Chapitre 1 : Boucle d'oreille

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Pour les funérailles de ma mère, les femmes du village me lavèrent. Parfums, huiles… Équipées d’éponges de mousse et de linges, elles me frottèrent, me décrassèrent. On me lava même l’espace entre les orteils. J’étais à leur merci mais je n’avais de toute façon pas la force de protester. Certaines que je connaissais, certaines que je reconnaissais.

On passa un temps infini sur mes cheveux. C’était la dernière fois avant un long moment que je les aurais libres. On les trempa, les lava, les retrempa, les relava. Puis on les enduisit d’huile. J’étais fier de ma chevelure. Elle était plus longue que celle des enfants de mon âge, dépassant mes fesses. On défit mes nœuds et on coiffa mes cheveux. Puis deux femmes se mirent derrière moi et les nattèrent. La natte du deuil. Je l’avais déjà vue. Je ne m’étais pas attendu à ce qu’elle orne à mon tour ma chevelure. Je ne savais pas qu’elle tirait autant sur le crâne. La douleur physique fit ressurgir ma douleur mentale. Alors qu’on tressait, je pleurai. Les femmes pleurèrent avec moi.

Lorsque la natte fut terminée, mes cheveux n’atteignaient plus que le creux de mon dos. On m’allongea sur le tapis, en déposant délicatement ma coiffure. Elle ne gênait pas tant que ça une fois sur le dos. Il fallait qu’elle soit confortable après tout, j’allais la garder pendant un long moment. Je les vis se parler entre elles pendant qu’elles ramenaient le henné. Toutes ensemble, elles recouvrirent mon corps de motifs complexes et intriqués. Sur ma peau plus claire que la leur, la pâte brunâtre tranchait nettement.

Enfin, on me fit attendre, allongé, le temps que le henné sèche. J’avais peur de pleurer et ainsi de ruiner les dessins sur mon visage et de devoir de nouveau rester immobile pendant qu’elles les réappliquaient. Les femmes s’étaient assises en cercle autour de moi et fermaient les yeux tout en parlant. Que disaient-elles, Maman ?

Les yeux humides, je fixai le plafond en chaume du wigwam. C’était là qu’on se préparait aux cérémonies ou qu’on consultait les anciennes. J’avais toujours voulu y aller. Ma mère n’avait jamais eu le droit de m’y emmener car elle n’était pas d’ici. Je ne comprenais toujours pas pourquoi elle était d’ailleurs alors qu’elle était ici. Moi, je ne connaissais qu’ici. Je voulais lui montrer cet endroit. Elle serait sûrement contente de voir que l’on utilisait sa chaise. Et qu’un de ses arcs décorait un des coins. Elle n’avait peut-être jamais eu le droit de mettre le pied ici mais la présence de son travail, sa présence, m’entourait.

Je m’assoupis. Comme souvent, je fis ce rêve étrange et pénétrant d’une mer jaune qui m’ensevelissait. Une inspiration. Une expiration.

Souffle régulier.

Endormi.

On me secoua et je me réveillai en sursaut. Un mouvement de main m’échappa. La prêtresse se tenait devant moi, son assistant, le seul homme avec moi dans la pièce, présentant pour elle un plateau rond où trônait une large boucle d’oreille plate, aussi grande que ma main. Elle ouvrit la bouche et me dit quelque chose que je ne pouvais comprendre. Elle secoua la tête puis m’embrassa le front. Elle récupéra la fine aiguille que je n’avais pas vue à côté de la boucle et prit mon oreille gauche. Quand elle perça mon lobe, je criai et me mis à pleurer. Elle nettoya adroitement la goutte de sang qui s’était échappée. Voir mon sang ainsi faillit me faire tourner de l’œil. La douleur lorsque la prêtresse enfila la boucle à mon oreille me ramena sur terre. Elle était lourde et tapait contre ma joue.

J’étais prêt.


*


On dansait tout autour de moi et les battements du tambour vibraient dans ma poitrine. Je ne regardais que le tumulus de bois, branches, bûches, paille devant moi. Ma mère, elle qui avait toujours été si pudique, avait été délestée de ses vêtements et allongée sur l’amoncellement. Entre ses mains, même si je ne pouvais pas le voir de là où j’étais, je savais qu’elle tenait son collier filial. Mon père et moi-même en avions des identiques autour de nos cous.

L’ancienne du village me tendit une torche et me pointa l’énorme tas de bois devant moi. Non, je ne voulais pas. Elle me pointa à nouveau la paille. Mon père me poussa tout doucement d’une main dans le dos. La torche était chaude et me piquait les yeux. Non…

Je m’avançai, traînant les pieds dans la terre, soulevant la poussière du sol. La résonance du tambour dans mon corps s’était arrêtée. J’étais maintenant juste devant le mont de bois. Les larmes coulèrent sur mes joues lorsque j’abaissai la torche. La paille s’enflamma immédiatement et je sursautai d’un bond en arrière. Mon père s’empressa de prendre la torche de mes petites mains. Lui était capable de la tenir d’une seule main.

Le feu commençait à se propager. Mon père fit le tour et enflamma un autre endroit. Puis la torche passa de mains en mains. Ce n’étaient que des amis de ma mère. Chacun alluma le feu aux endroits qu’il n’avait pas encore atteints.

Les flammes montaient et la chaleur avec. Nous nous écartâmes du bûcher de ma mère. Elles se mirent à pourlécher sa peau et quelques instants plus tard, une horrible odeur emplit l’air. Larmoyant, je regardai les langues orange s’enfuir dans le ciel étoilé jusqu’à toucher les deux lunes.

Ma mère m’avait dit avant de succomber à la maladie qu’elle allait pouvoir y rejoindre les Sélénites et me protéger de tout là-haut. Moi, je voulais juste qu’elle retourne sur Terre et qu’elle me console.

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