Lundi 14 Mars 2/2

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Gho est né dans un village proche d’Udon Thani, une grande ville de l’Issan[1], limitrophe avec le Laos. C’est la région la plus pauvre du pays, dont la principale source de revenus est l’agriculture, le tourisme lui est essentiellement concentré au nord et au sud du Siam. À l’âge de 12 ans, il partit à Bangkok. Il avait quitté son village natal en espérant gagner beaucoup d’argent dans la riche capitale, afin de subvenir aux besoins de sa famille. Il avait commencé par travailler dans un restaurant dans une rue très fréquentée par les étrangers : Khao Sarn Road. Il travaillait douze heures par jour, il était à tous les postes. Le matin il aidait en cuisine en lavant et coupant les légumes, et lorsqu’il avait fini, il devait passer au nettoyage des locaux. Dès que les serveurs avaient besoin de lui, il devait passer en salle pour débarrasser et nettoyer les tables. En fin de journée, il était à la plonge. Il se souvient de ces années-là, c’était dur et sa famille lui manquait, la vie ici n’avait rien à voir avec celle qu’il avait chez lui. Les Thaïlandais ici n’étaient pas aussi gentils que dans sa région d’origine, mais le pire c’était les clients, ces “farangs “ comme ils disent pour désigner les touristes occidentaux. Il avait l’impression que les “farangs “ passaient leurs temps à boire de l’alcool, à crier et à se battre. Il ne les aimait pas, ces étrangers qui venaient dans son pays sans jamais faire ne serait-ce l’effort que d’apprendre à dire merci dans sa langue, et qui partaient tous les soirs avec de jeunes filles dans leurs chambres d’hôtel.

Il avait compris que ces “farangs “ avaient de l’argent et assez vite, au contact de cette clientèle, il apprit à parler l’anglais. Après avoir assez économisé, à l’âge de 17 ans, il entreprit de louer un tuk-tuk, une sorte de pousse-pousse à essence que les Thaïlandais utilisent comme taxi. Ainsi, il devenait son propre patron, et grâce à sa connaissance des “farangs “, il savait où les attendre et surtout il savait qu’il pouvait augmenter ses tarifs avec eux ! Un business rentable, si bien qu’à 23 ans, il ouvrit une boutique de prêt-à-porter où il vendait des vêtements qu’il faisait faire au Cambodge. Même si les Thaïlandais n’aiment pas trop les Cambodgiens, la main-d’œuvre y reste beaucoup moins chère.

Son entreprise étant très lucrative, sa famille lui arrangea un mariage avec une fille issue du milieu bourgeois de Bangkok. Gho n’était pas amoureux d’elle, il ne l’avait même jamais vue avant les fiançailles, mais à cette époque, les enfants faisaient ce que leurs parents avaient décidé pour eux. C’est ainsi qu’il devint le riche mari d’une fille de bonne famille et rapidement père de trois enfants. Et pourtant, il n’était pas heureux. Il lui manquait quelque chose. Ce quelque chose, c’était l’amour… Il aimait ses enfants bien sûr, mais il n’arrivait pas à tomber amoureux de sa femme.

