03. Devine qui vient dîner ce soir

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Maxime

Je salue les deux policiers qui gardent l’entrée du complexe portuaire. J’ai un peu l’impression que je passe ma vie en prison, entouré de barbelés et de flics. Tout ça pour nous protéger de ces pauvres migrants qui ne demandent rien d’autre que de les laisser traverser la Manche. Si ça ne tenait qu’à moi, on affrèterait un ou deux ferries par jour pour les déposer sur ces côtes que l’on distingue d’ici par beau temps et voilà, plus de misère humaine à gérer ici à Calais. Et surtout moins de problèmes pour moi. Je n’en reviens pas que le DG m’ait demandé de renforcer encore la présence policière autour de nos infrastructures, comme si cela allait changer quelque chose au désespoir de tous ceux qui essaient de s’incruster par n’importe quel moyen. Comme si c’était un boulot satisfaisant d’organiser tout ça. Franchement, ce n’est pas pour ça que j’ai fait des études d’ingénieur, moi. Qu’on me donne des infrastructures à restaurer, réparer ou conforter ! Qu’on me demande d’imaginer un meilleur moyen de remplir les bateaux cargo ! C’est pour ça que j’ai signé, par pour réfléchir à comment sécuriser les abords des quais ! Pas pour embaucher des policiers !

Je m’énerve tout seul dans la voiture qui me ramène au petit village où j’ai la chance d’habiter, à quelques minutes seulement du port, dans cette demeure que j’adore et que mon père m’a léguée à sa mort. Une vraie pompe à fric pour l’entretenir et la maintenir dans un état potable de sécurité, mais un vrai plaisir de vivre dans un lieu autant chargé d’histoire. Je mets un peu de musique classique pour essayer de me calmer, mais ce n’est vraiment pas mon jour car mon téléphone sonne et j’enclenche le son sur l’audio de mon véhicule. Je ne reconnais pas le numéro de la personne qui m’appelle et je me demande si c’est encore quelqu’un qui veut m’informer de difficultés avec les migrants qui s’en prennent à nos infrastructures. J’en ai ras le bol d’eux, moi.

— Allo ?

— Maxime ? Bonjour, c’est le père Yves. Je te dérange ? Tu es en voiture, non ?

Le Père Yves ? Je mets quelques secondes à le remettre. C’est lui qui a officié à l’enterrement de mon père. Un ami à lui qu’il voyait régulièrement. Mais depuis le décès de mon paternel, je n’ai pas eu affaire à lui. Pourquoi m’appelle-t-il aujourd’hui ?

— Bonjour mon Père. Non, ça va, j’ai le Bluetooth. Je suis en train de rentrer chez moi. Que puis-je faire pour vous ?

— Eh bien, je suis un peu confus de t’embêter avec ça, mais… Disons que j’ai besoin d’un service. Ta mère m’a dit que tu vivais dans le château de ton père. Ce qui veut dire que, techniquement, tu as des chambres à en perdre la tête, rit-il sans cacher la pointe de malaise qu’il semble ressentir. Est-ce que tu pourrais héberger une… Amie à moi pour quelques jours ?

— Une amie à vous ? C’est quoi cette histoire ? Et puis, ça fait un moment qu’on n’a pas rouvert les chambres pour les louer. Je n’ai pas que ça à faire de gérer du monde chez moi, mon Père. Vous n’avez pas de place chez vous pour l’héberger, cette amie ?

— C’est compliqué… Disons que j’aimerais bien éviter que des réfugiés voient que j’héberge une des leurs, sinon ça risque d’être invivable pour moi.

— Parce que vous pensez que c’est une bonne idée qu’ils débarquent tous chez moi, peut-être ? Franchement, j’ai pas le temps de faire la charité, mon Père. Essayez ailleurs, avec la Croix Rouge ou une autre association !

