Chapitre 14

10 minutes de lecture

Cela faisait deux jours que j'étais sans nouvelles de Sire Alderic. Il n'était pas revenu des frontières comme il l'avait prévu. Je ne pouvais m'empêcher d'éprouver une angoisse maladive ; il m'avait promis de rentrer le soir tombé. Sa subite disparition m’avait tant atteinte que l'on m'envoya au grenier, le dernier étage après celui des chambres des domestiques, afin de nettoyer au mieux la lucarne œil de bœuf du château. En montant les escaliers avec mon seau d'eau, je ne pouvais m'empêcher de m'attendre à une pièce en ruine, plongée dans le noir. Connaissant l'état de la lucarne vue de l'extérieur, j'allais avoir du travail. En gravissant la dernière marche, je retins mon souffle et abaissai la petite poignée en or ; un rayon de soleil m'éclaira aussitôt, m'obligeant à plisser les yeux pour mieux voir ce qui s’offrait à moi. J'en fus subjuguée ; la lucarne à la taille imposante brillait aux reflets de l'astre du jour, et tous les meubles disposés autour d’elle la complétaient dans sa majesté. J'étais comme dans un conte rédigé par tous ces hommes de plume passionnés de pièces antiques, les meubles vétustes délaissés contre le papier peint du mur déchiré mettant en valeur la beauté de ces lieux abandonnés. Fascinée, je m'approchai de la fenêtre usée par le temps tout en contemplant l'immense grenier dans lequel j'avais la chance de me trouver. Je l'époussetai d'un geste de main fébrile, de peur de la briser au simple contact de mes doigts.

- Magnifique... murmurai-je, charmée.

L'architecte avait été très bon sur ce coup là. J'appréciais le travail des contours argentés qui se croisaient au centre de la vitre, formant une rosace en harmonie avec la lumière du soleil. Je déposai mon seau sur le sol, retroussai mes manches et me relevai, prête à faire renaître cette œuvre d'art qui n'avait sûrement pas été entretenue depuis une éternité.

* * *

- C'est du bon travail, Amicie, me félicita monsieur Balthes.

Nous observions tous la fenêtre depuis le parc, cinq heures après mon nettoyage acharné.

- J'admets que cela change tout, enchaîna madame Bessière, cachant tant bien que mal sa surprise.

- Merci, répondis-je, un petit sourire aux lèvres.

Il y eut un court moment de silence jusqu'à ce que madame Champon arrivât.

- Je suis admirative, souffla-t-elle, la bouche grande ouverte. Elle ne ressemblait pas à cela avant.

Emma et Domitille haussèrent les épaules, jetèrent un dernier coup d'œil à la fenêtre puis retournèrent vers le sous-sol. Tant mieux. Je n'avais pas besoin de l'avis de ces deux commères.

- Elles sont jalouses, tu fournis bien plus de travail qu'elles, gloussa Louise.

- C'est bien vrai, ajouta Baptiste en levant les yeux au ciel.

Je les remerciai d'un simple regard tout en gardant la tête levée vers la lucarne, mes cheveux lâchés portés par le vent. J'étais fière de ma tâche, elle m'avait permis de m'occuper l'esprit. Si seulement le roi pouvait bientôt revenir, mon cœur n'en pouvait plus d'être alourdi ainsi.

- Allez. Le soleil ne va pas tarder à se coucher, nous devrions tous rentrer pour servir le repas à Monsieur et Madame d'Argillères, finit par déclarer monsieur Balthes.

- Bien, monsieur Balthes, répondîmes-nous en chœur.

D'un pas léger, nous nous dirigeâmes toutes deux vers la porte du sous-sol, comme deux vieilles amies qui se connaissaient depuis toujours. Nous croisâmes Monsieur et Madame d'Argillères au cours de leur promenade quotidienne, leurs silhouettes habillées de bleu-marine courbées dressant un portrait fidèle à leur malheur dans la brume du soir.

