Partie II

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Son rire perdura dans les limbes de son inconscience, sans jamais s'arrêter. Un rire dont l'écho était devenu insupportable. Un rire qui ne ressemblait plus tellement au sien... Était-ce bien le cas ? Son hilarité était le fruit de la dégradation brutale de son équilibre psychique l'ayant mené tout droit à la réalisation de son dessein névrotique. Certains auraient pu dire qu'il riait jaune. Un jaune d'une teinte hideuse. Non pas le jaune canaris, ni celui des crayons de couleur que les enfants utilisent pour colorer leur soleil, ni le jaune d'un citron posé sur la table d'une terrasse en plein été. Le jaune de son rire ressemblait plutôt à celui d'un hématome dont le bleu avait disparu et tirait vers le verdâtre. Un jaune verdâtre, oui, c'était bien cela. Le rire qui martelait ses oreilles, en revanche, ressemblait davantage en une hilarité sincère, dénuée d'ironie. Une horrible migraine commença à se faire sentir aux tempes d'Edouard. Puis se fut le tour de sa poitrine dont la douleur le lança. Elle lui donnait l'impression qu'il s'était fait rouler dessus par un camion. Était-ce finalement cela la mort ? Le vide, puis une souffrance croissante ?

Ses yeux commençaient à l'irriter et c'est par réflexe qu'il les ouvrit, découvrant une lueur aveuglante le poussant à les fermer derechef. Le son de son environnement commençait à se préciser et il perçut quelques discussions que le rire couvrait. Edouard prit une grande inspiration avant d'ouvrir de nouveau les yeux. La lueur blanche s'estompa peu à peu pour lui laisser découvrir la pièce dans laquelle il se trouvait. Il constata qu'il était allongé sur un lit et que les personnes à proximité étaient dans la même situation. La salle était rectangulaire et présentait des couchettes rangées dans un ordre bien pensé. Le suicidé porta sa main à son bras pour y découvrir un morceau de métal planté dans sa veine.
_ Suis-je mort ? demanda-t-il dans un râle tout en retirant l'aiguille. Le rire s'arrêta immédiatement et peu après, il vit un visage émacié aux traits étranges se dresser devant le sien.
_ Sûrement pas ! Tu pensais qu'en plus d'être mort il nous fallait souffrir ? Ce serait le clown du spectacle !
Son interlocuteur partit de plus belle dans l'hilarité tout en se penchant en arrière afin de savourer son jeu de mot médiocre. Il reconnut alors l'auteur de ce rire insupportable qui avait troublé son repos. Rétablissant le silence, l'inconnu qui se tenait debout à son chevet l'observa avec une curiosité inquisitrice avant de détendre ses traits expressifs.
_ Je m'appelle Mango ! Bienvenue dans le service des suicidés ! Il déclama sa phrase telle la citation d'un spectacle à grand public, écartant les bras comme le ferait le Monsieur Loyal d'un cirque.
_ Mesdames et messieurs, veuillez ainsi accueillir la jeune Aleksandra, qui voulut échapper à un atroce mariage forcé, le serviable Giuseppe, ancien groom d'un célèbre hôtel tombé en disgrâce dont il préfère taire le nom, le jeune Edouard qui choisit le suicide à la guerre, et bien sûr... le Grand, l'Exceptionnel, l'Unique Maaaaaaaaaango !
Le vieil Edouard tiqua lors de la présentation grandiloquente du dénommé Mango et lui répondit d'un ton rauque :
_ Je ne me suis pas du tout suicidé pour éviter la guerre, et je ne suis plus tout jeune. Qui vous a raconté ces sornettes ?
_ Oh !? Mango porta ses deux mains sur sa bouche avec une expression exagérément surprise.
_ Nous avons donc un doublon ! Bingo ! Edouard, je te présente Edouard. Enchanté Edouard. De même Edouard. Mais comment allons-nous départager les deux Edouard ? Par une plaie Edouard rit !
Le clown repartit de plus belle dans un fou rire incontrôlé qui le plaqua au sol, continuant de s'esclaffer en se roulant par terre.
_ Ne faites pas attention à lui Monsieur. C'est un clown pas très net à la base. Il est ici car il a tenté de se suicider par une overdose de gaz hilarant. Les infirmières se sont excusées plusieurs fois de ne pas pouvoir le placer ailleurs. D'ailleurs, on m'appelle Ed... déclara le jeune homme depuis son lit, les bras recouvert de bandage.
_ Pourtant, les médecins l'ont déclaré complètement sain d'esprit, ajouta celui qui devait être Giuseppe avec un léger accent italien. Si ce clown n'est pas fou, personne au monde ne l'est.