Puis un jour, sans prévenir, il eut un coup de foudre ! C’était lors d’un voyage d’affaires au Cambodge. Il était au marché russe de Phnom Penh[2] à la recherche de nouveaux vêtements et tissus pour son entreprise. Dès qu’il la vit, il fut fou d’elle. Il était incapable de la quitter des yeux. Elle était là, assise devant son stand en train de manger une soupe de nouille en compagnie de sa mère. Elle était si belle ! Le cœur de Gho battait à mille à l’heure et ses jambes tremblaient. Il n’arrivait plus à contrôler ses membres. Il resta là un long moment sans bouger à la contempler, ce ne fut que lorsqu’elle le remarqua qu’il réussit à reprendre possession de son corps. Il se dirigea vers la dame plus âgée et lui demanda la main de sa fille dans un très bon cambodgien. La vieille dame lui refusa sans hésiter. Elle n’avait aucune raison d’accepter, même s’il présentait bien, elle ne le connaissait pas, et en plus, il avait un accent thaïlandais, et elle avait entendu parler d’enlèvements de jeunes Cambodgiennes par des Thaïlandais… Suite à ce refus, il revint tous les jours la voir, et à chaque fois, il lui achetait des tissus. La jeune fille n’était pas indifférente au jeune homme et attendait sa venu chaque jour. Au bout d’un temps, la vieille dame accepta de les laisser manger ensemble, sous sa surveillance bien entendu. Le père de Dao ne leur parla jamais de sa famille qui l’attendait à Bangkok. Il savait que s’il en parlait, il ne pourrait jamais revoir la seule fille qu’il ait aimée. Ainsi, sa double vie commença, avec la femme que lui avait choisie sa famille et ses enfants en Thaïlande, et dès qu’il le pouvait, avec l’élue de son cœur au Cambodge.

Huit mois plus tard, il eut enfin l’autorisation de la famille de la jeune fille de l’épouser. Hélas, c’est justement à ce moment-là que Pol Pot[3] prit le pouvoir au Cambodge. Gho dut faire un terrible choix : soit il fuyait vite à Bangkok avant la fermeture des frontières, seul ; soit il restait avec l’amour de sa vie et tentait de franchir illégalement la frontière au risque d’y perdre la vie. C’était un choix cornélien. Pourtant, il n’hésita pas longtemps et décida de rester avec celle qu’il aimait. Le voyage fut long, et pendant plusieurs mois ils ont frôlé la mort à de nombreuses reprises. D’ailleurs, nombreux sont leurs camarades de routes à avoir péri en chemin, soit exécutés par l’armée des Khmers Rouges, soit d’épuisement ou encore de malnutrition, comme ce fut le cas pour la mère de la jeune fille. Plus d’une année s’était écoulée lorsqu’ils arrivèrent enfin à franchir la frontière thaïlandaise. Afin de ne pas être séparé de son amour, Gho mentit sur son identité en volant celle d’un Cambodgien qu’il avait connu pendant sa fuite de l’enfer et qui, hélas, n’avait pas survécu. Le couple fut placé dans un camp de réfugiés parmi des milliers d’autres Cambodgiens en attente d’un pays d’accueil. C’est dans ce camp qu’il put enfin prendre pour femme l’élue de son cœur, Srey-La.

La vie dans le camp était similaire à celle de son village d’enfance ; ça lui rappelait l’Issan. Ils étaient tous pauvres, mais ils avaient tous le sourire et étaient tous solidaires. Ils avaient tous vécus et assistés à des atrocités, mais personne n’en parlait jamais ; le passé étant le passé, il fallait se tourner vers l’avenir maintenant. Mais il n’était pas rare d’entendre, la nuit venue, des pleurs isolés venant d’ici ou de là-bas.

Un jour enfin, un soldat thaïlandais vint les chercher pour leur apprendre qu’ils allaient enfin quitter le camp de réfugiés pour aller vivre en France. Ils étaient partagés entre la joie et la peur de leur nouvelle vie dans un pays lointain qu’ils ne connaissaient pas. Mais après tout ce qu’ils avaient vécu, le plus important était d’être ensemble. Durant les mois de leur évasion du Cambodge, le père de Dao avait dit toute la vérité sur sa vie et sa famille en Thaïlande ; Srey-La ne lui en voulut pas pour ce mensonge. Comment lui en vouloir alors que par amour pour elle, il n’avait pas hésité à tout laisser derrière lui et à risquer sa vie tous les jours rien que pour être auprès d’elle ? Non, elle ne pouvait vraiment pas lui en vouloir.

