.
J’allume la télé. Je connais le programme par cœur à force de le décrypter et je sais que je n’y trouverais rien pour enchanter mes neurones aujourd’hui. Je n’ai pas le courage ni la pêche pour un jeu vidéo en ligne. Alors je me connecte sur mon site de streaming et je fais défiler un à un les titres des films que j’ai déjà vu et revu. Espérant tomber sur celui qui pourra suspendre mon calvaire pendant une heure trente ou deux heures. Je m’attarde sur l’onglet science fiction. Je veux un américain avec beaucoup d’action et d’effets spéciaux. J’écarte ceux dont le scénario fait trop réfléchir, et je valide un peu au hasard. Tiens, il y avait Scarlett Johansson dans celui là ? Finalement ce sera pas trop mal.
La sonnerie de l’interphone grince dans le couloir, Nina va décrocher. On est quel jour déjà ? Non, j’attends personne c’est sûr. Je n’arrive pas à entendre ce qu’elle bafouille dans le combiné. P’tain de télécommande, pas moyen de baisser le son de la télé.
– Nina ! C’est qui ?
Elle retourne dans la cuisine.
– Nina, bordel ! C’était qui ?
– Une erreur, rendors-toi.
Une erreur ? Je sais quand tu te fous de ma gueule, Nina. Tu n’aurais pas concocté un rendez vous à l’hosto pour ma pomme, histoire de me refaire une santé parce que je ne bouffe plus rien depuis une semaine ? Ou dérangé le toubib juste pour qu’il me fasse un check up ? Je commence à la connaître avec sa façon de se mêler du bien être des autres. Est-ce que je m’occupe des autres, moi ? Alors qu’on me foute la paix !
Deux coups secs claquent sur la porte d’entrée, j’en étais sûr ! La pétasse a rameuté la croix rouge ! Je m’en fous, je ne bougerais pas d’ici. Maintenant que le film a commencé, s’ils ne sont pas au moins quatre balaises, ils vont se faire suer pour me déloger.
J’ai monté le son pour bien leur montrer qu’ils ne sont pas les bienvenus, qu’ils dérangent, et je ne quitte pas l’écran des yeux, même lorsqu’ils passent la porte de la piaule. A propos de balaise, je perçois la masse imposante de l’un d’eux à la limite de mon champ de vision. Non, ils n’ont pas pu lire dans mes pensées ? Ou c’est moi qui ai développé un don et toutes les conneries que je pense se réalisent ?...
– T’as l’air vachement ravi de nous voir, ça fait plaisir !
Je relève ma tête, qui doit ressembler en ce moment à celle d’un poisson qu’on vient de sortir de l’eau, les yeux grands ouverts : c’est la voix de Schwarzi qui vient de retentir. Le molosse est accompagné de sa cousine Betty et de Ed, qui sort avec elle depuis quelques temps.
Ils m’expliquent alors qu’ils étaient sur le point d’aller au parc des expos nord. Il s'y trouve une concentration de bagnoles américaines, modèles des années 80, pendant trois jours. C’est en passant près de mon immeuble qu’ils ont réagit que ça pouvait m’intéresser également, si bien sûr je n’avais rien d’autre à faire de mieux. Après deux secondes et vingt dixième de réflexion, je réponds que sans doute, je pourrais décaler le match de tennis que je devais jouer avec Djokovic, et remettre au siècle prochain ma soirée mondaine avec le premier ministre.
– Alors ok, on prépare ton carrosse rouge, y’a aussi Ludo qui nous attend en bas, il garde la caisse.
Ces moments-là, c’est comme un bol d’oxygène pur que tu prends en pleine tronche. Subitement, toutes les douleurs disparaissent, la fatigue aussi, et j’aurais presque un peu faim, si je n’avais pas peur de manquer ce rendez-vous improvisé. J’étais près en un temps record, enfin si quinze ou vingt minutes constituent un record homologué chez les limaces de mon espèce. Et après un bref au revoir à Nina, avec qui je m’étais juré d’éclaircir son degré d’implication dans cette affaire, nous voici tous les quatre dans l’ascenseur. Durant l’interminable descente, j’échange avec Schwarzi sur les marques américaines susceptibles d’être présentes. Quant à Betty, qui n’avait aucune passion pour ces tas de tôles à roues, elle ne semblait intéressée que par Ed. Elle l’aurait suivi même au salon du carburateur pourvu qu’il se trouve avec elle.
Rez-de-chaussée. Traverser le hall d’entrée pavé de céramique brillante. Longer la haie d’honneur des rangées de boîtes aux lettres déboitées. Et fermer les yeux, brûlés par la clarté violente d’un extérieur trop inhabituel. J’imagine facilement la douleur que pourrait ressentir Dracula s’il venait à braver la règle sacrée et défier l’astre du jour. Depuis que je vis reclus derrière mes persiennes, mes rares sorties s’accomplissent généralement le soir, ou parfois très tôt, mais quasi jamais avec le soleil au zénith. J’aurai besoin d’une entrée plus progressive en la matière, mais Ed, qui pousse ma Ferrari, n’en a même pas l’idée, et s’il l’avait il n’en aurait rien à cirer. Alors je détourne la tête instinctivement, geste qui n’a aucune espèce d’incidence, et je plisse les yeux.
Si quelques passants m’observent, ils pourraient penser, en repérant mon attitude, que la vie qui grouille dehors me dégoute. Ils n’auraient pas forcément tort.
Après un temps d’adaptation, le contraste s’adoucit, le paysage et les objets se reforment tranquillement en un décor cohérent et neutre. Nous approchons déjà du parking. La vieille Mercedes break de Ludo est garée au loin, prête à partir. C’est toujours sa chignole qu’on utilise pour me trimbaler, elle est grande et confortable. Je n’ai pas à m’en plaindre. Je perçois le Polonais adossé contre la portière, en pleine discussion avec un autre mec. De dos, grand et fin, un peu voûté. Si ce gars veut se joindre à la virée, il faudra qu’il se trouve un autre taxi : la tire à Ludo a beau être grande, elle ne contient que cinq pélos. Plus mon fauteuil se rapproche et plus le doute me titille le ciboulot. Aimanté par cette silhouette, je ne me rends pas compte que mes trois acolytes ont cessé de jacter. Ce silence improvisé me permet de distinguer quelques vagues mots de la conversation. C’est confirmé, je connais cette voix. Ed leur lance un appel pour signaler notre présence. La Fouine se retourne à mon arrivée.

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