- Tu penses que Sire Alderic reviendra ? lâchai-je en les observant disparaître dans le château, déboussolée.

Louise me lança un regard désolé.

- Pour je ne sais quelle raison qui pourrait lier un grand roi à une petite servante, j'ai conscience que vous vous entendez bien. Aie un peu de patience. Il a déjà disparu de la sorte ; on l'a toujours vu revenir vivant.

- C'est une longue histoire... balbutiai-je, les mains croisées sur mon tablier.

Mon amie me pressa l'épaule, un faible sourire aux lèvres.

- Je sais que tu me la raconteras quand tu en auras envie. En attendant, je ne te souhaite que du courage.

- Que faites-vous encore là ? Dépêchez-vous d'aller aider Emma et Domitille ! ordonna madame Bessière en passant devant nous.

- Cela m'étonnerait qu'elles fassent grand chose, grommela Louise dans mon oreille.

- Que dites-vous ?

- Rien, madame Bessière, tranchai-je, tout de même amusée dans le fond par cette remarque.

- On espère simplement que nous aurons bientôt des valets pour nous aider, expliqua Louise poliment.

J'ouvris la porte et nous nous engouffrâmes à trois dans le petit couloir, rejoignant la cuisine en silence.

- Si vous voulez tout savoir, l'annonce de monsieur Balthes nous a été très utile. Un jeune homme viendra passer l'entretien demain. Maintenant, filez, intima la gouvernante avec ses grands airs.

Sous son ordre, je me rendis avec Louise jusqu'à la grande table où madame Champon s'était attaquée au repas, puis je pris un plateau d'argent pour servir l'entrée. Mon amie y déposa quelques plats, me sourit en sachant pertinemment que je n'avais plus besoin de conseils, puis me suivit avec un autre plateau. Nous montâmes les escaliers à toute vitesse, traversâmes le couloir pour prendre la direction de la salle à manger et nous arrêtâmes quelques secondes pour reprendre notre souffle. Tenant maladroitement mon plateau, je réussis à ouvrir la porte pour entrer et laissai Louise passer avec la salade.

- Veuillez nous pardonner pour notre retard, Monsieur, dis-je en refermant la porte.

- Des femmes de chambre qui s'occupent de servir notre repas, soupira le comte en affichant un air insatisfait. Comme c'est étrange... je suppose que je dois m'y habituer.

- Baptiste n'est pas ici ? demanda la comtesse.

- Il est très occupé avec les nouveaux valets d'arme, Madame, expliqua Louise en remplissant son verre. Ils sont arrivés aujourd’hui pour nous aider à renforcer la sécurité du château.

- Ont-ils réellement besoin de Baptiste ?

- Apparemment.

La porte s'ouvrit soudainement, coupant leur discussion. Monsieur Balthes venait d'arriver avec un pichet de vin, essoufflé. Il s'exclama aussitôt :

- Pardonnez-moi, Monsieur le Comte. Une urgence m'attendait, et je...

- Ce n'est rien, marmonna celui-ci. Je suppose que plus rien n'a d'importance, maintenant que notre petit-fils est absent.

Il avait ajouté cela avec une pointe de chagrin. J’eus de la peine en voyant nos deux aristocrates peu captivés par leurs assiettes sur la table ; ils semblaient mourir d'impatience et d'anxiété. Je ne pouvais que compatir. Sire Alderic n’avait pas pensé aux conséquences de son départ aux frontières. Ses grands-parents l'aimaient, et tout le personnel lui restait fidèle même s'il ne le portait pas dans son cœur. Pourquoi partait-il sans se soucier de ceux qu'il laissait derrière lui ? Je ne pus m'empêcher d'inspirer longuement, les mains tremblantes.

- Amicie ? Tout va bien ? demanda monsieur Balthes, les sourcils haussés.

Monsieur et Madame d'Argillères me regardaient avec étonnement. Je m'étais sûrement égarée dans mes pensées.

