3.3 Se séparer

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La grossesse d'Irène est angoissante. Certes, elle souffre de maux bénins comme de nombreuses autres femmes. Son trouble est ailleurs. Irène cherche par tous les moyens possibles comment faire pour garder Igor auprès d'elle. Elle supplie la Suprême qui reste inflexible quant au brassage des gènes. Igor doit partir dès la fin de la grossesse.

Irène est désespérée. Elle songe même à permettre à Igor de s'enfuir en prétextant une fugue ou un suicide. La Suprême est maligne, elle le ferait rechercher ou demanderait à voir le corps. D'autant plus qu'Igor a un potentiel élevé et un joli minois. Il vaut cher sur le marché des reproducteurs et maintenant qu'il a fécondé une femme, son prix a grimpé en flèche.

Ce commerce secret d'êtres humains écœure Irène. Elle n'a pas le pouvoir nécessaire pour le stopper ou même s'y opposer. Irène sait qu'elle se ferait broyer comme une feuille sous la pression de la machine despotique du régime en place. Elle ne peut même pas essayer d'influencer sur le choix de la future propriétaire d'Igor. C'est une histoire de gros sous qui décidera du sort du jeune homme.

Irène déprime au fur et à mesure que sa grossesse avance. Lorsqu'elle apprend couver deux bébés, la joie revient temporairement devant le sourire de gamin d'Igor qui caresse son ventre rebondi avec douceur et bonheur. La déprime revient quand le sexe des bébés est révélé. Irène attend deux garçons. Deux futurs reproducteurs qui seront vendus comme de vulgaires objets le jour de leurs seize ans.

Ses bébés vont devenir des esclaves comme leur père. Irène ne peut se résoudre à cette éventualité. Elle aura seize ans pour trouver une solution et non quelques mois. Avec de l'espoir, Irène y arrivera. Igor croit en elle. Il sait qu'elle fera tout son possible pour protéger leurs fils et pour le retrouver un jour. Igor a plus confiance en Irène qu'elle-même.

Les mois avancent et font monter l'angoisse. Irène est une boule de nerfs aux émotions à fleur de peau. Elle change d'humeur en quelques secondes, passant du rire aux larmes, s'énervant pour un rien puis se lamentant dans un torrent d'autoflagellation. Igor est d'une patience à toute épreuve et la soutient de toute la force de son amour. Quand elle se trouve grosse, il lui répond qu'elle resplendit. Quand elle se trouve folle, il lui dit qu'elle est incroyablement courageuse. Bref, Igor encaisse les aléas des fluctuations d'hormones, se permettant juste une larme quand un de ses garçons donne un coup de pied au moment où Igor pose sa main sur le ventre de son aimée.

À l'aube de leurs dix-neuf ans, Igor et Irène sont les fiers parents de deux solides gaillards aux vocalises stridentes et aux yeux de gazelles. Igor est autorisé à rester aider la jeune mère durant les trois premiers mois puis, il doit partir pour une nouvelle attribution. Irène ne saura pas la destination de son amour. Peut-être même changera-t-il d'État. Après un dernier baiser, les deux amoureux se disent adieu.

Irène a bien du mal à gérer l'allaitement et la vitalité des deux petits monstres qui bouleversent son quotidien. N'ayant plus sa mère, elle est vite débordée et angoissée. Il ne se passe pas une semaine sans qu'elle appelle sa pédiatre qui ne comprend pas comment on peut se mettre dans de tels états pour deux futurs reproducteurs.

Quand le lait se tarit, Irène n'est pas pour autant moins fatiguée. Ses bébés commencent à explorer le monde. Ils ont commencé par rouler mais tiennent debout, tout seuls, mais très vite, ils ont tenté de ramper pour aller chercher les incroyables choses à leur portée. La moindre poussière ou saleté sur le sol est source d'émerveillement enfantin et d'inquiétude maternelle. Tandis qu'elle s'occupe du premier, le second trouve une bêtise à faire. Irène s'épuise à leur courir après alors qu'ils ne font que ramper.

Bien qu'elle ait cessé de travailler temporairement, Irène continue de voir régulièrement la jeune Déborah qui la soulage quelques heures en gardant les deux chenapans en couches. Quel plaisir de pouvoir manger ou faire pipi sans interruption. Parfois, quand Déborah peut rester longtemps, Irène peut même prendre une douche ou dormir. Un vrai régal.

Quand les bébés ont un an, la Suprême force Irène à déposer ses bébés en crèche pour se reposer un peu et lui envoie un nouveau reproducteur, de moindre potentiel qu'Igor. Il est temps pour Irène de reprendre le travail, de couper le cordon avec ses fils et de tenter de se reproduire de nouveau, et cette fois d'avoir une fille.

