3.2

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C'qu'est bien, n'avec les vieux, c'est qu'on les voit v'nir longtemps à l'avance. Hé, hé... Là, j'étais assurée qu'ils avaient les poches vides. Les urinaires, j'veux dire. Pas un qu'allait plus vit' que le reste du troupeau. Au contraire, j'avais l'impression qu'ils se croivaient à l'entrée d'un musée, d'un ministère ou d'un truc de ce genre, voyez ?
Les locdus se la jouaient à la cool, lorgnaient les plafonds, les fenêtres, les issues de secours. Moi, ça m'faisait marrer, pour sûr. Vous imaginez ces diplodocus prendre les issues de secours en cas d'incendie ! Paraît que ça brûle mieux les vieux machins desséchés ! Sinon, rien que pour tourner les poignées des lourdes, leur aurait fallu des vérins hydrauliques.

Et p'is, surtout, c'est les gonzesses qui voulaient en imposer. C'est curieux, mais même décaties, faut encore qu'elles ondulent du postérieur. Elles espéraient ranimer les calbuts endeuillés de leurs mâles, allez savoir !

Bon, après un bon moment à les attendre, ils arrivent enfin à ma hauteur, c'est-à-dire au vestiaire, proprement dit. Enfin, j'dis vestiaire ! C'tait juste une porte sur deux traiteaux, hein ? Les polacks avaient bricolé ça rapidos, en démontant une des portes de l'office, derrière. Remarquez, z'avaient été sympas avec moi : m'avaient laissé un pot de chambre en émail avec une petite étiquette. Dessus, y avait dessiné un euro, figurant comme ça que les pourboires étaient autorisés pour arrondir ma journée. Sympa, non ? Z'étaient pas obligés... Moi, tout de suite, ça m'a flanqué un coup de tendresse pour eux. Alors, je décidais de faire le max pour leurs clilles de merde. Tout sourire, j'ramassais leurs hardes et j'leur refilais un badge numéroté, comme quoi qu'ils pourraient tout r'trouver à la fin du spectac'.
Tout allait bien ; ils m'posaient leurs fringues, j'leur f'sais un sourire, une révérence pour celles qui s'la pétaient plus haut qu'les aut', et p'is je sondais les poches, mine de rien, histoire de ramasser quelques objets perdus que j'aurais pu refourguer chez ma tante, à l'occase.

Ouais, tout roulait comme sur des roulettes. Jusqu'au moment où le vieux con avec ses bacchantes à l'anglaise est venu directement m'faire chier. J'l'avais r'péré d'puis lulure, pensez bien. En plus, il f'sait l'mariole avec deux trois coprolithes qu'essayaient de se rappeler leur jeunesse turbulente. Tas de cons ! L'en faut plus pour impressionner la mère Agathe, j'vous l'dis, moi ! Toujours est-il que les lascars arrivent vers moi. C'étaient les derniers des derniers. Z'avaient attendu pour profiter du brouhaha dans la salle. C'tait bien vu, faut dire, pa'ce qu'avec les prothèses qui coinçaient à presque toutes les tables, personne n'avait de temps à leur consacrer, à ces tromblons.
Et, donc, v'là l'moustachu qui s'plante d'vant moi avec une bouteille. Ouais, une grosse bouteille toute noire, lourde comme le casier judiciaire d'un ministre de la justice ! P'is, sans prendre de gant, v'là qui m'balance tout à trac :

  • Toi, la vioque qui pue, prends ça et mets-la au frais : terrasse en plein vent, salle climatisée, frigo, ou congélateur, si tu sais de quoi je parle. Tu la surveilleras de près, et quand je t'appelerai tout à l'heure, grouille-toi de me l'apporter sans la casser. Pigé ?

Bon, mamy Agathe, c'est moi, fait mine de rien moufter. J'avais eu du mal à trouver ce petit extra, alors j'prends sur moi, p'is j'souris sans répond'. Mais ce con ajoute, avant de partir :

  • Fais gaffe à toi, la vieille. Si tu fais une connerie, je te pourrirai la vie...

Là, fallait pas m'en d'mander plus pour faire preuve de savoir-vivre. L'occasion était trop belle !
Donc, j'y dis comme ça :

  • Mais pas de problème, mon gars. Et avec ça, je te le sers avec des glaçons ?
  • Pas sur ce ton avec moi, vieille peau !
  • Apprends déjà à dire "s'il te plait", que j'lui réponds.

Et là dessus, je lui place le pied de chaise qui m'sert de jambe gauche dans les roubignolles, sans oublier de lui renouveler ma proposition. Normal : service-service !

  • Tu devrais penser aux glaçons, sale con, pour les refroidir, une fois qu'elles auront repris une taille normale : ça calme les douleurs.

Bien entendu, ça fait un patacaisse du diable, et le responsable de la soirée, le porc gominé qui m'avait menacé plus tôt, me saute dessus en m'engueulant comme jamais ! Moi, pragmatique tout plein, j'fais mine de me confondre en esscuses, tête courbée en piaillant comme j'ai vu faire dans des films d'avant-guerre. Quand ils me voient en train de pleurnicher, ils finissent par me lâcher la grappe.
Et tout aurait pu s'arranger si l'aut' con avait pas décidé de jouer les abonnés absents... J'm'esplique : une fois reçue ma canne dans les bas-morceaux, le moustachu est dev'nu tout vert. Moi, au départ, j'y voyais rien que de très normal. Faut dire que j'avais eu le pied...beau ! Héhé... m'a toujours fait marrer, ce p'tit jeu de maux ! Mais bon, après il est passé au rouge, le vioque. Et cramoisi, le rouge ! Du genre raisiné qui coagule, si vous voyez ce qu'est-ce j'veux dire !