- Oui... oui, désolée.

- Cette petite semble exténuée. J'espère que vous ne la maltraitez pas trop, monsieur Balthes, fit remarquer le comte tandis que je leur servais leur deuxième plat.

- Pas du tout, le rassurai-je aussitôt, honteuse. Je vais bien, je vous remercie, Monsieur.

- Vous me faites penser à quelqu'un... dit distraitement Madame la Comtesse. Nous sommes nous déjà vues ?

Je me figeai aussitôt, la main crispée à mon plateau.

- Cela m'étonnerait, Madame. Je n'ai pas souvent l'occasion de croiser des gens respectables comme vous.

- Pourtant... commença-t-elle.

- Vous êtes sûrement fatiguée, chérie, la coupa son mari en prenant sa main.

- Probablement.

Je pris la décision de m’éclipser après les avoir salués discrètement, me retournai et quittai la pièce sans faire un seul bruit. Louise m'observait m'en aller d'un œil suspicieux, mais je n'y fis pas attention ; j’étais quelque peu retournée par la question de Madame la Comtesse. Peut-être nous étions-nous déjà vaguement aperçues à une réception, ou à un dîner, mais de là à me reconnaître, cela paraissait absurde. Je passai le reste de la soirée à allumer les feux de cheminée dans les pièces qu’occupaient fréquemment le comte et sa femme, puis me retirai me coucher. En entrant dans la chambre, je vis que Louise m'y attendait en chemise de nuit, les bras croisés et les cheveux défaits.

- Toi, tu me caches quelque chose. Tu avais l’air étrange, ce soir.

- Je... oublie cela, d'accord ? Je n'ai pas la force de discuter.

- Très bien, soupira-t-elle. Veux-tu que je te fasse une natte, comme d'habitude ?

- Oui, s'il te plaît, dis-je d'une petite voix.

Après avoir enlevé mon bonnet, je m'installai sur un petit tabouret devant le nouveau miroir que ma camarade de chambre avait acheté dans la matinée, étonnée d'y voir mon reflet. Mes cheveux bruns étaient en désordre, j'avais les joues rouges à cause de l'effort et des cernes sous les yeux. Je pouvais moi-même lire la nervosité sur mon visage, signe que mon ancienne vie me manquait. Seul Sire Alderic réussissait à me la faire oublier, et il n'était malheureusement pas là. J'attendis patiemment devant la glace d'avoir les cheveux attachés, la gorge nouée.

- Tu as une petite mine. Tu es sûre que tout va bien ? lâcha Louise tout en attachant mes dernières mèches avec un ruban.

Je hochai lourdement la tête, hantée par le sommeil.

- Tu peux toujours demander à monsieur Balthes de t'enlever un peu de travail et de le répartir pour qu'Emma et Domitille participent.

- Impossible, refusai-je. Il a besoin de toute l'aide possible. Emma et Domitille sont plus à l'aise pour aider Madame la Comtesse à s'habiller et à s'occuper d'elle toute la journée.

- Peut-être, mais elles ont plus de temps libre que toi. C'est injuste.

- Ne t'en fais pas, murmurai-je, consciente des risques que j’avais pris en me devenant une domestique.

Je me levai de mon tabouret, le contournai et me dirigeai vers la fenêtre qui surplombait le parc tout en repensant au grenier qui m'avait ravie. J'espérais y retourner. C'était un lieu dont j'étais tombée amoureuse, surtout lorsque j'avais découvert qu'il y avait une bibliothèque sous l'une des nombreuses toiles blanches. En détournant mon regard vers l'allée principale de l'immense jardin, un mouvement captiva mon attention et je dus pousser un peu plus les rideaux pour m’assurer qu’il était réel ; un cheval au loin s'avançant dans le vent glacial fit soudainement battre mon cœur à mille à l'heure.

- Sire... hoquetai-je en collant mon nez à la vitre.