On lui envoie un mâle de vingt-cinq ans, dont la propriétaire précédente vient d'être ménopausée. Son reproducteur lui a donc été retiré. Le jeune homme est dans un sale état de santé, maigre et sous nourri, couvert de bleus et d'ecchymoses. Le rouquin regarde Irène avec crainte. Les neuf entraves qu'il porte et la laisse qu'on remet à Irène, nouvelles directives de l'Alpha depuis un an, fendent le cœur d'Irène. Dès que la Zêta est partie, Irène se dépêche de le faire rentrer et de lui donner à manger. Ensuite, elle le soigne et lui fait enfiler des vêtements couvrants pour ne pas effrayer ses deux bébés qu'elle doit bientôt aller chercher.

Irène reprend le travail dès le lendemain. Très vite, le jeune homme se remplume et se calme. Il aide Irène de son mieux dans les tâches ménagères, ce qui la soulage grandement. La douceur et la gentillesse d'Irène apaisent les craintes du reproducteur qui tente même d'accomplir son devoir et se fait vite refouler. Irène ne veut qu'Igor. Lorsqu'elle est certaine qu'il ne fera pas de mal à ses fils, Irène laisse parfois son reproducteur seul pour les surveiller.

Peu à peu, il devient une référence paternelle pour les garçons qui font leurs premiers pas et de nouvelles bêtises. L'ingéniosité des deux jumeaux, quand il s'agit de faire des âneries, est grande. Irène et Tonton sont épuisés à leur courir après, mais débordent de joie face aux sourires chocolatés et les yeux espiègles qui les regardent.

Le répit d'Irène ne dure qu'un an. Malgré les bons traitements, son reproducteur meurt d'une maladie chronique, cause de sa malnutrition depuis son enfance. Irène ne peut le faire soigner, il est interdit aux médecins de donner des soins de pointe aux reproducteurs.

Irène s'occupe donc seule de ses fils et refuse l'envoi d'un nouveau reproducteur, prétextant un chagrin et le besoin d'un temps de deuil pour elle et ses enfants. En réalité, Irène se prépare. La nouvelle Alpha, au pouvoir depuis maintenant trois ans, sort de plus en plus de décrets tous plus affreux les uns que les autres. Irène a un mauvais pressentiment, un très mauvais pressentiment. Depuis le début, la jeune mère se méfie de cette dirigeante, étrange et malsaine.

Alors, Irène retire de l'argent, un peu chaque semaine et le stocke à l'abri dans des sacs. Elle apprend à faire un feu sans briquet, quelques mouvements de self défense et surtout, achète une tente et un nécessaire complet de camping. Elle explore les montagnes et les forêts alentours. Elle fait des provisions de pansements et autres matériels de soins non-périssables.

Pendant un an, Irène se renseigne et noue des contacts utiles avec des Gammas ou des Zêtas avec qui elle se lie d'amitié. Elle planque des affaires dans des grottes au cas où. Elle se dit que quand ses fils approcheront des seize ans, ils auront le matériel pour s'enfuir. Irène envisage l'avenir de manière sombre.

Les événements lui donneront raison très vite. Peu après ses vingt-deux ans, alors que les garçons ont trois ans et débutent l'apprentissage des lettres, un nouveau décret sort et horrifie Irène. Dorénavant, les enfants ne peuvent plus rester avec leurs mères. Ils doivent partir dans des orphelinats Étatiques pour y être élevés convenablement. Les mères ont une semaine pour dire adieu à leurs enfants et les déposer dans le lieu d'accueil le plus proche.

Effondrée, Irène sait ce qui lui reste à faire. Elle achète quelques vêtements un peu grands à ses fils puis, fait le plein de nourriture de longue conservation. La jeune femme finit de vider son compte en banque et change les plaques de sa voiture. Elle jette son bracelet de gestion après avoir retiré le bracelet d'entrave à ses fils, obligatoire pour les jeunes reproducteurs de moins de six ans. Elle s'enfuit pour les montagnes avec ses garçons sans prendre les grandes routes. Irène utilise les voies de pompiers et sentiers ruraux pour ne pas être repérée.

La jeune femme bouge sans cesse et se fait la plus discrète possible. Elle ne se mêle pas à la cohorte de mères en fuite trop facilement repérées et récupérées car non préparées. Elle ne cherche pas à passer les frontières, trop bien surveillées. Ses fils ne sont pas plus perturbés que cela de dormir dans une grotte et de ramasser des fruits dans la forêt. Irène récupère un peu de viande grâce à des collets et des petits pièges. Elle a appris à en faire en faisant croire que son jardin était dévasté par les lapins.

