Chapitre 2 : Panier

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Ma vie changea du tout au tout. Je quittai la maison en pierre de ma mère pour vivre dans celle de mon père, traditionnelle en bois, centrée autour d’un grand arbre. Nos discussions étaient simples et peu profondes. Ce n’est pas qu’il ne connaissait pas le langage des signes que ma mère avait mis au point quand elle avait compris que je ne pourrais pas communiquer autrement… C’était juste… qu’il n’était pas bavard… et en fait, manquait de vocabulaire.

Privé, donc, de la seule personne qui me comprenait vraiment, je me retrouvai seul. J’errais dans le village, dans les ruines du bastion en pierre, dans les chemins d’agriculture, dans la maison de ma mère, dans les terrains de jeu où jouaient les autres enfants. J’aimais bien regarder ces derniers de loin. Je n’avais pas le droit de jouer avec eux, ils me l’avaient bien fait comprendre, mais ce n’était pas interdit de les observer, pas vrai ? Je prenais juste soin de ne pas me faire voir.

À la fin de leurs jeux, je les voyais rejoindre leurs mères. Celles-ci les embrassaient, leur donnaient des baies ramassées en chemin, les grondaient, coiffaient leurs longs cheveux. Des mères aimantes et des enfants aimés. Elles étaient belles avec leurs coiffures féminines, leurs peaux chaudes de la couleur de la terre, leurs colliers filiaux, identiques à ceux de leurs enfants.

Ma mère ne leur ressemblait pas. Elle avait eu les cheveux les plus courts du village – elle les avait faits pousser trop tard, m’avait-elle dit –, sa peau était froide, de la couleur du bois poncé, et elle ne portait son collier que pour les occasions spéciales.

Elle me manquait terriblement.

*

Je grattai l’écorce du tronc de l’arbre autour duquel était construite la maison de mon père dans une tentative de tromper l’ennui. Sans ma mère, je n’avais plus de directives pour régler mes journées et au bout de plusieurs jours, j’étais lassé de pleurer dans mon coin et de regarder les autres villageois vaquer à leurs activités.

Mon père, comme chaque soir, était devant ses papiers avec d’étranges dessins et jouait avec. Avec la formation des futurs protecteurs du village, c’était son activité préférée. Moi, je ne voyais pas ce que donner des coups aux autres et dessiner des formes bizarres avaient d’amusant.

Je soupirai. Un gros bout d’écorce se cassa. Je paniquai et tentai de recoller l’écorce au tronc. Elle retomba dans mes mains à chaque fois. Tirant la langue, j’essayai de la glisser sous un autre bout d’écorce en espérant ne pas la décoller elle aussi. Je retirai mes mains. Ça tenait. Un sourire envahit mon visage. Ouf. Bon, c’était signe qu’il fallait que j’arrête de jouer avec cet arbre.

J’en aurais de toute façon été empêché car l’ancienne du village passa la porte d’entrée. C’était une femme toute ridée et qui semblait n’être qu’un ensemble de plis les uns sur les autres. C’était la plus vieille du cercle des anciennes donc elle en était un peu la cheffe. Pour cette raison, elle portait bijoux sur bijoux, dans ses cheveux gris, pour cacher son crâne dégarni, sur son visage, sur ses bras, sur son corps, pour cacher sa poitrine pendante, sur ses doigts, en soi, partout, pour distraire l’attention de tout le monde. À la lumière de nos bougies, elle brillait de tous feux. Elle me donnait toujours mal aux yeux.

Elle ne me jeta pas un regard et s’adressa à mon père qui avait quitté son bureau. Je savais reconnaître des mots sur les lèvres des gens. Des mots simples, que l’on utilise tout le temps. Bonjour, merci, mon prénom, Mère Nature, au revoir. Je me demandai à quoi pouvait bien ressembler mon prénom sur leurs lèvres. Qu’est-ce qui en faisait mon prénom et pas celui d’un autre ? Ce soir-là, mon prénom revint souvent à leur bouche. Mon père n’osait pas croiser mon regard mais l’ancienne pointa souvent son doigt sur moi. Elle avait l’air soucieux. Elle se pinça plusieurs fois l’arête du nez quand mon père faisait non de la tête.