Sans réfléchir, j'attrapai le châle sur mon lit, m'enveloppai dedans et courus hors de la chambre sous l'expression étonnée de Louise. Je me promis de le lui expliquer plus tard, m'élançai dans les escaliers dans l’obscurité, et, connaissant le chemin par cœur, j'empruntai les couloirs infiniment étendus du château dans l'espoir de trouver la grande porte. Chose faite, je l'ouvris avec vivacité et me dépêchai de traverser le carré de graviers pour rejoindre l'allée des sequoias. Le bruit des sabots du cheval s'approchèrent peu à peu de moi et, grâce aux rayons de la lune, je pus distinguer la silhouette du roi s'avancer dans la neige. Il finit par s'arrêter à côté de moi, nos regards brillants se croisant dans la nuit. Moi dans mon châle, lui en piteux état, la vapeur de nos souffles s'envolant au dessus de nous pour se mêler au froid de l'hiver intense.

- Amicie... dit-il faiblement.

Il se laissa tomber de son cheval avec difficulté, une main contre son épaule et la tête baissée. Je me jetai à son cou sans hésiter. Il ne réagit pas immédiatement face à cela puis, perdu, il entoura ses grands bras autour de moi avec maladresse. Malgré ses blessures, c’était lui qui me maintenait tant je manquais de perdre l’équilibre.

- Vous êtes en vie, débitai-je d'une voix étouffée en me détachant de lui. Dieu merci. Êtes-vous blessé ?

- La tête e-et l'épaule, articula-t-il.

Il émit un grondement de douleur en appuyant son corps contre son cheval , la respiration saccadée. Je passai aussitôt ma main sous ses mèches blondes. Du sang apparut sur ma paume.

- Oh, non... venez, vite, donnez-moi votre bras, je vais vous aider, je...

- Calmez-vous, me dit-il doucement, le visage tiré par la douleur. Ce n'est rien, je vous assure.

J'attachai le cheval à un arbre en enroulant son filet à une branche, lui caressai le museau brièvement, puis me dépêchai de revenir vers le roi qui ne tenait pas debout.

- Marchez près de moi, Sire, je vous permets de vous appuyer sur moi.

- C’est vous qui ne tenez plus debout, Amicie. Vous êtes toute pâle.

Je lui lançai un regard désapprobateur avant de l'inciter à avancer à mes côtés, sentant son épaule se presser légèrement contre la mienne.

- Vous allez y arriver, le rassurai-je.

- Avec vous près de moi, j'en suis persuadé.

Mes joues virèrent au rouge malgré moi. Nous continuâmes de longer l’allée avec lenteur, l’air de deux voyageurs perdus au milieu du brouillard blanchâtre d’hiver.

- Désolé de vous avoir fait attendre, marmonna-t-il.

- Ne me refaites plus jamais cela, le grondai-je gentiment. Remarquez, c'est surtout vos grands-parents qui ne tiennent pas le coup.

Sire Alderic grimaça, et je pus sentir contre moi son sang chaud s'écouler sur mon châle. Son visage était égratigné, et je ne pouvais attendre plus longtemps de le voir dans cet état sans en connaître la raison.

- Avez-vous... combattu ?

- Très peu. Mais les Lombards sont de plus en plus coriaces. J'ai peur que la guerre n'explose.

- Devrez-vous y retourner ? demandai-je subitement.

Il se retint de s'appuyer plus contre moi.

- Il... le faut. Je sais que cela ne vous plaît pas.

- Pas vraiment, non, admis-je, ennuyée.

Je pus percevoir dans son regard une lueur de soulagement, mais elle disparut aussitôt et laissa place à son habituelle expression neutre. Sire Alderic se munissait de sa plus grande arme lorsque l’on cherchait chez lui une once d’émotion ; l’impassibilité. Je lui serrai alors la main avec douceur. Surpris, il baissa la tête vers nos mains, puis il murmura :

- Je sais maintenant qu'en partant, je vous porterai dans mon cœur, Amicie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire bbnice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0