04. Pari akhorjag

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Miléna

La pluie s’est arrêtée alors que le père Yves roule en direction de mon nouveau chez-moi temporaire, comme si le temps reflétait mon état d’esprit. Entendons-nous, je ne suis pas ravie d’aller dormir chez un inconnu, mais c’est toujours mieux que la rue ou le camp. Je ne suis pas faite pour cette vie. En même temps, qui l’est ?

Le prêtre est silencieux et concentré sur la route alors que la radio annonce que le temps sera plus ensoleillé en fin de semaine. Pour ma part, j’essaie de ne pas repartir dans mes idées noires et observe le paysage qui se dessine sous mes yeux. Autant dire que lorsque la voiture s’arrête devant un grand portail en fer forgé noir, j’ouvre de grands yeux. Si la maison est du même acabit, on n’est pas sur de la petite maison. Lorsqu’il revient après avoir sonné et que le portail s’ouvre, je ne peux m’empêcher d’avoir l’œil curieux. Nous prenons un long chemin de terre et de cailloux entre de grands arbres, et j’hallucine clairement lorsque la maison apparaît au bout de l’allée. Maison ? Château, oui ! La bâtisse est immense et on se croirait presque dans un dessin animé de princesse. Le religieux traverse un vieux pont et se gare derrière les deux voitures déjà présentes. Je n’ose même pas sortir de la voiture.

— Allez, viens, on arrive déjà tard, ne traînons pas.

Je m’exécute et me sens toute petite devant le bâtiment. C’est joli et le rez-de-chaussée est éclairé, me laissant apercevoir l’intérieur. Tout semble un peu trop majestueux pour moi… Et c’est confirmé dès qu’une demoiselle ouvre la porte après que mon sauveur a frappé. L’entrée est immense, haut de plafond, l’escalier en bois énorme… Et les tapisseries sont typiques de celles d’un château, je crois. Je n’y connais pas grand-chose, mais j’ai tout de suite l’impression d’être Cendrillon dans ses guenilles. Je m’étonnerais presque de ne pas voir la jolie jeune fille en robe de princesse.

— Bonjour, Emilie. Je suis le père Yves. Est-ce que ton Papa est là ?

— Oh, bonsoir mon père !

Une femme d’un certain âge vient se poster derrière la petite Emilie, et sourit en grand au prêtre.

— Bonsoir, Marie. Je suis ravi de vous voir, lui répond le prêtre.

— Mais entrez donc ! Maxime arrive, il vérifie les devoirs de Tom.

Je suis timidement la troupe et ne peux que lancer des regards émerveillés alors que nous traversons l’entrée pour découvrir un long couloir. Une première pièce se dessine sur ma droite une fois dans ce corridor, et je peux découvrir un salon de bonne taille avec la télévision allumée dans un coin. La pièce suivante est la salle à manger, et la table en bois foncé est dressée pour six personnes.

— Maxime, le père Yves est là.

Nous pénétrons à la suite de Marie dans une grande cuisine au style vieillot mais plein de charme, et je découvre le petit Tom penché sur ses cahiers, installé sur un tabouret près de la table haute qui se trouve au milieu de la pièce. Derrière lui, son père, j’imagine, vu leurs regards similaires lorsqu’ils les lèvent vers nous. A la différence près que celui du petit semble plutôt contrarié, alors que son paternel, un très bel homme qui doit approcher la quarantaine si j’en crois les petites zones grises de sa barbe, a plutôt l’air las et fatigué. Et charmant.

— Bonsoir Maxime. Tom, qu’est-ce que tu as grandi depuis la dernière fois que je t’ai vu, c’est fou ! Je vous présente Miléna.

— Bonsoir, dis-je un peu timidement. Enchantée, et merci de m’accueillir.

— Bonsoir, répond le maître des lieux. Je suis Maxime et voici mes enfants, Emilie et Tom. Je vous préviens, Emilie préfère qu’on l’appelle Lili et Tom… Préfère qu’on ne l’appelle pas du tout.

— Pas vrai. C’est juste que ce sont les étrangers qui n’ont pas le droit de m’appeler. Ni de venir ici, d’ailleurs. Ici, c’est notre maison, donc rien que pour nous, dit le petit garçon qui arbore un air de défi.

— Je comprends, je crois que moi non plus je n’aimerais pas trop avoir d’inconnu chez moi, dis-je doucement. Je vous promets de me faire la plus discrète possible. Je ne veux pas vous déranger.

— Mais non, vous ne nous dérangez pas, dit Maxime doucement. C’est juste que Tom est un peu particulier parfois.

— Il est encore bébé, c’est pour ça ! se moque sa sœur alors que le garçon commence à devenir tout rouge.

— On est tous particuliers à notre façon. Le monde serait ennuyeux si on était tous pareils. Ça sent vraiment très bon, dis-je pour changer de sujet. Il y a un chef cuisinier ici, non ?

— Ah, mais cette jeune femme est formidable, mon Père. C’est moi qui ai fait la cuisine, ce soir, intervient Marie. Merci du compliment en tous cas, j’espère que le goût sera à la hauteur. Et vous, mon Père, vous aimez les spaghettis à la bolognaise ?

