Partie III

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Ils n'étaient pas morts. Pas encore. L'obus avait explosé à quelques dizaines de mètres de l'hôpital, avalant la façade nord qui n'était plus qu'un souvenir effondré. La poussière du caveau finit par se dissiper. Les visages couverts de blanc semblaient à peine réaliser qu'ils étaient toujours vivants. Mango fut le premier à réagir en explosant d'un rire tonitruant, un rire de soulagement, un rire si communicatif que le gang tout entier partagea l'apaisement de l'angoisse passée et rit de bon cœur, si bien que l'éclat se propagea comme un écho auprès de tous les patients et du personnel hospitalier, provoquant un chœur incroyable revivifiant le cœur de tous.

Une fois le rire collectif éteint, les discussions reprirent sous le caveau et Giuseppe poursuivit celle qu'ils partageaient jusqu'alors.

_ Et vous alors, Monsieur Edouard ? Qu'est-ce qui vous a amené ici ?

_ Certains diraient le destin, je préfère parler d'un malheureux concours de circonstances, botta Edouard en touche. Giuseppe haussa les épaules, ne souhaitant pas insister, avant de se tourner vers la jeune fille.

_ Aleksandra ? Je serais curieux de connaître ton histoire. De nature timide et introvertie, la jeune fille baissa les yeux quelques secondes, puis sentant les regards se poser sur elle, concéda quelques mots.

_ Mon histoire n'est pas aussi exotique que la vôtre, Monsieur Giuseppe... Je fus petit rat de l'Opéra de Paris. Ce furent les plus belles années de ma vie. Casse-Noisette, Le Lac des Cygnes, Coppélia, Roméo et Juliette, l'Oiseau de feu... Je décrochais toujours le premier rôle des ballets et incarnais l'avenir du palais Garnier. Le directeur artistique ne cessait de me pousser dans mes retranchements pour devenir la meilleure pour ensuite me couvrir d'éloges. "Tu es la plus belle et la plus talentueuse des étoiles que ce public ait connu" me disait-il chaque jour. "Travaille encore et encore et tu deviendras une légende". Et ce qui devait arriver arriva. Au beau milieu d'une représentation de Casse-Noisette, j'avais tant tiré sur la corde, si je puis dire, que ma jambe m'abandonna. Je crois bien que je suis définitivement morte ce jour-là. J'ai dû arrêter la danse pour de bon, et mon père me poussa à trouver très vite un mari si je ne voulais pas finir fille de joie. Le directeur artistique resta présent pour moi, cherchant par tous les moyens à m'offrir son réconfort, puis son confort jusqu'à sa proposition de mariage que je ne pouvais pas décliner. Je m'étais résignée à devenir sa femme et n'avoir pour seule occupation que lui plaire... Devenant l'ombre de moi-même... C'était...

Aleksandra étouffa un sanglot, portant sa main sur ses lèvres. Le jeune Ed qui devait avoir à peu près son âge posa délicatement sa main sur son épaule pour la soutenir. Elle le regarda ce qui eut pour effet de gonfler son courage.

_ C'était sans compter sur les violents désirs qu'exerçait mon nouveau mari sur moi. Ce fut lors d'un soir plus dur que les autres que je décidai d'en finir...

Une larme coula le long de sa joue, une larme chargée des souvenirs les plus violents, une larme que partageaient des millions de femmes à travers le pays, l'Europe et même le monde. Une larme qui émut les hommes qui l'entouraient. Les détails que la jeune fille n'avait pas exprimés étaient si ignobles que chacun ne pouvait qu'imaginer l'horreur qu'elle avait pu vivre. L'impuissance qu'ils ressentaient en cet instant leur prit les tripes tel un étau.

_ Ne t'en fais pas Aleksandra, la consola le jeune Ed. Comme l'a dit Mango, nous sommes un gang maintenant. Nous te comprenons et... nous ne t'abandonnerons pas.

Les trois adultes témoins du réconfort que portait Ed envers Aleksandra eurent chacun un air affectueux entendu, confirmant en silence ce que le cadet venait d'exprimer. La jeune fille leva les yeux vers lui puis vers ses autres nouveaux amis et leur sourit avec tendresse, le regard vitreux.

_ Merci... Ed lui sourit caressant son épaule avant de se tourner vers le clown.

_ Je suis sûr que l'histoire de Monsieur Mango saura nous redonner le sourire, dit-il en se tournant vers le clown.

L'intéressé explosa d'un rire tonitruant qui résonna dans tout le caveau, provoquant des gémissements de protestations parmi les autres groupes de patients. Un rire général avait apparemment épuisé le taux de tolérance dans le caveau.

