Chapitre 10

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La semaine s'était déroulée lugubrement. J'avais tant travaillé qu’il m’avait fallu peu de temps pour accepter mon humble position de roturière. Je ne pouvais plus m'autoriser à arpenter les couloirs la nuit en me plaignant de mes malheurs à l'un des membres royaux, autrement dit à Seigneur Alderic. Il avait été très compréhensif envers moi, et je le gratifiais amplement pour cela. Certains de mes camarades ne l’appréciaient guère, et j'en étais désolée pour eux, car ils ne connaissaient notre roi qu'en surface, et non pas en profondeur. J'étais sûre qu'un jour, il s'ouvrirait au monde avec facilité et dévoilerait ses qualités les plus appréciables.

Quant à moi, je devais me charger de préserver le château de la saleté et d'aider madame Champon à la cuisine pour manque de recrutement. J'étais également à la tâche aux jardins, aux vêtements à recoudre ainsi qu'aux feux de cheminées à allumer plusieurs fois en journée. Monsieur Balthes espérait trouver de nouveaux domestiques compte tenu de la situation. Son travail était d'autant plus lourd que le mien, l’empêchant de publier de nouvelles annonces en ville. Soudain intéressée en le voyant discuter de cela avec la gouvernante, je me dirigeai vers lui et lui offris mon plus beau sourire.

- Si vous voulez, je peux m'en charger. De toutes manières, j'ai des courses à faire au marché, le coursier de madame Champon n'arrive toujours pas.

- N'avez-vous pas assez de travail comme cela ? me réprimanda madame Bessière, le menton levé.

Monsieur Balthes haussa un sourcil, puis croisa les mains derrière son dos.

- Voyons, madame Bessière, je pense que cette petite nous a été d'une excellente aide lors de ce début de mois. Un jour de congé serait bien mérité.

- Ce n'est pas à vous d'en décider ! Je gère mes propres filles, merci bien.

- Et moi, je reste le majordome de cette maison, alors c'est oui. De plus, elle nous aiderait à recruter du personnel, et je ne suis pas contre.

- Mais elle ne va pas laisser Louise toute seule ! hoqueta Bessière, outrée.

- Emma et Domitille pourront l'aider. Ces trois réunies pourront compenser le travail plein d'efforts que nous apporte Amicie au quotidien.

- Et pourtant ! Elle reste très maladroite. On dirait qu'elle n'a jamais travaillé de sa vie. Suis-je la seule à m'en rendre compte ? lança sèchement la gouvernante.

- Gardez vos commentaires pour vous, vipère ! siffla le majordome.

Madame Baussière maugréa sa désapprobation, puis s'avoua vaincue en fulminant :

- Fa-vo-ri-ti-sme ! Voilà ce que j'en dis !

Monsieur Balthes roula les yeux, puis m'adressa un clin d'œil. Notre majordome semblait m’estimer à ma juste valeur, et cette perspective me réjouissait. J'avais enfin un peu de compassion dans cette maison. Certes, Sire Alderic commençait à devenir amical, mais son caractère rude et glacial dressait des murs entre nous que jamais un jour je n’oserais franchir. Cet homme était impénétrable sentimentalement, et même si j'espérais lui faire avouer ce qu’il ressentait un jour, la tristesse le rendait pire que tout.

- Je veux vous revoir ce soir à six heures pour le dîner.

- Bien, monsieur Balthes.

En me retournant pour partir, le majordome m'interpella.

- Amicie !

- Oui ? fis-je, étonnée.

- N'oubliez pas de saluer votre supérieur avant de filer ainsi ! soupira-t-il, amusé.

Rouge de honte, j'inclinai légèrement la tête tout en bredouillant des excuses, puis m'empressai de retourner dans ma chambre pour me changer. J'oubliais souvent de faire une révérence ou de me pencher face à un domestique, étant donné que jadis, c'était à moi qu'on la faisait. Je me débarrassai de ma coiffe de servante sur mon lit, fermai les volets et me changeai de sorte à être vêtue d'une tenue confortable. Sire Alderic avait fait demander ma valise aux soldats de son ancien campement, qui l'avaient récupérée au bord de rails. Je finis par me décider en prenant une chemise beige discrète, et ajustai par-dessus une jupe noire à bretelles croisées dans le dos. J'avais pris cela au cas où, et j'avais bien fait ; ils étaient mes habits les plus modestes que je pouvais avoir, en aucun cas je ne devais me balader en tenue d'aristocrate. J'optais pour garder mon chignon, ré-enfilai mon bandeau de deuil au bras, descendis les escaliers à toute allure et attrapai au vol un panier tissé sur un tabouret.

- Où courrez-vous donc ? s'écria madame Champon.

- Au marché ! Je vous promets de vous prendre ce qu'il faut !