Tout de suite, j'ai compris que les choses allaient se compliquer... Mais c'était sans compter sur la volonté des polacks de fourguer leurs salades ! J'allais oublier de vous raconter ça, aussi ! Attendez, vous allez rire ! Rendez-vous compte : j'avais réussi à me faire embaucher pour un extra, dans une réunion de merde organisée par une bande de roumains patibulaires (mais presque), louches et malodorants, et prêts à me filer quelques biftons en échange de mes services au vestiaire et au bar. Eux, ils voulaient surtout vendre leur camelote aux bêlants ! Finalement, il était question pour eux de recevoir quelques autobus de grabataires et de leur fourguer des matelas en plumes de zébus, des casseroles en carton et des palettes entières de boulons de 12, le tout à disposition dans deux semi-remorques volées, garées derrières la salle des fêtes où devait se dérouler l'arnaque. Et le tout à des prix défiants toute concurrence, bien entendu.

Ces roumains, venus des Carpates, je l'apprendrai juste un peu plus tard, avaient accepté de m'embaucher parce que j'avais le profil idéal pour eux : vieille, comme les glandus dans les autocars ; sans emploi, donc satisfaite du plus pourri des salaires du moment qu'il me soit payé en fin de soirée, en cash et au noir. Mais j'avais encore des qualités que vous n'avez pas, vous ! A savoir : à la rue, donc sans endroit possible pour stocker le matos que j'aurais pu leur voler ; équipée d'une jambe de bois, ce qui me plantait là pour toute la soirée, sans chance de me barrer à l'improviste. En vrai, ça aurait vite pu tourner vinaigre pour moi, voyez ? Heureusement que, sur ce coup-là, je me suis révélée une vraie fouteuse de merde ! L'algarade avec le vieux me sauve la mise !

Mais, ça sauve que la mienne, parce que, quelques instants plus tard, comble de malchance, le moustachu passe l'arme à gauche ! Coup de jus dans le pace-maker, selon les commentaires savants des vieilles toupies qui hululaient à qui mieux-mieux. Fatal, ça perturbe ma météo, aussi !

Puis, rapidos, les mamies bon chic bon genre tardent pas à me chercher des poux dans la tête. Mais faut pas lui courir sur les arpions, à la vieille Agathe. Du haut de mon expérience de mère maquerelle à la retraite - depuis que mon jules a perdu not'maison, nos voitures, plus le bordel et mes filles de joie, j'en ai vu d'autres, et des bien plus sévères.

Alors, parce qu'ils commencent tous à se faire menaçants, je leur redonne la preuve de ma parfaite maîtrise du lancer de jambe de bois : direct dans les roubignoles en berne de quelques croulants qui prétendent jouer les matamores ! Quand les roumains constatent la caca-strophe, ils agissent sans tarder. Ils constituent deux équipes : la première matraque les vieux pour les calmer. Les mecs en profitent pour ramasser tous les dentiers - ça manque terriblement dans leur village natal - et quelques dents en or qu'éternuent les plus fortunés des fossiles.
La seconde équipe se charge de faire les poches de tout le monde, chauffeurs des autocars inclus avant d'enfermer tout le monde. Puis, avant de disparaître, ils tentent de me retrouver pour tout m'apprendre de l'apnée dans le béton frais d'un chantier tout proche. Mais moi, la vieille chouette, finaude tout plein, j'me suis esbignée de'puis longtemps ! Une règle d'or chez moi : quand ça commence à puer le charnier, je me fais la tangente sans attendre ! Et tant pis pour l'pognon, les pourliches et la bouffe gratos ! Je me suis sauvée par une porte dérobée, pendant qu'un roumain installait le cadavre du moustachu sur un édredon pour bien montrer à tous ces vieux jetons combien il était confortable !

Moi, pendant c'temps-là, j'étais déjà dans les bois pour m'éloigner au plus vite. Pas simple, croyez-moi, de marcher dans la terre avec une guibole en bois, j'vous l'dis, moi ! Une fois le calme rev'nu, je m'demandais où qu'j'allais bien pouvoir aller, évidemment. Mais, j'gardais le sourire quand même. J'en sortais pas complètement ruinée... Pas un rond en poche, comme d'hab !
Mais avec trois bouteilles sous le bras, en guise de salaire !

Trois boutanches, c'est trop pour moi, bien sûr. J'aurais pu les garder pour en picoler une tous les jours. Mais j'ai nulle par où les planquer, à c'moment-là. En plus, le temps dev'nait menaçant et la nuit serait forcément un peu plus hostile que de coutume, que j'me disais. P'is, rapidement il tombe des cordes...
Et c'est là que j'ai pensé à toi, mon Raymond.

La fin de l'histoire les laisse pensifs.
Et Raymond, le tout premier.
D'ailleurs, il ne manque pas d'en faire part à Agathe :

  • Ouais... Tu sais qu'on vient de torpiller deux boutanches, ma gosse ?
  • Je sais pas trop : quand j'raconte, je compte pas !
  • Moi, même en écoutant, je compte, et tu viens de parler d'une troisième bouteille... Tu nous ferais pas des cachoteries, quand même ?
  • Pas du tout ! Mais tu me connais : pour siroter le nectar des nectars, il me faudrait un p'tit toit pour roupiller au sec cette nuit... Tu vois ce que je veux dire, mon lapin ?

Sacrée Agathe, hein ?


A suivre...

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