Mardi 15 Mars

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En fin de matinée, Nico va chercher Dao à l’hôpital. Elle est encore très affaiblie et, de ce fait, pas très bavarde. Son chauffeur respecte son silence et ne la force pas à le rompre. Il se contente d’écouter la musique de fond que diffuse son autoradio.

Une fois à la maison, elle va directement s’allonger sur le canapé-lit de Nico en fixant l’écran de télévision, sans pour autant suivre le programme qui passe. Pendant ce temps, il range ses affaires. Une fois tout en ordre, il vient s’installer à ses côtés en lui tendant un thé qu’il venait de préparer. Elle saisit la tasse chaude des deux mains sans le remercier et souffle délicatement sur la boisson pour la refroidir légèrement avant d’en aspirer du bout des lèvres une petite gorgée très bruyamment. Puis, d’une faible voix, elle entame une conversation.

« Tu l’as dit à Laurent ?

—Oui, bien sûr.

—Il a dit quoi ?

—Rien, il veut me voir demain.

—Moi aussi ?

—Il m’a rien dit à ton sujet, mais tu peux venir si tu veux.

—Non, j’ai pas envie de les voir…

—Faudra bien que t’ailles les voir pour signer les papiers.

—Tu les prendras pour moi.

—Ils t’ont appelé ?

—Je sais pas, j’ai pas rallumé mon téléphone depuis hier…

—T’as pas changé d’avis ? Tu veux toujours démissionner ?

—C’est la meilleure chose à faire pour moi… Tu as raison quand tu dis que je dois couper les ponts avec certaines personnes si je veux arrêter… Putain, mes parents ne méritent pas ce que je leur fais subir non plus. Ils ont assez souffert comme ça ! Une fois seulement j’ai vu mon père pleurer ; j’étais encore très jeune et je regardais les informations avec mes parents, c’est alors que le présentateur du journal télévisé annonça la mort d’un dénommé Pol Pot, c’était le 15 avril 1998. À ces mots, ma mère fondit en larmes, ce n’était pas des larmes de joie, mais des larmes de tristesse… Mon père n’eut pas tout à fait la même réaction, seules quelques gouttes s’échappèrent de ses yeux figés sur l’écran de télévision où passait un bref reportage sur le dictateur décédé. Moi je ne comprenais pas bien sûr à ce moment-là. Et c’est ce jour-là que mes parents me racontèrent toute la vérité sur leur passé : la véritable identité thaïlandaise de mon père, du coup de foudre lors de leur rencontre ; la prise de pouvoir des Khmers Rouges, leur fuite vers la frontière, la mort de ma grand-mère et leur vie dans le camp de réfugiés…

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­—Ton père m’a raconté. Il m’a raconté sa vie d’avant.

—Il t’a raconté ? Dao est tellement surprise qu’elle manque presque de renverser sa tasse de thé. Mais quand ?

—Dans la salle d’attente de l’hôpital. Je ne sais pas pourquoi il m’a raconté tout ça, il était pas bien et avait certainement envie de parler. Son histoire m’a beaucoup touché.

—C’est de ma faute, je l’ai fait souffrir et d’une certaine manière, ses autres souffrances sont remontées…

—Mais du coup, ça m’a donné une idée : on pourrait partir en Thaïlande.

—En Thaïlande ? C’est mon rêve ! Mais je peux pas…

—Si, tu peux, j’ai fait les comptes cette nuit, si on fait attention, on peut rester trois mois !

—Trois mois !? T’es sûr ? Ça serait génial !

—On reviendrait juste avant tes exams, les cours tu les as déjà, il faudra juste que tu les prennes avec toi pour réviser un peu.

—Mais t’es sérieux ?

—Oui, j’ai déjà fait toutes les recherches cette nuit, le prix des billets, des hôtels, des transports, des restos… Franchement, si on joue pas les grands seigneurs et qu’on fait attention à notre budget, on peut facilement rester trois mois. On partirait fin mars et on reviendrait début juin, ça fait onze semaines ! »

Dao ne peut contenir sa joie et se jette sur Nico en le serrant très fort entre ses bras. Les projets de Nico la rendent heureuse, si bien qu’elle en oublie ses problèmes et ne parle plus que de la Thaïlande. Elle souhaite participer au projet et propose même d’aller au Cambodge pour visiter les temples d’Angkor. Elle se projette déjà sur place, elle imagine tout ce qu’elle va pouvoir faire et voir. Elle va enfin découvrir ses origines et peut-être même rencontrer la famille qu’elle n’a encore jamais vue. À cet instant, plus rien n’a d’importance, Nico semble avoir pensé à tout, elle n’a plus qu’à lui faire confiance et se laisser porter par ses rêves.

