Partie IV
Qui n'a jamais côtoyé les tables des cabarets de Montmartre, humé ses vapeurs, goûté ses breuvages, ni éprouvé l'intimité festive d'une goguette parisienne n'a jamais vraiment connu Paris. Celui qui a éprouvé cette chance est néanmoins frappé en retour d'une malédiction qui jamais ne le quittera, une malédiction qui l'affectera dans les moindres parcelles de son être, jusqu'à sa mort. Cette malédiction fut l'objet de bien des travaux des plus grands médecins, de Dominique-Jean Larrey à Auguste Benoist de La Grandière, qui cherchèrent tous à en percer le secret : la nostalgie. Ajoutez à ce maléfice l'amour impossible d'une femme chérie à sens unique, affliction que chaque homme a connu au moins une fois dans sa vie, étendez-le sur toute la durée de la mienne, et vous obtiendrez le mal dont je souffre depuis à présent tant d'années.
Je la vois encore traverser le hall d'entrée, trempée de la tête aux pieds, un début de soirée d'orage de mai. Pas un regard n'avait manqué de se lever vers elle pour la contempler. Ce soir-là, le cabaret affichait complet mais Rodolphe Salis fit une exception pour accueillir cette ange mouillée. Vêtue d'un manteau sombre et d'une écharpe rouge qu'elle abandonna à son hôte, elle dévoila une sublime robe noire ajustée qui mettait en valeur son regard et sa chevelure de jais ruisselant dans sa nuque. C'est alors qu'elle s'installa, par le plus grand des hasards, au comptoir à mes côtés tandis qu'elle attachait ses cheveux en un chignon qui rappelait la tradition des femmes d'Extrême-Orient. Un éclat de lumière blanche illumina la pièce animée pendant moins d'une seconde avant que la foudre fracassante ne frappe non loin dans une détonation qui la fit sursauter.
_ Vous avez peur du tonnerre ? lui demandai-je poliment.
_ Pas le moins du monde ! J'adore l'orage... Son atmosphère électrique, ses lumières galvanisantes, le chant de la pluie sur les toitures... Je trouve cela apaisant.
La chaleur de sa voix, ses pupilles posées sur moi, le sourire au coin de ses lèvres furent la foudre qui m'anima pour la première fois. Je sus dès cet instant que je tombais éperdument amoureux de cette femme dont je ne savais rien. Je sus que ma vie commençait réellement dès cet instant et qu'elle, et elle seule, serait l'artisane de ma chute. Nous passâmes le reste de la soirée à discuter des peintres impressionnistes, entre révolutionnaires et marginaux décadents, des Hollandais à Paris, de mes écrits, du Japon, de cette fabuleuse invention qu'était la photographie, de la Mongolie et du Tibet dont elle m'avoua avoir quelques traits. Puis nous enchaînâmes sur la psychologie qu'elle rêvait d'étudier, l'école d'infirmière qu'elle visait, sa passion pour les arts et son passe-temps comme modèle. Plus elle parlait et plus le sentiment éprouvé dès les premiers mots s'insinuait en moi comme une essence qui brûlait de fusionner avec chacune de mes cellules. J'étais dès lors condamné. Les spectacles et autres animations du cabaret se jouaient à seulement quelques mètres de là où nous étions installés, et pourtant, ce soir-là, il n'y avait qu'elle et moi.
Nous nous quittâmes dans les ruelles de Montmartre, sous la pluie torrentielle, abrités de ma seule veste, lorsque nous croisâmes enfin une voiture disposée à la raccompagner. Dès lors, nous n'avons plus cessé de nous retrouver, dans les parcs et les jardins, dans les rues populaires ou secrètes, dans les temples et les églises, dans les musées et les expositions, dans les goguettes et les cabarets, nous ne manquions pas une occasion de nous voir, du moins jusqu'à la mort du Chat Noir. Je ne pourrais dire que je n'avais jamais été amoureux avant cela, mais cette expérience fut incomparable à toute autre et me conquit totalement jusqu'aux prémices de mon être. Cette femme m'a possédé entièrement, moi, mon passé, mon présent, mon futur. Je lui aurais donné ma vie tout comme ma mort, sans le moindre regret.
Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais ressenti un moment aussi apaisant que celui-ci. Je n’ai pas souvenir d’avoir vécu un instant qui m’a paru d’une telle simplicité et d’une poésie telle que j’eus souhaité qu’il ne s’arrêta jamais. Nous étions dans une barque à la surface du lac de Daumesnil, à deux pas du temple d'Amour, son sourire m’était adressé, à moi, unique privilégié d’un moment que j’ai gravé dans l’éternité. Elle s'apprêtait à recevoir les résultats de son école d'infirmière, et nous avions décidé de nous délecter, bien loin des cafés de Montmartre, à la fraîcheur du bois de Vincennes. Je ne crois pas qu’elle ait eu, ce jour-là, la mesure du bonheur qu’elle m’inspirait. Pourtant, c’est ce bonheur qui a continué de me lier à elle, jour après jour, et qui, j’en ai bien peur, a enchaîné mon destin au sien. Je me souviens parfaitement de cette période, où la vie était simple, où nous ne nous posions aucune question sur l'avenir, où nous possédions notre époque à bras ouvert. Nous étions les Monarques d'un Paris sans limite, Empereur et Impératrice d'un monde qui ne demandait qu'à être saisi. Rien ne pouvait nous atteindre. Rien ne pouvait nous séparer.