— Elle a déjà essayé. J’ai contacté le 115, tu sais bien comment ça fonctionne, tout ça. Y a pas assez de place. Écoute, Maxime, ça m’a l’air d’être une gentille fille. Elle est toute seule ici, des Arméniens, y en n’a pas beaucoup au camp. Je crois que ton père l’aurait accueillie sans poser de questions, tu sais ? Enfin, je ne veux pas jouer là-dessus, je dis juste qu’il était doué pour cerner les gens, et je pense qu’il aurait eu confiance. Pour quelques jours, le temps que je trouve une autre solution ?

C’est vrai que mon père aurait dit oui. Il a été bénévole pendant sa retraite auprès d’associations qui viennent en aide à tous ces pauvres gens. Mais il n’est jamais allé jusqu’à les accueillir au Château. Et puis, il n’avait pas un enfant à gérer à la maison pour qui le moindre changement est une épreuve.

— Je ne sais pas, mon Père, dis-je en essayant de gagner du temps. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance, mais cette fille, j’ai pas trop le temps de m’occuper d’elle, vous voyez.

— Elle n’a pas dix ans, Maxime, et je suis sûr qu’elle sera très discrète. Et puis, tu sais, elle ne veut pas être logée gratuitement, elle propose de faire du ménage, du jardinage, bref, de filer un coup de main… Disons que ça pourrait être un échange de bons procédés ?

Je sens qu’il ne va pas lâcher l’affaire et que je suis un peu à court d’arguments pour refuser de l’aider. De toute façon, je n’ai plus assez d’énergie pour m’opposer à sa demande.

— Si vous me promettez que ce n’est que pour quelques jours, je veux bien accepter cette dame. Est-ce que vous pouvez l’amener par contre ? Ma nounou m’a fait faux bond aujourd’hui, et je ne vais pas pouvoir revenir sur Calais pour venir la chercher.

— Merci, Maxime. Je te promets de chercher une autre solution pour elle. Je te l’amène avant le dîner, ça te va ? Je suis sûr que vous allez bien vous entendre, en plus. Elle parle Français, ça va aider.

— Avant le dîner ? Si tôt que ça ? ne puis-je m’empêcher de dire avant de me reprendre. Euh, d’accord. A tout de suite, alors.

— A quoi bon attendre ? Je crois qu’elle a besoin de quelques jours de repos, tu sais. A tout à l’heure, et encore merci, ton père serait fier de toi.

Je ne sais pas si mon père aurait été fier de moi ou si le prêtre utilise cet argument juste pour éviter que je ne fasse marche arrière, mais ce que je sais, c’est que ce n’est pas de gaité de cœur que je vais l’accueillir. Elle n’y est pour rien, mais j’ai vraiment l’impression aujourd’hui que tous ces pauvres exilés se sont ligués pour ruiner ma journée. Je tourne dans l’allée qui mène à mon domaine et, comme à chaque fois, j’apprécie la vue. J’adore ce mélange entre la partie restaurée en briques qui me donne l’impression d’être le propriétaire d’une demeure de prestige et cette petite tour en pierres dont on devine le sommet depuis l’entrée du parc. Elle date du Moyen-âge et je suis heureux qu’elle soit toujours en assez bon état pour pouvoir l’utiliser. A cette heure, le soleil se couche derrière le château et j’ai tout le loisir d’admirer les reflets du bâtiment et des arbres dans les douves qui l’entourent.

Je me gare sur la petite esplanade circulaire devant l’entrée principale, à côté de la fontaine, et sors alors que Lili court vers moi et me saute dans les bras.

— Coucou ma fille, tu as l’air en forme ! C’est Mamie qui te rend aussi heureuse ?

— Oui ! On a préparé des cookies et, regarde, rit-elle en me montrant ses ongles peints en rose pâle.

— Ah, très bien, mais on n’avait pas dit que tu ne devais plus faire ça sans mon accord ?