Mango se redressa d'un coup net, un doigt accusateur sur l'Italien.
_ La folie, c'est le nom qu'on donne à ceux qui ne comprennent pas la différence, Don Giovanni !
_ Giuseppe, corrigea l’intéressé.
_ Qu'importe, conclut le clown d'un geste de la main. Ne voyez-vous pas la chance qui nous sourit ?

Tout le monde l'observa avec un regard dubitatif, y compris la jeune Aleksandra qui n'avait rien dit jusque là, trop timide pour prendre part aux discussions. Mango tourna sa main tel l'hélice d'un avion pendant quelques secondes espérant une réponse qui ne venait pas. Faisant tomber ses bras le long du corps, il émit une longue plainte excessive.
_ Ce qu'il y a de fantastique dans ce service, puisqu'il faut tout vous dire, pauvres de vous, c'est qu'on croit toujours être le seul au moment de passer à l'acte, on croit être abandonné de tous, que personne ne pourrait nous comprendre, qu'aucune âme ne vit la même chose. Pas vrai ?! Et pourtant !
Il jeta un œil victorieux sur chacun d'entre eux qui concédèrent intérieurement ce qu'il venait de dire.
_ Pourtant nous voilà finalement tous réunis ici, dans ce sordide hôpital, formant l'équipe la plus prometteuse de tout l'établissement ! Nous sommes la ligue des sans espoir, non ! Mieux ! Mesdames et Messieurs, découvrez, en avant-première internationale, le mystérieux, l'impénétrable, l'inexpliqué, le sybillin, l'incroyable, l'uuuuunique …
_ Bon abrégez... s'impatienta l'ancien groom italien.
_ Le Gang des Cœurs Brisés !


Ils échangèrent des regards en projetant chacun leur propre malheur sur celui des autres provoquant une empathie générale dans la salle. Peut-être ce clown n'était-il pas si fou après tout car cette lucidité soudaine engendra en cet instant une compréhension partagée. Pour la première fois depuis longtemps, les locataires de ce service pensèrent à quelqu'un d'autre qu'à eux-même. Ils se demandèrent ce que chacun avait pu vivre pour se retrouver ici, ensemble. Comme si le malheur individuel qu'ils avaient vécu n'avait pour seul but que de les réunir. Edouard se tourna vers son jeune homonyme et lui demanda :
_ Comment en arrive-t-on à vouloir mettre fin à ses jours plutôt que de partir sur le front avec une chance de s'en sortir ? Le jeune homme l'observa quelques secondes dans le silence avant de finalement répondre.
_ Depuis ma plus jeune enfance, je vis sur le front. Celui d'une famille déchirée, de parents qui ne s'aiment pas. J'ai connu les assiettes qui volaient au milieu du repas, mes géniteurs qui étaient à deux doigts de se frapper, un dédain, une fureur, parfois une haine qui ont coloré en permanence mon enfance. Aujourd'hui rien ne change, tout est pareil. Ne pas vouloir aller à la guerre n'était qu'un prétexte pour le personnel médical à qui je ne souhaitais pas raconter ma vie. Ma mère me comprenait sur ce point. Mon père, au contraire, prétendait qu'il en allait de l'honneur de la famille. Et quelle famille... Quoiqu'il en soit, la guerre ne m'effraie pas car elle a toujours été mon quotidien. Je n'ai jamais eu besoin d'y aller car elle est toujours venue à moi.