Pourtant, je me rappelle m'être posé cette question. Qu'en serait-il dans le futur ? Serais-je pour elle un pilier, ou bien un boulet ? Si un de ces deux rôles est fatalement attribué, quel homme serait celui qui choisirait d’être le second choix ? Quel homme serait celui qui déciderait d’être le doux défaut d’une vie instable abandonné dans la marge ? Quel homme choisirait d’être le bouffon d’une comédie dramatique conduisant à la souffrance d’un épilogue hideux ? Je me souviens d'avoir conclu intérieurement que si ce choix m’avait été donné, jamais je n'aurais pu me résoudre à être cet homme-là et si la conquête de son cœur m’était défendue, sur le long terme, j’aimerais mieux mourir dans son esprit et consumer le mien que devenir la source d’une infernale névrose malsaine qui aurait trop duré. Si le tableau de ces derniers jours, et cette tentative de suicide facilitent l’esprit à s’envelopper d’une aura fataliste, vous raconter tout cela me rappelle à ma nostalgie et m'impose une certaine mesure.
La sentez-vous? Cette passion qui brûle en vous et vous tenaille tandis que vous évoluez sur un fil sur lequel tout peut basculer, sur lequel tout est possible... À l’heure où cette flamme brûle au creux de mon ventre, c’est ce souvenir que je choisis de nourrir. Cet instant, sous le Temple d'Amour à Daumesnil, où je ne voyais qu’elle, cet instant que j’avais souhaité qu’il ne s’arrêta jamais, car rien d’autre n’était porté à tout mon être qu’elle.
***
Edouard s'interrompit secoué d'un sanglot qu'il tenta d'étouffer pour protéger le peu de dignité qu'il lui restait. Laissant glisser de ses doigts la cigarette qui s'était entièrement consumée, il camoufla son visage dans la manche de sa veste. C'est alors que, comme un seul homme, les membres du gang se levèrent et s'approchèrent de leur aîné qu'ils prirent dans leurs bras, chacun partageant sa peine, chacun vivant celle des autres comme si elle était sienne.
L'étreinte se relâcha peu à peu. Il n'avait jamais raconté cela à personne. Jamais en ces termes, jamais de manière aussi profonde. Mais ils l'avaient convaincu. Ils s'étaient tous impliqués, offrant à chacun leurs âmes, et il décida d'en faire de même et d'à son tour se mettre à nu...
***
La grandeur d'une époque ne peut malheureusement pas durer toute une vie. Le début de la fin démarra lorsque Rodolphe Salis mourut. Le Chat Noir avait été notre échappatoire. Il avait été notre lieu de rencontre, celui de nos premiers mots, de nos premiers partages, de nos premiers rires, de notre premier baiser. La fin de cette institution annonçait symboliquement une étape à traverser. Ses études à l'hôpital lui prenaient de plus en plus de temps, et mes activités d'écrivain n'étaient, pour ainsi dire, pas des plus rentables. C'est alors qu'un jour elle décida de partir, avec pour seule raison celle de ne pas s'engager. Je l'entends toujours me dire :
" Ça ne peut pas continuer ainsi. Ce qu'on avait vécu était un beau rêve, une douce illusion, mais je ne peux m'engager plus loin. Je ne le veux pas. Il est temps de grandir. "
Ainsi n'ai-je eu d'autres choix que de l'accepter et de la voir partir sur le quai d'une gare, abandonné. Je n'eus pas même le temps de lui dire tout ce que nous avions, tout ce que nous avions eu.
Notre langue nous sépare de notre passé par un simple mot. Le mot de trop. Le mot qui n'a pas été prononcé. Celui qui a été étouffé dans une phrase. Celui qu'on n'osait pas dire. Celui qu'on regrette. Celui qui parait si simple et si complexe à la fois. Le mot qu'on ne peut plus dire quand on est resté sur le quai. Le mot qu'on garde lourdement au fond du cœur quand on le regarde s'éloigner à l'horizon.
***
Edouard alluma une nouvelle cigarette dont il tira une grande bouffée tout en écoutant les bombardements qui continuaient. Il savait qu'il était en train de vivre ses dernières heures, mais il l'ignorait. Chacune de ses pensées était désormais tournée vers elle. Elle qui l'avait habité toutes ces années, malgré son absence. Elle qui l'avait maudit et hanté. Elle dont il n'effacerait pourtant aucun souvenir. Car sans Elle, il n'était plus Lui. Cela devait sûrement vouloir dire quelque chose, pas vrai ?