_ Désolé... Désolé ! s'excusa Mango avant de se recentrer vers son auditoire. Je doute que cela vous redonnera le sourire... fit-il avec le plus grand sérieux.

_ S'il vous plaît ! insista Aleksandra.

_ Bien, bien... Le Cirque Capharnaüm n'a jamais connu de meilleurs clowns que le duo Mango et Papaye. Ce dernier était mon meilleur ami. Qu'est-ce qu'il était drôle. Il était l'Auguste et j'étais le Clown Blanc.

_ Attendez, l'interrompit Giuseppe. Vous voulez dire que le clown sérieux et digne, c'était vous ?

_ Absolument. Et le farceur maladroit, c'était Papaye. Nous étions les vedettes de l'institution. Monsieur Zoras, le Monsieur Loyal et propriétaire de la troupe, s'est toujours montré - et j'insiste sur l'idée d'exhibition - à nos petits soins car il savait que nous ramenions bien plus de monde que ses vulgaires tigres. Notre tournée s'étalait chaque année sur toute l'Europe en français, en anglais, en allemand, en espagnol, en italien et même en russe ! Nous avions pour passion de vendre du rêve aux enfants comme aux grands. Papaye donnait le meilleur de lui, il supportait tant... Sa vie entière reposait sur l'humiliation que je devais lui infliger. Sur celle que Monsieur Zoras devait lui infliger. Sur celle que le public devait lui infliger. Et malgré cela, il avait tant d'amour pour les spectateurs, pour le cirque, pour moi... Pour comprendre mon histoire, il vous faut bien imaginer le spectacle, les lumières de mille couleurs, les rires, les feux d'artifice, les rugissements des fauves, l'odeur du pop-corn, les applaudissements, la satisfaction du public. Vous les avez ? Et bien imaginez l'opposé. La réalité, l'obscurité de mille teintes de noir, les pleurs, les coups de fouet, les gémissements des fauves, l'odeur de la fiente, encore les coups de fouet et l'exigence constante de Monsieur Zoras qui voulait entrer dans la légende... À la lueur des projecteurs, nous étions pour lui des vedettes. À l'ombre des coulisses, nous n'étions que son gagne-pain et les outils qui lui permettraient de donner un nom inoubliable à Capharnaüm. Nous évoluions nuit et jour entre ténèbres et illumination, entre décadence et grandeur. Si l'un d'entre nous faisait un faux pas, nous tournions cela en ridicule pour que le public n'y voit que du feu. Mais Zoras lui ne pardonnait rien.

C'était il y a une semaine, mais je sais que je n'oublierai jamais ce soir où il nous surprit. J'avais accueilli Papaye dans ma tente pour le soigner des coups de fouets qui avaient ravagé son dos. L'affection que nous partagions était sincère et innocente et, tandis que je finissais ses bandages, nous échangeâmes un simple baiser que je n'avais jamais envisagé et qui pourtant nous apportèrent à tous deux un confort d'une telle chaleur, durant ces quelques secondes, que je m'étais demandé pourquoi nous ne l'avions jamais fait. J'eus alors pour la première fois le sentiment que mon bien-être, ma santé mentale, mon bonheur, ma vie entière ne tenait que sur un fil dont il était le tisserand. Mais alors que je m'interrogeais sur la raison pour laquelle nous ne nous étions pas rapprochés plus tôt, la réponse se présenta spontanément. Zoras était à l'entrée de ma tente pour venir me solliciter. Il avait tout vu. Dans l'instant, il ne dit rien. Nous étions soulagés. Je me rappelle m'être dit qu'il n'était peut-être pas un démon après tout... Et puis le jour se leva et Papaye était introuvable... Il n'était ni dans sa tente, ni sous le chapiteau et personne ne semblait l'avoir vu jusqu'à ce que Zoras aperçut ma détresse. Il vint me voir avec les traits les plus abjects que je n'avais jamais vus, des traits qui se sont gravés dans ma mémoire, de même que les mots qu'ils prononça avec un sourire détestable : « Auguste nourrit les tigres. »

Mango arrêta soudain son récit pour étouffer un rire noyé de larmes. Edouard comprit l'horreur qu'avait enduré Mango, celle de découvrir un ami, un amour qu'on avait assassiné. Aleksandra prit dans ses bras le clown qui la repoussa gentiment.

