Partie I
Edouard déserta en plein milieu de l’après-midi, dissimulant son état lamentable puis quittant sa chaîne de travail sans s'annoncer. Les ouvriers de l'usine automobile étaient si préoccupés par les changements à venir qu'aucun d'entre eux n'avait remarqué le départ, ni même l'absence de leur collègue et ce, jusqu'à la fin de la journée. Cette journée de début d'automne était particulièrement chaude. La petite bourgeoisie parisienne en profitait pour se balader à l'abri du soleil sous leurs ombrelles délicates. Il régnait dans les rues de Paris une atmosphère particulière, un mélange d'excitation et de tension, de crainte et de patriotisme, d'espoir et de résignation. La plupart des parisiens abordait la guerre à venir avec confiance et pensait la gagner rapidement. Ils ignoraient encore la boucherie qui les attendait et le traumatisme qui ravagerait toute l'Europe pour les décennies à venir.
« Dans quelques semaines, on se retrouve tous au comptoir avec un bon Bordeaux pour fêter la victoire ! » clamait Maurice, le gérant du bistrot de Montparnasse. Edouard y passait ses soirées après l'usine pour noyer sa vie pathétique dans l'absinthe, en l'honneur de la belle époque où il menait une vie de prince dans les cabarets du pied de la Butte de Montmartre. À l'image de la décadence d'un âge d'or disparu trop tôt, la Fée Verte avait cédé sa place au « sulfate de zinc ». C'est ainsi que les buveurs d'absinthe appelaient désormais leur boisson en raison du composé que les producteurs ajoutaient par excès d'avarice. Et pendant ce temps, non seulement la baisse de la qualité de production rendait le breuvage plus chimique que jamais, mais le prix ne cessait d'augmenter. Cela n'empêchait pas Edouard de continuer à consommer. Il fallait bien mourir un jour.
En cette chaude après-midi d'un automne sur le point d'exploser, c'était en outre précisément son projet. Il se rendit à Daumesnil par le métropolitain relativement vide puisque les ouvriers travaillaient encore. Quant aux bourgeois, ils préféraient leurs automobiles dernier cri. Sortant de la bouche du métro de style Art Nouveau, il marcha l'esprit vide, le regard perdu, les bras pendant le long du corps, son être n'étant qu'un esprit errant parmi tant d'autres, un esprit solitaire dont les pas le menèrent jusqu'au lac. À l'heure où le soleil brillait d'un été indien, il avançait à corps perdu, l'esprit noyé par ces eaux de chagrin agitées qui retentissaient en lui. Peu à peu, l'agitation fit place au vide. Un vide qui paralysa tous ses membres, qui voila le regard qu'il portait sur le monde alentour, car tout ce pour quoi il voulait vivre lui avait été dérobé. Il ne se posait plus la moindre question, il ne subissait plus, il se contentait d'exister, chose matérielle insignifiante au milieu de blocs de pierres monstrueux. Il la sentait, dans le bas de son dos, coincée dans sa ceinture, camouflée sous sa chemise, son échine perlant de sueur, il la sentait ; sa seule alternative.
Sous les platanes du parc, bordant la rive du lac, il s'approcha de son objectif lorsqu'il aperçut enfin le canotage. C'est avec un dépit à peine éprouvé qu'il constata une file d'au moins deux dizaines de mètres. Des couples, des familles, des amoureux en devenir, des enfants pleins de rêves, tous attendaient de pouvoir dériver sur le cours d'eau et profiter d'un moment de bonheur partagé. Les plus jeunes des rejetons couraient pieds nus dans l'herbe, les amants en peine d'illusions arrachaient sauvagement les pétales des pissenlits en les comptant pour connaître leurs sentiments... Tous ces pathétiques instants suspendus évoquant l'innocence d'une enfance en laquelle chacun voulait encore croire. Ils patientaient en riant, en s'enlaçant, en échangeant des mots doux, des anecdotes agréables, en étalant leur euphorie exacerbée. Ils pensaient peut-être inspirer une invitation au divertissement, à la réjouissance, à l'espièglerie... N'avaient-ils donc rien d'autre à faire ? Edouard commença à voir son intention remise en question avant de décider de tenter le tout pour le tout. Sa résolution était prise, et il n'allait pas se laisser décourager par de pauvres inconnus transpirant de joie, de plaisir, de ravissement, de béatitude... Le bien-être qu'ils exhibaient l'écœurait malgré lui. Il voyait dans cet enchantement dénudé une insulte à son propre malheur. N'avaient-ils aucune décence, aucune empathie ? Tandis qu'il observait cette scène nauséabonde, il se força à sortir de sa torpeur pour faire jaillir le peu d'existence qu'il restait en lui.