L'hiver n'allait pas tarder à se déclarer ; je préférais m'habiller d'un manteau léger ainsi que d'un chapeau foncé mis à disposition pour supporter le vent frais. Je pris les demandes de recrutement déposées sur le meuble d'entrée avant d’ouvrir la porte avec joie. Je revoyais enfin le monde extérieur après des heures de travail dans l’obscurité du château, si ce n’était lorsque j’avais l'occasion de travailler dans le parc ; et encore, je n'avais jamais dépassé les limites que m'imposait le jardinier. Après avoir inspiré longuement, je me mis en marche vers le village tout près du château, mes pas résonnant en rythme dans les petits chemins de terre. Les feuilles orangées tourbillonnaient autour de moi, soulevant doucement ma jupe sombre et plissée. Cette saison était ma préférée ; il faisait doux, les nuages gris survolaient les nuances de couleurs automnales dans les arbres et une certaine nostalgie de mon enfance s'emparait de moi. J'étais en paix. Face à moi se dressaient déjà de grandes maisons, leurs petites touches d'ancienneté s'usant dans la pierre crasseuse et orangée. J'étais passée dans ce village, une fois, et il n'était pas aussi petit qu'on l'imaginait. Je pouvais presque dire qu'il ressemblait à une ville. Heureuse, je m'engageais dans une petite rue oblique où une ribambelle d'enfants s'amusait à déposer des bateaux miniatures dans les caniveaux inondés par les dernières pluies. Étrangement, le bruit de l'écoulement me rappelait ma dernière soiré avec Sire Alderic. Je tentais de ne pas me laisser submerger par mes émotions et j'oubliai notre roi un court instant lorsque je me présentai aux échoppes. Je tendis mon panier tissé, rachetai le pâté que madame Champon m'avait recommandé de prendre ainsi que quelques tomates et champignons pour l'assaisonnement du repas du soir.

- C'est bien la première fois que je vous vois ! s'exclama une jeune vendeuse. Auriez-vous emménagé ici ?

- Oui, je suis de service au château, répondis-je poliment.

Je ne désirais pas m’étaler sur les activités du personnel au sein de la demeure ; seulement, la vendeuse tenta de me retenir, une vilaine curiosité l'animant.

- On dit qu'un futur roi sera à la tête du pays. Est-ce vrai ?

- Il paraît que c'est Seigneur Alderic, enchaîna un vendeur à la moustache épaisse. Je n'avais jamais entendu ce nom avant.

Sans le vouloir, je me mis à rougir, agacée que notre roi n'eût pas le respect qu'il méritait.

-Sire Alderic, désormais, corrigeai-je. Il... il est l'un des trois fils du feu roi Henri, expliquai-je, mal à l'aise.

- Vraiment ? Un troisième fils ? V'là aut'chose ! soupira la vendeuse.

- Si, en effet, ça me dit quelque chose... grommela son compagnon.

- Si c'est le cas, le couronnement devrait se faire au plus vite, ajouta une commère qui venait d'arriver, un sac en tissu à l'épaule. Nous vivons dans une misère terrible, les marchés ferment de plus en plus à cause de l'économie qui s'écroule. Nous pensions ne plus avoir personne à la tête du pays depuis l'assassinat.

- Il est vrai que les gens de là-haut sont bien désorganisés, madame ! s'emporta la vendeuse en faisant de grands gestes.

Son compagnon hocha la tête, les sourcils froncés.

- Ces Larceroy sont des incapables, ils nous laissent vivre dans les pires des conditions.

- Le couronnement a déjà eu lieu hier, en toute discrétion, le réprimandai-je, courroucée. Maintenant que Sire Alderic est roi, il reprendra les choses en main.

- Parce-que vous les connaissez ? s'exclama la commère, stupéfaite.

- 'Y paraît qu'elle travaille là bas, maugréa le vendeur.

- Quelle honte ! Profiter qu'il n'y ait plus beaucoup de service depuis l'assassinat pour gagner de l'argent alors que la moitié de la population souffre de la famine, c'est très égoïste.

Cette petite dame commençait franchement à m'agacer ; je lui lançai un regard noir en tournant les talons pour clore cette conversation, me dirigeai vers le centre du village afin de placarder autant d'annonces que je pus et m’échappai au plus vite de ce lieu sinistre. Autrefois, les villageois d'ici m'avaient paru bien plus agréables. En passant dans une autre rue plus sombre, j'aperçus au loin un jeune homme assis contre le mur d'une maison, grelottant de froid. J'étais bouleversée ; plus je m'enfonçais, plus je remarquais qu'il y avait des distributions de soupe aux plus démunis, sans compter qu’ils étaient très nombreux. Bien trop nombreux. Ennuyée de devoir passer devant eux sans pièce d’argent à la main, je fis demi-tour après avoir affiché d'autres demandes de recrutement et m'empressai de rentrer au château, une main sur mon chapeau.

Cette affaire me paraissait assez préoccupante pour ne pas en parler ; je cherchais une solution pour l'exposer à Sire Alderic, sans lui manquer de respect pour autant. Fatiguée et songeuse, je soupirai en chemin et tins comme je pus mon panier de provision pour qu'aucune tomate ne tombât au sol. Je ne pouvais me permettre de faire la moindre erreur alors que j'étais pour la première fois en permission de sortir depuis mon arrivée.

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