Une fois en France, ils furent surpris par le climat. Arrivés à Paris en plein mois de février, ils découvrirent pour la première fois de leur vie la neige, une chance pour eux d’arriver à ce moment là. C’était magnifique tous ces flocons de coton qui tombaient du ciel et qui recouvraient ces immenses immeubles qui peuplaient le paysage. La jeune femme n’en avait jamais vu d’aussi grands ; au Cambodge les immeubles ne dépassaient jamais le quatrième étage. Elle était ébahie de découvrir toutes ces choses nouvelles. Très vite, ils furent déplacés dans le sud de la France où ils furent accueillis et pris en main par des associations qui leur apprirent à parler, lire et écrire le français. Ils les aidèrent également à trouver un emploi dans un restaurant asiatique où ils furent formés au métier. Gho, ayant déjà eu des expériences professionnelles dans ce domaine durant sa jeunesse, bien que les bienséances soient différentes ici, n’eut aucun mal à s’adapter. Ce fut plus délicat pour sa compagne qui ne connaissait rien à cet univers et qui dut tout découvrir du monde de la restauration, du fonctionnement d’une cuisine et des règles d’hygiène de ce pays. Grâce au réconfort et au soutien de son époux, elle réussit à s’adapter, à progresser assez vite, et après quelques mois elle était capable de gérer la cuisine les soirs de faible affluence.

Un soir, après une journée de travail, Srey-La annonça à son mari qu’elle attendait un enfant. Gho était ravi, il allait bientôt être l’homme le plus heureux de la terre. Avoir un enfant issu de l’amour était tout ce qu’il souhaitait, et puisqu’il allait avoir une famille à faire vivre, il décida qu’il était temps qu’ils ouvrent leur propre restaurant. Pas aussi grand que celui où ils travaillaient non, un restaurant plus petit, un petit local d’une capacité de trente couverts suffirait à leurs besoins. Il se lança donc à la recherche de son nouveau rêve et réussit à trouver ce qu’il cherchait assez rapidement. Ils firent l’inauguration du restaurant quatre mois après la naissance de Dao.

Nico se demande pourquoi Gho lui raconte tout ça, bien que touché par ce récit, il ne comprend pas le message qu’il essaie de lui faire passer, mais il écoute sans broncher.

Plusieurs heures se sont écoulées lorsque le jeune homme obtient enfin l’autorisation de voir son amie alitée dans son lit d’hôpital.

« Ça va ?

—Mieux…

—Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

—Me souviens pas…

—Tu étais chez Lucy et Laurent hier soir, vous avez fait quoi ?

—…

—Apparemment vous avez pas mal bu si j’ai bien compris… Vous avez pris de la coke ?

—Non !

—C’est pas la peine de mentir, je sais que vous en avez pris !

—Tu l’as dit à mes parents ?

—Non j’ai rien dit, c’est pas à moi de leur dire.

—Les docteurs m’ont dit que j’avais fait un malaise dû à un mauvais cocktail d’alcool et de drogue… Je leur ai demandé de ne pas parler des drogues à mes parents…

—Putain, mais c’est vraiment un connard Laurent ! Je lui avais demandé de faire attention à toi ! Toi tu dis rien ?

—… J’en ai marre… Dao ne peut contenir ses larmes. J’y arrive pas…

—T’arrives pas à quoi ? À dire non ?

—… C’est trop dur…

—Pourtant tu sais bien que tu dois arrêter.

—… Je sais… J’en ai envie… Mais… Mais dès qu’ils en prennent ou qu’ils m’en proposent, je n’arrive pas à dire non… Je ne veux pas en prendre, mais c’est plus fort que moi…

—Ils t’en proposent souvent ?

—Tous les soirs…

—Et d’après toi, c’est quoi la solution ?

—… Je sais pas… Ne plus sortir avec eux… Ne plus les voir… Mais c’est impossible…

—Et pourquoi c’est impossible ?

—… Parce que c’est mes patrons et que je travaille avec eux, tous les jours…

—Pourtant la solution est simple.