***
Quand j'étais jeune et pensais aux histoires d'amour, j'imaginais le coup de foudre suivi d'une relation passionnelle, je pensais à ces instants d'intensité unique qui font passer du mystère à la fascination jusqu'à l'abandon de soi dans une bulle qui n'appartient qu'à ces amants. J'admirais ces histoires. Mais s'il peut y avoir une part de vrai dans cet imaginaire, cela reste un idéal romantique qui bien souvent mène à nos pertes, comme a pu le décrire Shakespeare. Bien loin des théâtres d'agrément, bien loin des spectacles de cabaret, le véritable amour, celui qui dure, ne s'interprète pas par un acteur, il se crée, pour le meilleur et pour le pire. Il se fabrique. Il se bâtit d'espoirs et de rêves, mais aussi de concessions, de sacrifices et de remises en question perpétuelles. Il faut parfois savoir renoncer à la magie du spectacle au profit de l'authenticité, de la confiance, renoncer à un effet de surprise romantique au profit du bien-être de l'être aimé. Avoir conscience qu'une relation dans la vraie vie est différente des fantasmes littéraires et artistiques qui ne constituent qu'un schéma, une caricature, un tableau expressionniste, ou, dans le meilleur des cas, un simple cap, c'est se libérer de l'emprise des "effets", des fausses promesses d'un amour utopique qui, comme toute utopie, conduit à la déception. Et pourtant...
Pourtant ai-je malgré tout été pris dans la toile d'une illusion que j'avais moi-même dressée. J'avais beau faire la différence entre la lecture fleur bleue d'une relation et l'engagement qui pousse à devenir meilleur qu'on ne l'a jamais été, j'avais beau me construire, évoluer, réfléchir, me tester et me contester mais surtout, et chaque jour davantage, aimer. Aujourd'hui je raconte cette histoire que j'aurais pu écrire dans un roman, mais ni vous, ni personne... Nul ne peut vraiment comprendre l'amour qu'à travers son vécu, brut et authentique. Parfois seulement sommes-nous obligés d'employer des mots pour le décrire.
Alors, pour en trois mots le dire...
Trois mots qu'on attend.
Trois mots qu'on redoute.
Trois mots qui choquent et qui, pourtant, sont bien moins éloquents que le sentiment qu'ils voudraient traduire. Je l'aime. Je l'aimais. Je l'aimerai.
À jamais.
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Le mégot finit sous sa botte. Il n'avait plus grand chose à dire. Plus qu'à raconter ses vingt dernières années. Une bagatelle en soi. Car si Einstein dira plus tard que le temps est relatif, Edouard en aura vécu l'expérience. Toute sa vie ayant tenue en seulement cinq ans d'un bonheur intense, et le reste ayant filé telle l'absinthe d'une bouteille vidée par la soif inexorable d'un poète en mal de sens.
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Le reste, vous pouvez vous en douter. J'ai trouvé un boulot de simple ouvrier qui payait. Je me suis acheté une maison dans le XXe arrondissement, avec un mini jardin dont je n'ai jamais vu la couleur. J'ai passé des jours, des semaines et des années à tuer le temps que l'usine ne me liquidait pas, en noircissant des tonnes de pages, et en buvant des océans d'absinthe. Quand j'y pense, avec toutes ces pages perdues, on pourrait bâtir une armada de navires qu'on ferait voguer sur ces flots de spiritueux.
C'est sans doute ce que les gens entendent quand ils parlent de jeter une bouteille à la mer.
J'avais, à vrai dire, l'intention de finir mes jours ainsi, sans jamais avoir refait ma vie - refaire sa vie, comme si l'humain était fait de briques et de mortier - et mourir simplement d'une cyrrhose du foie, ou autres joyeusetés que l'alcool profère à ses adeptes. C'était sans compter sur une rencontre de fortune. Ou d'infortune, je ne sais plus. Je l'ai vue aux bras d'un autre homme tandis que je m'étais égaré au Bon Marché. Elle rayonnait comme au premier jour, comme si le temps n'avait pas eu d'emprise sur elle. Je ne vous raconte pas l'effet que cela a eu sur moi. Encore moins lorsque, souhaitant les saluer par politesse, je les entends parler de leur enfant qui a vingt ans. Vingt ans. Je ne suis pas un savant féru de mathématiques, mais je peux dire pour sûr qu'elle m'a quitté il y a vingt ans, avec le désir de ne pas s'engager. M'avait-elle trompé à l'époque ? Avait-elle simplement rencontré quelqu'un motivant son désir de rupture ? Ou bien trouvé l'homme parfait juste après m'avoir quitté ?
Je vous laisse choisir votre version et imaginer l'état dans laquelle cette découverte m'a plongé. Avant que l'un ou l'autre ne me voit, je me suis éclipsé avant de tenter d'en finir, dès le lendemain, sous le temple de cette sournoise Aphrodite.
***
Un silence de respect s'installa quelques secondes après la fin du récit d'Edouard, avant d'être interrompu par des battements énergiques exercés à la porte du caveau de l'hôpital.
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