De la voir ainsi rend Nico joyeux. Il ne s’attendait pas à produire un effet si important sur elle. Pourtant, il ne peut s’empêcher d’avoir quelques craintes vis-à-vis de ce séjour de très longue durée. Cela sera la première fois qu’il prendra l’avion, la première fois qu’il partira en vacances. Même si la Thaïlande fait partie de ses projets de destinations préférées, il n’oublie pas qu’il s’agit d’un pays pauvre. Il craint donc d’être victime de vol ou d’escroquerie de la part des plus démunis d’entre eux, qui verront en lui un riche blanc venu dépenser ses milliers de dollars. Ses craintes ne font que s’accroître lorsque Dao envisage d’aller au Cambodge, pays faisant partie des plus pauvres du monde qui vient à peine d’ouvrir ses frontières au tourisme. Toutefois, il ne partage pas ses appréhensions avec Dao afin de ne pas gâcher son enthousiasme. Puis il ne faut pas oublier qu’il a toujours souhaité partir en Asie et ce ne sont pas de ridicules préjugés qui l’empêcheront d’y aller.

« Faut absolument que je le dise à mes parents ! lance Dao toujours euphorique. On va manger chez eux ce soir ?

—Oui pourquoi pas, tu réserves ?

—Non pas besoin, on leur fait la surprise ! C’est moi qu’invite !

—Ah oui t’invites ? C’est gentil ça, mais vu que le resto appartient à tes parents, pas sûrs qu’il y ait une note à régler. Tu vas encore bien t’en sortir.

—On sait jamais, parfois ils facturent ceux qui m’accompagnent, rectifie-t-elle en lui lançant un clin d’œil. »

Le soir venu, ils s’apprêtent à aller manger au Angkor’s Restaurant. Dao est encore tout excitée de son futur voyage, surtout que ce qui n’était qu’un projet éventuel commence à se concrétiser, puisqu’ils ont déjà acheté leurs billets d’avion sur internet l’après-midi même. Elle est tout heureuse de faire la surprise à ses parents, même si dans son idéal, elle aurait préféré partir découvrir ses origines en leurs compagnies. Ce qui est totalement impossible aujourd’hui puisqu’ils n’ont toujours pas la nationalité française et conservent le statut de réfugiés politiques. Mais elle compte bien y aller un jour avec eux, dès que l’administration aura réglé leur problème.

Plus ils s’approchent du restaurant et plus Dao est anxieuse, partagée entre l’exaltation et la peur. Une peur qu’elle n’arrive pas à expliquer, malgré tout, elle est bien présente cette peur, alors que rien ne la justifie.

Lorsqu’ils arrivent, Gho est agréablement surpris de leur présence et ne prête même plus attention aux clients ; il s’occupe en premier lieu de sa protégée. Il lui demande s’il est bien judicieux qu’elle sorte et s’il ne serait pas préférable qu’elle reste se reposer à la maison. Puis Gho remarque la présence de Nico avec qui il échange quelques mots pendant que Dao va saluer sa mère en cuisine. Au bout de quelques secondes, il installe l’ami de sa fille à une table et lui offre un cocktail maison à base de saké, de vin blanc, de grenadine, de jus de fruits et autres ingrédients dont lui seul a le secret, mais qui n’est pas sans rappeler tous ceux que servent tous les autres restaurateurs à spécialité asiatique. À la différence des autres cocktails que Nico a déjà goûtés, il y décèle une touche de noix de coco, ce qui le distingue grandement de ceux de ses concurrents. Lorsque Dao le rejoint, après un petit moment, mais qui a semblé tellement long à Nico, seul face à son verre, elle demande un verre à son père. Ce dernier pensant que la seule raison au séjour de Dao à l’hôpital est l’alcool, il lui sert un cocktail sans alcool. Dao fait vite une grimace de dégoût à la première gorgée. Elle tente d’avoir une réelle boisson à base de ses liquides préférés, mais Gho ne cède pas, si bien que Nico se retrouve à devoir partager son verre en cachette du tenancier.

La faim tenaille Nico, il se demande pourquoi Gho ne lui apporte pas les menus ? N’osant rien dire, il prend son mal en patience. Lorsqu’il s’approche enfin de leur table, il demande simplement à Nico si du rosé lui convient ? Question à laquelle il acquiesce assez rapidement sans consulter Dao puisque visiblement, elle n’a pas le droit de boire ce soir. Nico n’en peut plus d’attendre, son ventre crie famine et les menus ne lui parviennent toujours pas, il lui semble être arrivé il y a une éternité ! Ne tenant plus, il attrape Dao par la main et l’entraîne vers l’extérieur pour fumer une cigarette afin d’apaiser sa faim. Il n’ose rien dire à Dao, elle-même ne s’étant pas plainte une seule fois, il en déduit qu’il s’agit peut-être de l’organisation habituelle du restaurant et il ne souhaite pas paraître impoli en semblant impatient…