À un moment, elle me fit signe de venir. J’approchai. Elle me tâta les bras, l’air pensif puis contempla mon visage. Elle se lança à nouveau dans ce qui était clairement une leçon que mon père contempla sans mot dire. Lorsqu’elle eut fini, il ferma les yeux et acquiesça. Il se tourna vers moi et commença à signer de sa façon maladroite :

« Respectable vieille dame veut toi participer village de vie… vie du village.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Toi fais partie du village. Tout le monde doit aider village. »

Mon père était dur à comprendre, il n’utilisait presque jamais son visage quand il parlait. C’était comme si je n’avais que la moitié du message et que je devais deviner le reste. L’ancienne me regardait d’un air indéchiffrable. Je compris tout de même. J’étais un fardeau pour le village. Je ne faisais que manger ce que d’autres faisaient pousser et vivais parmi eux sans participer à l’effort du village, sans perspective d’avenir. Quand j’étais encore avec ma mère, je l’aidais à récolter le bois et à fabriquer ses meubles. J’avais un but. J’étais utile. Mon père ne m’avait pas emmené avec lui dans ses tâches pour le village. Il en prenait enfin conscience. Je lui en voulus. Il m’avait laissé seul et maintenant, on me le reprochait.

« D’accord, dis-je avec colère en me tournant vers l’ancienne. Que dois-je faire ? »

Elle parut embêtée que je m’adresse directement à elle. Mon père et elle échangèrent des paroles puis mon père eut la bonté de traduire :

« Respectable vieille dame laisse toi petite lune pour décider ce que toi veux faire. Toi dois participer aux activités de tout le monde et décider. »

Je grimaçai. Ça allait être une longue petite lune. Personne ne voudrait d’un gamin avec lequel on ne pouvait pas communiquer. Franchement, la frustration était réciproque. Je voulais ma maman… Elle seule me comprenait, faisait l’effort de me parler. Il n’y avait que du vide depuis qu’elle était partie.

*

Je passai ma première journée avec mon père. Au petit matin, quand le soleil avait invité ses premiers rayons dans la maison, il m’avait enjoint à le suivre jusqu’au bastion en ruine. C’était une place large où, même si la végétation avait repris ses droits, les arbres se tenaient à l’écart, comme traumatisés par ce qui leur avait été demandé quand les anciens humains s’étaient installés là et avaient élevé leurs maisons en pierre. C’était un endroit où il faisait très chaud quand le soleil montait et très frais quand il se cachait derrière les nuages. Il ne disposait pas du thermostat naturel des arbres. Les anciens humains étaient un peu bêtes.

Quand j’avais dit cela à ma mère, elle m’avait grondé. Ne dormions-nous pas dans une de leurs maisons ? N’y faisait-il pas plus frais lorsque la chaleur étouffait le village ? Elle avait raison, bien sûr. La maison de mon père était plus étouffante que l’avait été celle de ma mère. Mais j’étais plus à l’aise avec la chaleur que ma mère ne l’avait été. Son visage devenait parfois entièrement rouge, ce qui inquiétait tout le monde mais la faisait rire.

Le fait est qu’il faisait chaud et que mon père m’avait fait aligner à côté des autres apprentis. Ils étaient une petite dizaine et tous plus âgés que moi, des adolescents. Ils semblaient attendre quelque chose alors je calquai mon attitude sur la leur. Rester debout et immobile était beaucoup plus épuisant que ce que je n’aurais cru. Surtout sous cette chaleur. La saison des pluies n’allait pas tarder. Elle ferait disparaître les dernières traces du henné qui recouvrait mon corps. La première étape de mon deuil serait donc bientôt terminée.