À peine eut-il terminé ces mots qu'un chant électrique plaintif retentit dans toute la ville, résonnant dans l'hôpital tel le glas d'une période révolue. Les sirènes de Paris sonnaient si fort qu'elles recouvraient tout autre son, plongeant la Ville-Lumière dans l'obscurité d'un flot d'angoisse. Les patients se regardèrent les uns les autres, toujours allongés sur leurs lits respectifs, le regard mêlant l'inquiétude, la curiosité et l'incompréhension. Seul le clown était resté debout au milieu de la pièce, laissant échapper un petit rire nerveux quand une infirmière entra dans la pièce.
_ Dépêchez-vous, suivez-moi ! Il nous faut évacuer dans les sous-sols de l'hôpital au plus vite. Chacun des patients se leva de son lit, non sans mal, pour suivre Mango qui marchait sur les pas de l'infirmière. Edouard enfila ses bottes, attrapa sa veste au passage et vérifia que certains de ses effets se trouvaient toujours dans sa poche, imitant certains de ses collègues. Le cortège se mêla au reste des patients de l’hôpital pour descendre en une file excitée jusqu'aux sous-sols peu exploités, si ce n'est par les chambres froides, comme s'ils se rendaient volontairement de leur vivant vers leur funeste destin. Ils arrivèrent enfin dans une pièce qui ressemblait à un gigantesque caveau que l'équipe hospitalière avait aménagé à la hâte en plusieurs espaces pour placer les patients par secteurs. Ainsi nos cinq rescapés se retrouvèrent sous une voûte en pierre, assis sur des matelas et armés seulement de couvertures. Ils n'avaient cessé de se jeter des regards les uns les autres, sans comprendre véritablement ce qui était en train de se produire. Eux qui avaient échappé à une mort qu'ils avaient souhaité, ils se surprenaient désormais à en craindre une qu'on risquait de leur imposer. De l'endroit où ils se trouvaient, la pierre absorbait complètement tout son de l'extérieur, à tel point que la sirène était devenue muette entre ces murs, imposant un silence que l'inquiétude générale faisait peser sur le moral de chacun. Edouard fut le premier à briser le mutisme en s'adressant à l'Italien.
_ Comment s'appelait votre hôtel, vous disiez ?
_ Je ne l'ai pas dit Monsieur... Mais vue la situation, je ne vois plus de raison de le cacher... Il s'agissait du Grand Continental Hôtel, celui dont la Gare de l'Est avait aménagé un aiguillage spécial pour y déposer nos clients privilégiés directement sur notre quai privé.
_ Ça par exemple ! Voilà qui est amusant.
_ Vous étiez client ?
_ Disons qu'il m'est arrivé d'y consommer un verre ou deux, au Comptoir Continental.
_ Quelle coïncidence ! Très certainement alors. Ce bar était très prisé non seulement par les clients, mais aussi par la branche très artistique de Paris. Était-ce votre cas ?
L'ouvrier sourit doucement tandis que Mango, Ed et Aleksandra écoutaient attentivement, oubliant l'espace d'un instant la situation dans laquelle ils se trouvaient, ce qui était précisément le but d'Edouard.
_ On peut dire que c'était un hôtel qui symbolisait la grandeur d'une époque, répondit-il simplement.
_ À qui le dites-vous ? La clientèle venait de partout ! J'ai eu l'honneur de servir un prince indien, une star d'Hollywood, des architectes scandinaves, des diplomates russes, de très grands écrivains américains, des entrepreneurs de génie, des artistes... en voulez-vous en voilà ! Le Grand Continental Hôtel était le carrefour des cinq continents, le centre névralgique du divertissement et de la détente des plus grands esprits de cette planète. J'y ai tellement appris vous savez ?
_ Comment un italien en vient à travailler dans un des hôtels les plus prisés de Paris, demanda Mango.
_ De Paris ? Du monde Monsieur !
Ed et Aleksandra échappèrent un petit rire devant la fierté que dévoilait Giuseppe sans pudeur.
_ Jeune adolescent, j'ai d'abord travaillé dans un petit hôtel touristique qui ne cassait pas trois pattes à un canard. Néanmoins, j'y ai pu rencontrer un jour une vedette de la mode qui se plaignait du service pitoyable de cet hôtel. C'est alors que je me suis plié en quatre pour satisfaire le monsieur. J'ai fait tellement d'efforts qu'il m'invita un soir à boire un verre avec lui et il me parla d'un hôtel sans pareil en la capitale parisienne. Le patron était son ami et il s'avérait qu'il cherchait à cette époque-là un jeune fort motivé à former. C'est ainsi que je fis mes valises et pris les rails pour la Ville-Lumière que je n'ai jamais quittée.
_ Pourquoi dites-vous que c'était le meilleur hôtel du monde, demanda Ed amusé de voir Mango croiser les bras dans une moue qui semblait volontairement exagérée.
