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Une ouvreuse interrompit notre discussion et nous pria de nous asseoir car la représentation allait débuter.

Après le spectacle, nous rentrâmes à notre hôtel et nous nous assîmes autour d’une table du bar pour discuter à chaud de nos impressions, malgré l’heure tardive. Tiago commanda une bouteille de vin rouge de la région.

— Qu’avez-vous pensé de la pièce ? demanda Olivier.

— J’ai bien aimé, dis-je, c’était impressionnant malgré la nudité de la scène ; ces quelques éléments de décor très simples, amenés à vue depuis les coulisses, suffisaient. La lumière et les fumées prenaient plus d’importance pour suggérer l’ambiance. Mais j’ai trouvé les costumes trop simples et trop sombres.

— Les nôtres seront beaucoup plus colorés et historiques, dit Olivier, une concession que je fais volontiers à notre costumière et à ses aides qui consacrent leur temps libre à les confectionner.

— Le jeu de l’acteur incarnant Richard III m’a impressionné, ajouta Florian, il était de plus en plus entravé dans ses appareils orthopédiques. Je ne serais pas capable d’avoir une telle endurance.

— Nous avons encore quelques mois pour nous entrainer, dis-je en riant.

— Ce qui m’a dérangé est l’utilisation d’armes modernes, comme le pistolet, fit Anaïs, et évidemment l’hémoglobine ; cela me semble une constante dans toutes les mises en scène modernes.

— Il n’y aura pas de sang dans notre pièce, dit Olivier, on en restera aux sabres pour le duel et aux estafilades imaginaires.

Le réceptionniste de l’hôtel nous apporta le vin, nous trinquâmes avant de poursuivre nos échanges.

— La scène du bain m’a gêné, dit Florian.

— Pourquoi ? demanda Olivier. Parce que l’acteur était à poil dans la baignoire et qu’il en est sorti dans cette tenue ? Tu laisses un caleçon sous la douche, toi ?

— Non, ce n’est pas pour cela. Je n’ai pas compris ce que cette scène signifiait, mais elle fait peut-être partie du texte original.

— Je ne sais plus, je ne l’ai pas relu.

— Ça te dérangerait d’être nu sur une scène ? demandai-je à Florian.

— Il faudrait que la nudité soit justifiée, me répondit-il, qu’elle ait une signification et que cela ne soit pas seulement pour émoustiller les dames aux premiers rangs.

— Pense aussi aux pé…, pardon aux gays qui viennent voir le spectacle, fit Olivier. Angélica Liddell a dit récemment qu’elle en avait marre de jouer rien que pour des femmes et des pédés, je cite de mémoire.

— Et elle se coupait les genoux et le dos de la main avec une lame de rasoir, ajouta Tiago, ce n’était pas du sang artificiel…

Nous discutâmes encore de notre propre spectacle, en particulier de l’absence de sorties, tous les acteurs resteraient assis au bord du plateau, à cour et à jardin, pendant qu’ils ne joueraient pas. Cela rappellerait au public qu’il s’agit de théâtre, ce ne serait pas évidemment conforme aux didascalies de Shakespeare, mais on peut prendre quelques libertés.

Tiago voulut remplir les verres pour terminer la bouteille, mais Anaïs refusa, elle était fatiguée et désirait se coucher. Florian en profita pour l’imiter, les deux jeunes gens prirent congé et se dirigèrent vers l’ascenseur. J’aurais aussi aimé rejoindre ma chambre, mais j’appréciais la compagnie de mes compagnons et je voulais en profiter. J’étais trop souvent seul dans mon appartement.

— Ah, la jeunesse… fit Tiago, de mon temps on passait des nuits blanches à faire la fête.

— Ils passent des nuits blanches sur leur smartphone, dis-je.

— Ou ils vont passer la nuit dans la même chambre, fit Olivier.

— Tu penses qu’ils sont amoureux ? demandai-je.

— Tu es jaloux ? Elle est trop jeune pour toi, Anaïs, pour elle tu es déjà un vieux con.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Excuse-moi, c’était juste de la curiosité.

— Un vilain défaut… Allons, ne fais pas cette tête, je plaisante, ce n’est plus l’heure d’être politiquement correct. Encore une bouteille ?

— Ce n’est pas de refus.

J’avais, pour une fois, envie de me laisser aller, de m’enivrer.