_ Mon histoire n'est pas finie. Je vous passerai les détails de ce que j'ai trouvé dans la cage aux fauves, viles et vulgaires créatures, mais elles n'étaient rien à côté de Zoras. Le fil fut rompu, brisant sur l'instant tout ce qu'il y avait de bon en moi. Zoras voulait que le nom de Capharnaüm devienne célèbre ? J'ai donc accédé à son rêve en le rendant légendaire. La représentation du lendemain démarra par un Monsieur Loyal pendu au centre de la piste circulaire. On n'avait jamais vu de spectacle aussi saisissant dans un cirque. Les journalistes s'emparèrent de l'affaire en racontant la malédiction du Cirque Capharnaüm après un horrible meurtre dans la cage aux fauves commis par le démoniaque Zoras qui se suicida peu après pour rejoindre le Diable. Tels étaient les mots que je couchai sur sa soi-disant lettre d'adieu pour inspirer les reporters en quête de croustillante affaire.

Les mains du clown se crispèrent pendant un instant avant qu'il relâche la pression.

_ Ça a dû être terrible, lâcha le jeune Ed.

_ Je suis désolé d'avoir insisté pour que vous racontiez ces souvenirs, déclara Aleksandra.

_ C'est tout ? demanda Mango en regardant les membres de son gang, s'attendant à plus lourd verdict après cette révélation. Je vous raconte que j'ai tué et vous n'avez pas peur de moi ?

_ Nous avons tous ici tenté de nous tuer. Je ne crois pas que le concept de mort soit sujet à tant de jugement de notre part, répondit Giuseppe.

_ Je crois sincèrement qu'il n'y a pas de meilleure raison de tuer ou de mourir que celle de l'amour, ajouta Edouard. Mango baissa le regard, ne sachant s'il devait être surpris ou reconnaissant de leur compréhension.

_ Je ne pus néanmoins supporter ces quelques heures les plus horribles de ma vie, c'est pourquoi je récupérai tout le stock de gaz hilarant qu'utilisait Papaye pour un de ses numéro et en hommage à cet être fabuleux, je décidai de mourir dans un grand éclat de rire...

_ Vous êtes un poète Monsieur Mango, annonça Edouard. J'apprécie ce trait de votre personnalité.

Le clown lui sourit au moment où on entendit une nouvelle salves d'explosions faisant trembler légèrement le caveau. Les obus tirés explosaient plus loin que la première fois. Ils rappelaient néanmoins à chacun la réalité qui les attendait à l'extérieur. Leurs histoires, aussi poignantes qu'elles étaient, semblaient si dérisoires avec l'enfer qui les attendait dehors. Ils ignoraient dans quel état serait la ville. Ils ignoraient si les ennemis fondraient sur la capitale pour finir de détruire ce que les bombardiers n'avaient annihilé. Quoiqu'il en soit, la guerre facile et rapidement gagnée n'était plus qu'une fumeuse illusion...

Mango se tourna vers Edouard, le dernier à n'avoir rien dit sur lui et lui demanda :

_ Vous avez plusieurs fois évité de raconter votre histoire. Est-elle si terrible qu'il ne faille pas la raconter ?

Edouard planta son regard dans le sien tout en essayant de dissimuler sa honte.

_ Je suis désolé si c'est le sentiment que je vous ai transmis. En vous écoutant tous, je me rends compte à quel point vos parcours ont dû être difficiles, et le mien finalement si pathétique. Je me rends compte également d'à quel point vous avez été courageux, jusqu'à la fin. Je comprends chacune de vos peines et je les partage... Si je vous racontais mon histoire, vous vous diriez que je n'ai rien à faire dans votre gang...

_ Ne dites pas de bêtise. Il n'y a pas de petite souffrance, l'interrompit le jeune Ed.

_ Nous allons probablement tous bientôt mourir de toute manière. Voyez cela comme une seconde chance de faire votre rédemption. On nous a tous donné cette seconde chance, plutôt que partir par suicide. Racontez-nous donc tout dans les moindres détails. Après tout, vous êtes le dernier arrivé, celui dont l'acte est le plus frais. Je crois que nous étions fait pour nous rencontrer et partager nos vécus, quelqu'ils aient pu être, annonça l'Italien.

_ Vous avez sans doute raison Giuseppe... confirma Edouard.

Ce dernier se leva en saisissant dans la poche de sa veste un paquet de cigarettes qu'il proposa à ses camarades. Aucun d'entre eux ne fumant, ils refusèrent tous poliment. L'ouvrier en sortit une du paquet qu'il plaça entre ses lèvres. Craquant une allumette, il tira une grande bouffée qu'il avala avec un plaisir non feint avant de recracher un panache de fumée dont les volutes vinrent appuyer les prémices de son propos.

_ Tout commença dans la brume des cabarets de Montmartre...

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