—La démission…

—Oui, il ne faut plus que tu fréquentes des gens qui en consomment, sinon tu seras tentée d’en prendre à chaque fois… Mais bien sûr, il faut que tu le veuilles, sinon ça sert à rien, mais si tu le veux, je peux encore essayer de t’aider. Je dois dire que jusqu’ici, j’ai pas vraiment réussi…

—Oui je veux arrêter…

—Bon, sèches tes larmes, après j’envoie un texto à Laurent lui annonçant qu’on arrête.

—“On “ ? Pourquoi “on “ ? Tu vas pas démissionner à cause de moi, pas encore.

—Pas “à cause “ mais “pour “ toi.

—Pourquoi “pour “ moi, en quoi ça va m’aider que tu ne travailles plus et que tu te foutes financièrement dans la merde “pour “ moi ?

—Tout comme je ne voulais pas bosser pour un directeur incompétent, je n’ai pas envie de travailler pour des gens qui t’ont fait du mal alors que je leur faisais confiance et avais demandé de te surveiller... En y réfléchissant bien, je le fais pour moi. Tu sors quand ?

—Demain matin. Tu passes me prendre ?

—Oui.

—Surtout ne dis rien à mes parents ! Je veux pas qu’ils sachent !

—T’en fais pas, je ne dirais rien. Je te laisse te reposer, à demain Nöng Sâo.

—À demain Thirak[4].

—“Thirak“ ? Que signifie ce nouveau sobriquet ?

—Rien, c’est ton nouveau nom thaï c’est tout. Elle lui lance un petit sourire accompagné un clin d’œil en ponctuant sa phrase.

—Bon, alors à demain, bisous.

—Bisous. »

Nico where R you? On t’attend, you’r late.

Dao est à l’hôpital…

Merde, elle a quoi ?

Tu devrais savoir, elle était avec toi cette nuit.

I don’t know, elle était un peu malade ce matin, mais j’en sais pas plus…

Elle va mieux

Bon prend ta soirée on va s’arranger, et tiens-nous au courant.

Je prends pas seulement ma soirée, je démissionne et Dao aussi, j’espère que tu comprends.

What ? Why ? Non je ne comprends pas !

Si tu comprends pas c’est pas grave.

Passe demain matin, on en reparlera.

Demain peux pas, mercredi.

Ok see you mercredi 10h.

Suite à cet échange de messages avec Laurent, Nico reçoit plusieurs appels de la part de Lucile auxquels il ne répond pas. Il reste là chez lui, seul, seul avec ses pensées, réfléchissant à la suite des événements. Comment venir en aide à Dao ? Il faut que je l’éloigne de tout ça, mais comme m’avait dit Patrick, le problème c’est que dans notre branche, y a de grandes chances pour qu’on ait à travailler le soir et dans le milieu de la nuit, beaucoup prennent des drogues… C’est un cruel dilemme, on ne va pas changer de métier, j’ai pas envie moi ! L’idéal serait de retravailler dans un centre commercial, mais ça m’étonnerait qu’on trouve deux places disponibles au même endroit… Enfin, s’il y en a déjà une pour Dao, ça serait un début… Par contre, travail ou pas travail, les premiers temps il va falloir que je la surveille, parce qu’elle risque d’être vraiment tentée au début… Si seulement on pouvait partir loin de tout ça… Pour lui, c’est clair, sa décision est prise et il n’a aucunement l’intention de retourner travailler au Diner.


[1] Issan ou Isan est la région Nord-Est de la Thaïlande couvrant environ le tiers du pays.


[2] Phnom Penh : Capitale du Cambodge


[3] Pol Pot : Dirigeant politique des Khmers Rouges de 1962 à 1997, son parti “l’Angkar “ (ce qui signifie : l’organisation) s’est rendu coupable de crime de masse entre 1975 et 1979 en exécutant près de 20% de la population de l’époque, C.-À-D. 1,7 million de personnes.


[4]Thirak : Chéri en Thaïlandais

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