— Je ne sais pas s’ils sont ensemble, dit Olivier, Anaïs s’intéresse vraiment à la mise en scène et pas seulement à Florian. Ils se connaissaient avant et ils n’avaient pas besoin de ma bénédiction pour coucher ensemble.

— Il y a cependant souvent des rencontres dans les troupes, dit Tiago.

— J’en sais quelque chose, dis-je, j’ai rencontré ma femme, enfin mon ex, comme cela.

— Et moi mon ami, dit Tiago en faisant la bise à Olivier.

— Vous êtes… gays ?

— Tu ne l’avais pas encore deviné ?

— Je m’en doutais, mais je n’osais pas vous le demander.

— Tu n’oserais donc pas demander non plus à ton Hamlet qui est son Ophélie.

— J’ai… j’ai osé, mais il ne m’a pas parlé d’Anaïs. Je ne vais pas en dire plus, je respecte la confidentialité de notre discussion.

— Tu aurais dû faire curé, tu saurais garder le secret de la confession, dit Olivier, mais si tu as posé la question au sujet d’Anaïs c’est qu’il n’a pas de petite amie, ou n’en avait pas jusqu’à cette nuit…

— Ah, la jeunesse… fit Tiago, de mon temps on se dépucelait à 15 ans.

— Avec une fille ou un garçon ? demandai-je, désinhibé par l’alcool.

— Un garçon, bien sûr, je n’ai jamais baisé de fille.

Je dis ensuite à Olivier :

— J’aurais encore une question au sujet de Florian, aimerais-tu qu’il soit nu dans notre pièce ?

— Bien sûr, j’aimerais déshabiller tous mes acteurs, toi aussi d’ailleurs.

— Tu lui as demandé ?

— Pas encore, et c’est lui qui décidera. Je pense à la célèbre tirade : Être ou n’être pas ! C’est la question…, la nudité accentuerait la fragilité d’Hamlet face à sa condition humaine.

— C’est la fameuse scène avec le crâne ? demanda Tiago.

— Tu devrais revoir tes classiques, non le crâne est à l’acte V, scène I : Hélas ! pauvre Yorick ! La tirade est à l’acte III, scène I.

— Et moi, je serais aussi nu ? demandai-je.

— Peut-être torse nu pour le duel, pas plus. Déçu ?

Non, j’étais quelque peu rassuré, je n’avais pas envie de m’exhiber, surtout que mes parents m’avaient déjà dit qu’ils descendraient de leurs montagnes pour la première.

— Mais si tu veux nous montrer ta bite, fit Tiago, tu peux passer la nuit avec nous, nous acceptons mêmes les hétéros dans notre lit.

Bizarrement, cette demande incongrue, que j’attribuai à l’abus d’alcool, ne me dérangea pas, j’eus presque l’intention d’accepter, mais je n’étais pas prêt et je refusai poliment.

— Encore une question, fis-je, Florian serait-il entièrement nu ou avec un sous-vêtement ? La nudité intégrale pourrait choquer les villageois.

— Ils en ont vu d’autres, fit Olivier en riant, ils ont aussi accès à internet dans ces contrées reculées et peuvent mater des pornos. Être en sous-vêtement est sexy, on peut estimer le contenu d’après la grosseur de la bosse. Comme je te l’ai indiqué, je n’en ai pas encore parlé à notre cher Hamlet, ne lui dis rien pour le moment.

— Je saurai me taire. Et le crâne, as-tu déjà pensé au crâne ?

— Que veux-tu dire ?

— Ce sera un vrai crâne ou un faux ?

— On fera les répétitions avec un ballon. Florian m’a dit qu’il fournira lui-même cet accessoire. Je ne sais pas où il se le procurera, tu lui poseras la question.

— Il a peut-être un franc-maçon dans sa famille, dis-je.

— Quel rapport avec les francs-maçons ? demanda Tiago.

— Ils ont un cabinet de réflexion ou cabinet de méditation où se déroule une partie de l’initiation et il y a un crâne à l’intérieur de ce cabinet pour évoquer la condition humaine.

— Tu fais partie de cette société secrète ?

— Non, dis-je en riant, plus rien n’est secret, il n’y a qu’à googler pour trouver des informations.

Nous palabrâmes encore pendant une demi-heure avant de monter nous coucher, j’étais bien trop bourré pour me branler.

NDA Les traductions des extraits sont d'Yves Bonnefoy, Folio Classique

Angélica Liddell, Liebestod. L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux. Juan Belmonte, Les Solitaires Intempestifs, 2023, je cite aussi de mémoire.

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