_ Imaginez... Vous avez pris un train de luxe, avec restaurant qui sert les mets d'un grand chef français cuisinant à bord, couchettes avec draps en coton d’Égypte, cabines d'intérieur parfumées aux plus délicieuses fragrances des plus grands parfumeurs de Grasse, avec un équipage au service millimétré, et ce depuis toutes les plus grandes villes d'Europe qui permettent un accès ferroviaire à Paris. Vous descendez sur un quai qui rappelle l'exotisme d'une villa d'Amérique du Sud, des palmiers gigantesques se dressant sous la marquise de verre conçue par Eiffel lui-même. C'est ici que j'entre en scène, vêtu de mon uniforme et de ma toque rouges à franges et boutons dorés, pour vous accueillir en vous proposant de transporter vos bagages jusqu'à votre chambre pendant qu'on vous guide jusqu'au Comptoir Continental où l'atmosphère des bars de Cuba vous attend pour vous relaxer. Si vous n'êtes pas d'humeur à déguster quelconque cocktail, nous avons également un service de bains conformes à la tradition nordique pour évacuer les toxines accumulées par votre voyage. Enfin, nos masseuses tout droit venues de Thaïlande sauront dénouer les nœuds les plus coriaces causés par les tracas de votre vie. Votre chambre quant à elle, saura vous accueillir avec une vue dégagée sur les toits parisiens et la Basilique du Sacré-Cœur surplombant cet urbanisme typique. Le mobilier vous rappellera l'élégance mêlant bois vernis et lin blanc que vous aviez pu apprécier d'abord dans la cabine de votre train. Le voyage continue ainsi au Grand Continental, poursuivant le rêve jusqu'au bout du monde. Sachez également que nos accueillons ce soir un orchestre puis la chanteuse la plus prisée du moment afin de vous interpréter le répertoire de l'actualité parisienne. L'espace mis à votre disposition vous permettra d'inviter votre cavalière à profiter d'un moment d'évasion pour une valse savante ou musette. Cet événement vous sera proposé en complément de notre menu du jour. Salade d'asperges à la provençale, loup flambé au fenouil accompagné de son lit de mousse forestière ainsi que la surprise du chef en dessert qui vous fera voyager vers les contrées reculées d'Extrême-Orient où la cannelle est impératrice. En attendant, jouissez pleinement de votre séjour parmi nous, et n'oubliez jamais que le Grand Continental remuera ciel et terre pour vous. Car cet hôtel n'est finalement pas seulement le meilleur hôtel du monde, il est un concentré de ce qui se fait au monde de meilleur.
_ Mais le monde a changé... intervint Mango dont le rire avait totalement disparu.
_ Oui, le monde a changé, confirma Giuseppe. Et le Grand Continental ne devint plus que l'ombre de lui-même. Les clients furent de moins en moins nombreux, les spectacles devinrent superflus jusqu'à être finalement totalement rayés de la programmation, les grands chefs nous quittèrent car nous ne leur offrions plus suffisamment de travail, mon trousseau de clés devint inutile, mon cœur vide, et nous n'avions plus que quelques adeptes résistants qui appréciaient toujours la recette de nos cocktails à leur juste valeur. Du Daiquiri à la Caipirinha, du Cuba Libre au Dry Martini en passant par le Clover Club, le Vermouth Cassis ou le Sazerac, tout l'intérêt qu'il restait dans notre prestigieuse institution fut finalement l'alcool. C'est ainsi que je commençai à boire. Je me rappelle que même les palmiers du quai déserté de notre gare privée avaient fini par mourir, leurs palmes brunes jonchant le sol tel le linceul de notre grandeur oubliée... Le patron finit par craquer et fermer l'établissement. L'approche de la guerre fut un coup fatal pour l'hôtel. Les instabilités politiques et sociales de l'Europe eurent raison du tourisme et de l'image internationale que voulait incarner Paris, et par extension, le Grand Continental. Ainsi, ayant passé toute ma vie à être le gardien des clés, à ouvrir et verrouiller des portes, c'est par une curieuse inconscience que je me suis retrouvé hier soir sur le Pont des Arts, le nez un peu trop rempli de liqueur de patate que j'ai gorgé davantage de l'eau du fleuve, par une glissade ajustée. Si vous aviez vu ce que j'ai vu alors. Des clés. Des clés par milliers, jonchant le sol. Chacune d'elle me racontait une histoire. Chacune d'elle parlait de la grandeur d'un séjour à l'hôtel. Et elles étaient toutes là, au fond de l'eau, agglutinées les unes sur les autres sur ce sol vaseux, dans ce cimetière aquatique...

Lorsque Giuseppe termina son récit, une explosion tonitruante s'abattit au-dessus de leurs têtes, non loin de l'hôpital. La détonation fit trembler les murs. Le plafond sembla s'affaisser. La poussière envahit le caveau dans un nuage blanc. Ainsi étaient-ils devenus les tristes figurines d'une funeste boule à neige.

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