La cigarette finie, ils regagnent leurs places et, à la grande surprise du jeune homme affamé, plusieurs mets y sont déposés. Il y a des nems, des beignets de crevettes, des raviolis frits, des hakao, des xiumai, des gyozas, une salade de bœuf cru et une soupe rouge que Nico n’a pas encore identifiée, mais dont s’imagine le goût relevé. Passée l’effet de surprise, Nico s’interroge sur la provenance de ses plats, hormis le fait qu’ils sortent bien entendu de la cuisine. Dao lui répond que sa mère lui a proposé de leur faire un petit assortiment, expliquant pourquoi personne ne semblait vouloir prendre la commande ou même lui apporter le menu. Enfin, Nico peut rompre son jeûne forcé et manger de grand appétit !

Les entrées terminées, les plats de résistance font leurs apparitions. Dao nomme les plats au fur et à mesure de leurs arrivées : un bœuf Loc Lac, un Natin à base d’émincé de porc, un poulet à la citronnelle et un grand bol de riz blanc. Les deux amis se régalent et ne laissent rien dans leurs assiettes. Bien que Nico juge la présentation des plats assez simpliste, voire inexistante, les saveurs sont au rendez-vous. La mère de Dao se révèle être une véritable cuisinière, maîtrisant parfaitement ses différentes recettes.

À la fin du dîner, Dao n’a pas encore annoncé la nouvelle à ses parents. Elle attend que le restaurant se vide pour leur dire en même temps. Il ne reste qu’une table occupée par des clients, en train de déguster leurs desserts, et ils ne devraient donc plus tarder à partir. Rassasié par sa dégustation, Nico commande un Get 27 histoire de digérer un peu. Cependant, dès que Gho a le dos tourné, Dao en profite pour lui boire la moitié de son verre, obligeant Nico à commander une seconde fois cette liqueur mentholée au risque de passer pour un ivrogne aux yeux du restaurateur. La dernière table étant partie, la cuisinière sort enfin de son antre.

« Tu aimes Nico ? demande la mère de Dao avec un grand sourire qui ne semble jamais quitter son visage.

—Ah oui, c’était vraiment très bon ! Un régal ! Félicitation vous cuisinez très bien !

— (La mère de Dao s’adresse à sa fille en cambodgien).

— Oui, beaucoup mieux Ma ! Dao se retourne et cherche du regard son père. Pa ! Viens t’asseoir avec Ma ! J’ai un truc à vous dire ! »

Gho les rejoint avec des boissons sur son plateau et un cendrier. Il donne le digestif vert à Nico, deux thés pour les femmes et dépose un cognac pour lui en s’allumant une cigarette.

« On peut fumer ? demande Nico, surpris.

—Oui, pas clients ! répond la femme de Gho.

—Excusez-moi, mais vous vous appelez comment ? interroge Nico. Voyant que sa mère ne comprend pas, Dao reformule la question.

—Ton nom Ma !

—Srey-La.

—Sley-La ? répète Nico.

—Non, Srey-La avec un “r “ très roulé, corrige Dao. Bon, Pa et Ma, j’ai quelque chose à vous dire. Voilà, avec Nico, on va partir au Muang Thai[1] et Srok Khmer[2] ! »

À partir de ce moment, Nico a du mal à suivre la conversation. Tantôt en cambodgien, tantôt en thaïlandais, ne comprenant et ne différenciant ni l’une ni l’autre, il tente quand même de comprendre en fonction des réponses formulées par Dao en français, mais ça ne lui suffit pas pour tout saisir. Toutefois, il comprend que les parents de Dao ne semblent pas être d’accord pour qu’elle s’absente si longtemps. Ils ont peur qu’elle échoue une nouvelle fois son année.

Petit à petit, elle réussit à les convaincre qu’elle peut très bien étudier en vacances et qu’aller en classe ne lui sert à rien puisqu’elle a déjà toutes les leçons. Et de toute façon, qu’elle reste ou qu’elle parte, cela ne changerait rien puisqu’elle n’y va plus depuis quelque temps de toute manière.

À un moment, il semble à Nico que Srey-La ne comprend plus la conversation entre Dao et son père, ce qui lui fait penser qu’ils doivent parler en thaïlandais, une langue que la cuisinière comprend mal. Alors, elle regarde Nico avec un grand sourire, comme pour le rassurer. L’intonation et les expressions des visages du père et de la fille suggèrent qu’ils sont en désaccord…


[1] Thaïlande en Thaïlandais


[2] Cambodge en cambodgien

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