— Oh, Maxou, ne t’en prends pas à elle, c’est moi la coupable ! m’interpelle ma mère depuis le haut des escaliers. Et elle est belle comme ça, la petite, non ?

Je soupire et suis Emilie à l’intérieur où Tom est assis derrière son ordinateur et s’amuse à un jeu de construction qui me semble bien trop compliqué pour son âge. Ma mère me dépose un petit bisou sur la joue avant de retourner en cuisine où elle est en train de préparer le dîner. Elle peut être ennuyante parfois, mais elle me rend un fier service en venant me donner un coup de main ce soir et je lui en suis reconnaissant.

— Des nouvelles de Nina, Maman ?

— Ah oui, son père a appelé. Elle a dû partir en urgence à Marseille car sa mère est malade. Elle devrait être partie pour la semaine.

— Pour la semaine ? Mais comment je vais faire, moi ?

— Je te préviens, je te dépanne ce soir, mais je ne fais pas la babysitter toute la semaine, moi. Au pire, tu prends quelques jours.

— Impossible… J’ai trop de choses à gérer en ce moment. Enfin, si je n’ai pas le choix…

— Tu as deux enfants dans le tableau des choses à gérer, Maxime, ne l’oublie pas non plus, soupire-t-elle.

— Oui, et une réfugiée, aussi. Elle arrive ce soir. Une super idée de ton ami, le Père Yves. Tu imagines qu’il m’a appelé pour qu’on puisse l’héberger quelques nuits ? Il va falloir que j’aille préparer une des chambres au premier étage…

— Il te colle une réfugiée dans les pattes, sérieusement ? Mais quelle idée il a eue ! N’importe quoi, enfin !

— Oui, mais j’ai pas su dire non. Tu me connais, une fois qu’on me prend par les sentiments… Bref, il arrive et ils vont dîner avec nous, je pense.

— Le père Yves vient ce soir ? Oh… Mais… D’accord, bafouille-t-elle. Je suppose qu’on aura assez à manger si je fais une entrée. Tu es sûr que ça ne va pas trop déranger les enfants qu’une inconnue s’installe chez vous ?

— Lili ne dira rien, ça lui fera plaisir d’avoir de la compagnie. Quant à Tom… Il va bien falloir qu’il s’y fasse, non ? Je vais aller lui parler et préparer la chambre. Tu pourras me donner un coup de main pour les enfants demain, ça me laissera le temps de m’arranger ?

— Oui, ok pour demain… Mais n’abuse pas trop non plus. Tu sais que je les aime, ces enfants, mais jouer la nounou pour que tu puisses passer ta vie au boulot, ça me dérange.

— Oui, maman. Je vais m’organiser. Je vais trouver une solution pour ne pas abuser de ta gentillesse.

— Si seulement tu rénovais les chambres pour faire ce Bed & Breakfast dont on a déjà parlé, tu n’aurais plus à aller bosser jusqu’à des heures pas possibles et tu serais plus présent pour Tom et Lili sur le long terme.

— J’y réfléchirai, Maman, promis.

Je la laisse et monte à l’étage pour préparer la chambre. Je fais tout pour retarder au maximum le moment où je vais devoir présenter à Tom l’arrivée de cette étrangère dans notre maison. Je sais qu’il ne va pas l’accepter facilement, qu’il risque de faire une de ses crises dont il a le secret. Mais j’ai dit oui au prêtre et je ne me vois pas tout annuler maintenant. Et pendant que je prépare la chambre, je réfléchis à l’idée de ma mère de transformer le domaine en gîte pour touristes. C’est sûr que ça pourrait me faire une source de revenus supplémentaires que je pourrais utiliser pour rénover le deuxième étage et tout remettre en état. Mais je ne suis pas certain que ça pourrait suffire pour remplacer les revenus de mon boulot actuel. Je ne peux pas me permettre de me lancer dans une telle aventure aussi risquée alors que j’ai deux enfants à nourrir.

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