Alors qu’il avait disparu pendant plusieurs minutes, mon père réapparut avec une guerrière. Ses cheveux avaient été tressés en demi-queue, de petits bijoux coincés dans les creux. Du henné formait des motifs sur ses mains, dont l’une tenait une lance. C’était la cheffe guerrière du village. Elle s’adressa à nous puis claqua amicalement son bras avec celui de mon père et elle repartit, lui laissant prendre le relais. C’était terriblement ennuyant. Pourquoi les gens ressentaient-ils autant le besoin de parler ? En long et en large ? Les voir avec les bras collés le long du corps faisait monter des frissons dans mes mains, dans une envie de me plaindre.

Il y eut finalement du mouvement autour de moi. Les adolescents récupéraient leurs lances, en me jetant parfois des coups d’œil. Je les copiai et allai prendre une lance à mon tour. Puis s’enchaînèrent des entraînements. Mon corps, peu habitué à ce genre d’exercices, cria vite misère. Mais il était hors de question que j’arrête et que je sois à la traîne. J’étais utile pour le village, je leur montrerai !

Mais il faisait si chaud.

Ma respiration était hachée.

J’étais au fond de la mer jaune.

Je secouai la tête. Mon esprit était parti ailleurs pendant un moment. Je laissai tomber ma lance en bois. Soif, me signai-je à moi-même. La rivière étant juste au pied du bastion, je m’y dirigeai. Une fois devant le cours d’eau, je plongeai mes mains dedans et m’aspergeai le visage. Ah, c’était si frais. Je revivais. Je bus à grandes gorgées. Mon regard tomba sur une libellule posée sur une longue herbe. Son corps irisé était vraiment joli.

Quelques années plus tôt, quand je mouillais encore mes langes la nuit, j’avais l’habitude d’avoir des jeux cruels avec les libellules. Je leur arrachais les ailes. Quand ma mère s’en était rendue compte, elle m’avait réprimandé comme elle ne l’avait jamais fait. Je n’avais jamais oublié cette leçon.

Sauf qu’elle n’était plus là.

Je frappai l’eau de mon poing. Pourquoi ? Pourquoi n’était-elle plus là ? Je donnai une pichenette à la libellule, la faisant s’envoler. Je ne voulais pas la voir.

Une large main attrapa mon bras. Je sursautai mais c’était mon père. Il semblait mécontent. Il pointa du doigt l’endroit où s’était tenue la libellule et dit :

« Pas bien. »

Je détournai la tête, me libérant de sa prise. Mon regard tomba sur l’eau qui coulait. J’y balançai un caillou. Un mouvement à ma gauche m’apprit que mon père s’était assis à côté de moi. Il me tapota l’épaule et quand mon attention fut sur lui, il ouvrit sa main droite, paume vers le haut, y appliqua le dos de sa main gauche en travers et referma ses doigts. Mon prénom.

« Ça va ? »

Je l’ignorai et regardai mon reflet dans l’eau. Beaucoup de mèches s’étaient échappées de ma tresse. J’essayai de les replacer correctement mais elles continuaient à m’échapper. Je grondai de frustration, ma gorge vibrant. Une main se posa dans mon dos et je me mis à pleurer. Mon père m’enlaça et caressa mon dos et mes cheveux. C’était agréable. J’étais si petit par rapport à lui. Sa peau était chaude et sentait la sueur.

Il me tint contre lui jusqu’à ce que mes pleurs cessent. Il sécha mes dernières larmes de ses pouces et je me rendis compte qu’il pleurait aussi. Si j’avais perdu ma mère, il avait perdu la femme qu’il aimait. Lui aussi était en deuil.

« Ça va mieux, lui indiquai-je.

— C’est bien. Viens. On retourne. »

On repartit au centre d’entraînement. Les autres adolescents s’amusaient entre eux, insouciants de ce qu’il s’était passé. L’arrivée de mon père les remit sur leurs pieds. Il leur sourit et tout le monde lui sourit en retour.