Plaçant la main derrière son dos, il saisit l'objet de sa délivrance, la crosse placée derrière sa ceinture, puis dirigea le revolver vers la foule. Il avait dérobé le pistolet à son patron, dans le tiroir verrouillé qu'il avait forcé à l'aide d'un pied de biche. Le premier à l'avoir vu brandir son arme fut un jeune garçon qui, dès cet instant, abandonna son rêve de devenir cow-boy pour toujours. Il hurla d'un effroi qui glaça le sang de toutes les personnes présentes qui se tournèrent vers le nouvel arrivant. La panique gagna les rangs qui commencèrent à se disperser dans un ordre anarchique. Edouard pointa le canon sur le responsable des canots pour lui ordonner de lui laisser la barque la plus proche. Se faisant sans protester, il observa le voleur fou poser un pied dans l'embarcation tout en souffrant le canon pointé sur lui. Le désespéré poussa d'un coup ferme le bord de la rive, échangeant un dernier regard avec le pauvre homme qu'il avait menacé. Posant le révolver à ses pieds, il se mit à ramer en direction de l'île de Reuilly sur laquelle trônait le temple romantique de Daumesnil, kiosque inspiré de sa réplique, le temple de Vesta situé à Tivoli, près de Rome. Il n'avait pas choisi ce lieu par hasard. C'est précisément sous le regard du temple de l'Amour qu'il voulait mettre fin à ses jours. C'est précisément devant ses yeux qu'il voulait lui montrer ce qu'il lui avait fait. Si Aphrodite le regardait, il espérait alors qu'elle se mettrait à pleurer comme il avait pleuré, remplissant davantage le lac de Vincennes qui finirait par déborder et immerger Paris sous les eaux de la tristesse qui l'avait vaincu. Arrivé à niveau, dominé par le kiosque, il lâcha les rames qui tombèrent, flottant de chaque côté de la barque, puis il saisit la crosse à ses pieds, arma le chien, puis plaça le canon dans sa bouche contre son palais, orientant la trajectoire afin de provoquer un dommage létal. Il observa la rive en face de lui tout en respirant de manière saccadée. Son rythme cardiaque battait la chamade, la peur s'emparant de son corps. Son esprit quant à lui était déterminé et aucun tremblement, aucun stress ne le ferait changer d'avis. Adieu la vie.
Il ferma les yeux puis d'un coup sec appuya sur la détente. Un instant de flottement pesa sur ses épaules avant qu'il n'ouvre de nouveau les yeux. Rien ne s'était passé. Il expira un grand coup, ne sachant exactement si cela exprimait un soulagement ou une exaspération. Optant naturellement pour ce dernier, il pensa que tout était décidément fait en ce monde pour l'empoisonner. Rien ne se passait jamais comme il le souhaitait. Edouard ouvrit alors le barillet pour constater qu'il ne contenait aucune balle, provoquant chez lui un rire incontrôlé. Pourquoi n'avait-il pas vérifié qu'il était chargé ? L'hilarité qui l'avait gagné était empreinte de la plus détestable ironie. Puisque rien n'était simple, il décida de simplement se jeter à l'eau, tel le poids mort qu'il était, dans un grand éclat aqueux, à la vue stupéfaite des curieux qui étaient revenus sur la berge du lac. Le corps d'Edouard immergé dans l'eau, il continua de rire vidant ses poumons d'oxygène, puis s'enfonçant jusqu'au sol jonché d'algues et de vase. Ainsi, la fin était arrivée. Elle n'était pas telle qu'il l'imaginait mais... De rire, de diabète, de cancer, d'ivresse ou d'amour, il fallait bien mourir un jour.
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