Chapitre 2
Extrait, Manuscrit des Anciens - « La princesse sans visage »
La princesse sans visage, c’est ainsi que les villageois l’appelaient. Cachée dans l’enceinte du palais, la jeune fille aux yeux dorés attisait autant la curiosité que la crainte. Certains la pensaient maudite, tandis que d’autres l’imaginaient difforme, trouvant de quelconques excuses pour expliquer le voile qui les séparait de la vérité.
Pourtant, la princesse sans visage était une enfant d’apparence ordinaire. En réalité, sommeillait en elle le pouvoir ancien des dieux délaissés. Mais cela nul ne le savait. Le Roi et la Reine comblés et heureux de cette naissance, faisaient tout pour la protéger des regards indiscrets. Car nul ne devait connaître leur secret. Ils s'étaient détournés des paroles sacrées pour accomplir leur souhait, ils choisirent de l’enfermer dans cette prison dorée afin de ne pas provoquer davantage leur tragique destinée.
Si la princesse ne pouvait pas sortir, alors le cataclysme ne pourrait se produire. Mais les villageois parlaient, et la jeune fille grandissait. Il fallait calmer les rumeurs médisantes et répondre aux désirs d’évasions de l’enfant devenue adolescente. Ainsi, le jugement tomba, et on la désigna malade. Présumée dans l’incapacité de rencontrer son peuple, les villageois s’indignèrent d’avoir été ignares et le Roi et la Reine adoptèrent un air pleurard.
Ainsi, s’épanouissait la princesse sans visage, à l’écart de tous. Dans une pénitence qui n’y ressemblait pas.
Chapitre 2 - Le prince menteur
Ariena observait à travers la fenêtre de sa chambre. La nostalgie atténuait ce mauvais rêve. Petite, elle avait contemplé cet horizon, s’imaginant l’arpenter telle une aventurière à la recherche d’un passage secret, d’un lieu encore inexploré.
De son lit, elle ne voyait que la forêt, lointaine et dense. Le château de Valmère se situait à l’Est sur la côte, surplombant le village depuis la colline. Les territoires des deux contrées n’étaient séparé que par cette forêt, si mystérieuse.
Autrefois, le vent portait à ses oreilles les bruits du village en contrebas. Elle ferma les yeux et se souvint des bruits de fer qui claquaient sur les pavés, des conversations entre marchands et habitués enthousiastes à l'idée de troquer leurs quelques pièces contre des miches de pain encore chaudes, ou encore des cris d’enfants dévalant les pentes des rues en quête de nouvelles histoires à vivre. Elle avait rêvé si fort de pouvoir les rejoindre. Mais son voeu ne s’était jamais réalisé.
Son regard se détourna de la fenêtre. Elle observa les murs. Ceux qui la retenaient. D’un gris morne, d’une tristesse infime. Le reflet d’elle-même.
Aujourd’hui, régnait le silence. Les mercenaires d’Horios avaient tout réduit à néant. Elle savait que c’était lui. Lorsqu’ils partaient en expédition au village, elle entendait l’éternel serment des chevaliers s’élever : « Dans le sillage d’Umya, nul ne vaincra ! ». Alors, d’affreux frissons parcouraient son corps et tout son être était pris de terribles tremblements qu’elle ne pouvaient contrôler.
Quelques villageois tentaient désespérément de résister. Parfois, des cris - déchirants, désespérés, emplis de peur et d’effroi - s’élevaient dans les airs. Et à chaque nouvelle complainte, elle étouffait des sanglots animés par la rage et le désespoir. C’était son enfer. Elle ne pouvait rien faire. Simplement être spectatrice, silencieuse, tapie dans l’ombre, du massacre de son royaume.
Au fil des ans, le vent lui avait porté bien des sons, mais les mélodies joyeuses avaient disparu : seulement des plaintes sinistres, tissées de peur et de haine.
**
Les jours se fondaient en secondes, les secondes en minutes, et les minutes en heures, jusqu’à ce que le temps perde toute signification. Elle avait oublié de compter les jours et les semaines. Ses journées n’étaient plus que deux battements lents : l’un à l’aube, l’autre au crépuscule, lorsque lui parvenaient ses repas. Elle y touchait à peine. Le chagrin lui enserrait la gorge comme un étau, étouffant toute envie de vivre. Chaque bouchée avait le goût amer d’une victoire cruelle. Manger n’était plus un plaisir, ni même un besoin, seulement un acte mécanique, le dernier fil qui la retenait à la vie. Parfois, des serviteurs passaient pour lui faire une toilette. Elle devait toujours être propre et apprêtée au cas où il déciderait de lui rendre visite. Elles étaient rares, mais chaque fois plus insupportables. Il ne l’avait pas touchée, pas encore. Pourtant une à deux fois par semaine, il venait lui raconter ses exploits du jour. Il lui détaillait la manière dont il faisait empaler les corps des villageois qui avaient essayé de protester. Il jubilait du sang qu’il avait fait couler et de la peur qu’il avait instaurée.
Ce qu’elle ignorait, c’est que nul, ni à Valmère ni à Umya, ne savait qu’Horios tirait les ficelles de cette tragédie. Car c’étaient des soldats arborant le blason de Valmère, une colombe dorée, qu’il envoyait pour mutiler.
Horios avait grandi en apprenant à manier les mots mieux que quiconque. En façade, il était devenu le roi parfait. Lors du renversement de la cité, il s’était présenté comme le sauveur d’une princesse en rébellion : « Peuple de Valmère, n’ayez crainte. Je viens sur ces terres pour mettre fin à cette insurrection. Personne ne doit souffrir sous le poids des caprices d’une enfant enfermée par ceux qui devaient veiller sur elle. Le destin a suivi son cours, mais il est temps que cesse ce cycle de violence. Je prendrai moi-même la princesse, non pour la briser, mais pour protéger votre peuple. »
Puis un soir, lors d’une énième visite, il lui avait susurré ces mots qui brûlaient plus que des flammes.
– Ariena, je vais t’épouser.
Un goût amer lui était monté à la gorge. Trop faible, elle n’avait eu d’autre choix que de retenir la fureur grondante en elle. Cette trahison, une amitié devenue poison, l’étouffait. L’ennemi était dissimulé derrière un masque familier. Comment rivaliser ?
Il l’avait enfermée, discréditée en secret, clamant aux autres qu’elle avait perdu la raison. Tout cela, pour obtenir un trône qu’il convoitait ? Les rumeurs d’enfance, qu’elle avait tant entendues sur leur avenir commun, n’étaient alors que des murmures. Aujourd’hui, elles résonnaient avec une sinistre clarté. Ce chaos n’était pas un hasard, mais l’écho déformé d’une destinée qu’ils avaient toujours partagée. Son monde était devenu un abîme sans fond. Cesserait-elle de tomber ? Ce destin funèbre n’était pas celui qu’elle s’était imaginée. Attristé, maudite, elle se haïssait de s’être laissée aller au chagrin, ne pouvant lutter contre ce mariage forcé.
Et toutes les nuits, son esprit tourmenté essayait de donner un sens à cette vérité grotesque et ce fossé qui s’était creusé entre eux. Quand cela avait-il commencé ? Elle était trahie, endeuillée et enchaînée.
Mais ce soir, sa destinée allait s’accélérer.
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