Cette fois, on ne s’entraîna pas mais tout le monde s’assit en cercle devant mon père qui parla. Toujours de la parlotte. Mais il fit quelques efforts en me signant par à-coups ce dont ils discutaient. Ça parlait de protection du village, de ses habitants et de la forêt. Puis on mangea, refit un entraînement plus léger et l’on fut libéré pour le reste de la journée. Je ne voyais pas comment des gens pouvaient aimer faire ça tous les jours. La protection, d’accord, mais contre quoi ?

*

Les jours suivants, j’aidai aux chemins d’agriculture. Habituellement, c’était un travail féminin alors j’étais immensément fier de travailler à leurs côtés. Je crois qu’elles avaient accepté ma présence parmi elles suite à l’accouchement de deux d’entre elles et qu’on avait besoin de monde pour les récoltes et semis.

On marchait dans la forêt, récoltant les fruits, légumes, racines, tout en vérifiant que les animaux ne s’approchaient pas trop de nos plantations. L’air était humide et à traverser autant d’herbes, j’avais les pieds trempés. Le panier dans mon dos était vite devenu lourd. Je voyais les femmes devant moi discuter entre elles et rire. Mais pour moi, c’était une activité solitaire. Ramener la nourriture au village était gratifiant. J’aimais faire cela.

Puis il commença à pleuvoir et ça ne s’arrêterait plus avant de longs mois. Je changeai d’activité. Je fus accueilli chez les prêtresses et l’on me força à rester assis contre un arbre pendant des heures à simplement regarder devant moi. Cette pratique m’ennuyait au possible, surtout que régulièrement, le prêtre qui me surveillait me donnait de légers coups de bâtons. Je crois que je faisais du bruit. Mais ce n’est pas comme si je pouvais le contrôler…

On me fit faire ainsi nombre de tâches, que ce soit la cuisine, la confection de vêtements, l’aide à la forge ou même la construction de maisons. Rien ne sonna aussi vrai que lorsque j’aidais ma mère à récupérer du bois et qu’on le transformait en outils et meubles prisés.

La petite lune termina sa rotation en nouvelle lune et l’ancienne revint nous voir, mon père et moi. Lorsque je leur appris vouloir aider les agricultrices, je la vis claquer sa langue. Mon père traduisit – il commençait à s’améliorer à me parler un peu tous les jours.

« L’agriculture est pour les femmes. Tu ne peux pas faire le travail des femmes. Autre chose choisis.

— Pourquoi ? Je l’ai bien fait pendant plusieurs jours.

— Le groupe manquait de personnes. Et en souvenir de l’honneur de ta mère. Choisis. »

Je n’avais pas le droit d’être agriculteur ? L’incrédulité me saisit. Parce que j’étais un homme ? Ce n’était pas juste ! C’était ignoble de m’avoir laissé aider à ce moment-là et de me le refuser aujourd’hui. La colère m’envahit.

« Je ne veux pas autre chose ! » dis-je avec force.

Mon père parut désolé mais je n’étais pas d’humeur à accepter sa passivité aujourd’hui. Il ne faisait rien pour m’aider. Je croisai les bras.

« Tu veux pas choisir ? demanda mon père en captant mon regard.

— Si, mais vous me refusez ce que je veux.

— Est-ce que je choisis à ta place ? »

Je haussai les épaules. Je n’avais même plus envie de lui répondre. Je le vis soupirer puis se tourner vers l’ancienne et lui dire quelque chose. Elle ferma les yeux – même ses yeux étaient ridés – en acceptation et quitta notre maison. Mon père se pencha vers moi et prit mes mains dans les siennes. Elles étaient si grandes que les miennes se noyaient dedans. Il était un des plus grands hommes du village et un jour je serais aussi grand que lui. Mais pour l’instant, je n’étais qu’un gamin et personne ne m’écoutait.

« J’ai dit à Respectable vieille dame que tu protègeras le village avec moi jusqu’à tu choisis. »

J’acquiesçai. Ça n’avait plus d’importance.

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