Pendant plus de six mois, Irène ne croise quasiment personne. Vivant seule avec ses fils à qui elle apprend les lettres et les chiffres, prémices de la lecture et des calculs. La folie liée au nouveau décret se calme un peu. La surveillance policière se relâche. Irène se dirige vers le Nord Est, vers l’État 29, le seul accessible en voiture et qui n'est pas dirigé par une amie de l'Alpha de l’État 34. Là-bas, elle pourra se mêler à la population avec ses fils sans que cela ne soit suspect. En plus, elle pourra peut-être retrouver Déborah, Alpha de l’État 29 et future Suprême. Irène espère pourvoir se faire protéger.

Pendant trois ans, Irène reste dans cet État. Toutefois, voyant que Déborah était submergée de conseillères peu recommandables, Irène se tient à bonne distance de son ancienne protégée. Elle ne veut pas réapparaître officiellement, de peur de devoir retourner dans son État et de perdre ses fils. Mais elle ne s'habitue pas à ce pays si froid où elle peine à se faire des amies.

Alors, ses fils étant suffisamment grands pour savoir se tenir sages quand il faut, Irène rentre chez elle, là où elle est née. Grâce à quelques amies d'enfance fidèles et quelques Zêtas en colère contre leurs conditions de vie, Irène fonde un groupe, de femmes renégates, destiné principalement à protéger les jeunes mères et leurs bébés. Les connaissances et l'aura de leader d'Irène permettent très vite une cohérence collective.

Peu à peu, le rassemblement se structure et chacune trouve sa place en fonction de ses aptitudes. Certaines Zêtas sont d'anciennes Deltas ou Epsilons, ayant des connaissances en médecine ou en gestion. Des jeunes mères qui avaient de hautes fonctions les rejoignent peu à peu. Des Zêtas que les renégates soignent ou aident, les hébergent et les dissimulent. Des relations ou de la famille fournit nourriture, médicaments et autres matériaux discrètement. Les renégates sont soutenues. En un an, elles forment un groupe stable et fonctionnel.

Un des principaux soutiens d'Irène se trouve être une jeune infirmière pédiatrique de l'Hôpital central. Au début, la chef des dissidentes n'a pas reconnu la jeune fille prénommée Renée. C'est quand celle-ci expliqua la raison de son soutien à la rébellion qu'Irène reconnue la fillette qu'Igor avait protégé des coups contre l'ancienne Alpha.

La jeune femme, aujourd'hui âgée de vingt-deux ans, a changé d'avis sur les reproducteurs le jour de l'intervention d'Igor. Depuis, elle fait tout son possible pour les aider, entraînant dans son sillage son propre reproducteur du nom de Malik. Celle-ci apporte une information capitale à Irène. Renée sait où se trouve Igor. Elle l'a reconnu lors d'une visite officielle de hauts dignitaires. Malheureusement, il est l'un des reproducteurs de Cassandra, l'Alpha totalement folle de cet État. Récupérer Igor va s'avérer une mission quasi-impossible.

Six mois plus tard, Irène entrevoit une possibilité. Cassandra vient de déclarer officiellement être enceinte de trois mois. Bien que la présentation d'Igor comme étant le géniteur de l'enfant a brisé le cœur d'Irène, cela veut dire que d'ici six à douze mois, il sera confié à une autre femme. Attaquer alors le bus de transfert est une chose envisageable.

Irène se tracasse pendant des semaines en se demandant si Igor a fait l'amour à Cassandra librement ou contraint. L'idée qu'il ait pu toucher une autre femme lui vrille le ventre. Toutefois, Irène aime Igor et elle lui a fait une promesse. Elle fera tout son possible pour le récupérer et le libérer.

Une autre chose turlupine Irène. Pour le peu qu'elle connaît de Cassandra, cette femme ne sera jamais une bonne mère. Il est même très probable que si le potentiel de l'enfant est trop bas à ses yeux, l'Alpha ne daigne pas s'occuper de son bébé. Irène songe à un plan pour récupérer le nourrisson à défaut du père. Avec l'aide de Renée, elle falsifiera le test de naissance et volera le bébé lors du transfert à l'orphelinat.

Durant les mois d'attente, Irène et Renée peaufinent leur plan. Cassandra décide d'accoucher à domicile, mais peu importe. Lorsqu'elle présente le bébé à l'hôpital pour les tests, Renée remplace le sang par celui d'une Zêta et fournit des résultats au potentiel bas. Cassandra est furieuse.

Sa colère provoque un nouveau décret réduisant les reproducteurs à des êtres incultes auxquels il n'est rien enseigné d'autre que ce qui est utile. C'est-à-dire, comment accomplir l'acte de procréation et satisfaire sa propriétaire. Irène surveille les transferts de bébés et de reproducteurs.

Malheureusement, Déborah ayant peur de Cassandra, celle-ci conserve tous ses mâles, y compris Igor. Elle transfère le bébé sans annonce préalable, conduisant elle-même l'enfant dans un orphelinat inconnu lorsque la fillette est âgée de trois mois. Le plan d'Irène a échoué. Elle n'a ni Igor, ni le bébé.

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