— J’adore, et je sens que je vais d’autant plus les apprécier que c’est vous qui les avez faites, chère Marie.

Je jette un œil au prêtre, puis à la cuisinière, et retiens le sourire qui naît sur mes lèvres en constatant que tous deux semblent beaucoup s’apprécier. Cela se confirme alors que l’annonce du repas est faite et qu’elle insiste pour que l’homme de foi s’installe à ses côtés à table. Je ne me remets pas de me retrouver dans ce Château alors que je dépose mon sac à dos dans un coin de la salle à manger et m’assieds à côté de la petite Emilie qui n’est plus si petite que ça.

Le début du repas est particulièrement silencieux. Je sens le malaise aussi clairement que j’ai pu sentir la bonne odeur de tomate tout à l’heure dans la cuisine. Tom refuse de manger, passe son temps à replacer sa serviette à côté de son assiette et ses couverts bien droits, et je commence à me dire que la particularité du gamin n’est pas simplement d’être encore bébé dans sa tête. La jolie Emilie, elle, me fait des sourires timides. Je sens bien qu’elle aimerait entamer la conversation mais n’ose pas. Leur père, lui, installé en bout de table, jette des coups d’œil dépités à son fils et ne m’a toujours pas regardée. Je me sens vraiment mal à l’aise d’être imposée ici. Le père Yves m’a dit que Maxime avait accepté sans souci, mais je réalise qu’il a dû insister pour que je sois accueillie dans cette maison.

Heureusement, Marie et le père Yves commencent à papoter tous les deux, mais la famille qui m’accueille reste silencieuse, elle. Ce qui me donne tout le loisir de me poser mille questions. Où est la mère des enfants ? Pourquoi vivent-ils dans un château ? Quelle est cette particularité dont m’a parlé Maxime au sujet de Tom ? Pourquoi le prêtre me fait-il loger ici ? Marie vit-elle également ici ? Je me demande aussi ce que je pourrais bien dire pour que le maître des lieux daigne enfin m’accorder un regard et quelques mots. J’aimerais qu’il comprenne que je ne suis pas là pour les ennuyer, que j’espère trouver une solution rapidement. Oui, je me leurre moi-même, c’est stupide. Je n’ai aucun moyen de trouver une solution autre, je dépends de tout et de rien à la fois. Il va falloir que j’appelle le 115 tous les jours pour espérer avoir une nuit quelque part, et si j’ai bien compris, une nuit n’en garantit pas une seconde et ainsi de suite. Mais qu’est-ce que je fiche dans ce pays ?

— Vous avez une très belle maison, dis-je alors que Marie sert les spaghettis bolognaises dans les assiettes. Ou un très beau château, plutôt, j’imagine. C’est vraiment… Impressionnant.

— Merci, dit Maxime simplement, en daignant me jeter un regard. Vous parlez très bien le français, c’est surprenant.

— J’ai étudié votre langue dans un lycée français, dans mon pays. c’est une jolie langue, même si très compliquée.

— Vous parlez très bien, Mademoiselle, dit Marie. Et ce petit accent, il est charmant. Vous ne trouvez pas, mon Père ? C’est fou ce que les étrangers savent bien apprendre notre langue alors que nous, on galère pour apprendre le moindre mot. Comment on dit bonjour en Albanais, Miléna ?

— Elle n’est pas albanaise, elle est arménienne, Marie. Ce n’est pas du tout pareil. Il ne faut pas tout confondre, répond le Père.

— Dans ma langue, pour dire bonjour, on dit “Parév”. Ce qui explique mon accent en un seul mot, je crois, ris-je. Les “r” sont très marqués.

— Pas rêve ? demande Lili. C’est triste ton pays si pour dire bonjour on s’empêche de rêver.

— Mon pays est très beau, tu sais. Et pas si triste. Mais si ça te gêne, tu sais que le matin et le soir, on dit bonjour autrement ? Et dans ce bonjour, on parle de la France. Pour se dire bon appétit aussi. D’ailleurs, “pari akhorjag”, souris-je en humant mon assiette.

Pari akhorjag, répond Tom en imitant parfaitement mon accent.

— Oh bravo ! Tu es doué, Tom. Tu sais où se trouve l’Arménie ? Tu as déjà entendu parler de ce pays ?

— Oui, bien sûr. C’est un pays qui est en guerre avec l'Azerbaïdjan depuis que l’URSS n’existe plus. Et la capitale, c’est Erevan. C’est de là que vous venez ?

— Tom, arrête de poser des questions, lui dit son père. Miléna est notre invitée et on n’est pas là pour la mettre mal à l’aise.

— Je viens d’Erevan, oui. Et je suis impressionnée par tes connaissances. Ça ne me dérange pas, je vous assure. Ça me fait même plaisir qu’un jeune homme français connaisse mon pays, dis-je en souriant. Marie, le goût est aussi bien que l’odeur, c’est très bon.

— Tom, arrête de crâner, lui dit sa sœur. T’es pas drôle de ne jamais rien oublier…

— Les enfants, ne recommencez pas, intervient leur père alors que Tom semble ravi de mes compliments. Et Miléna, surtout, ne vous sentez pas obligée de répondre à quoi que ce soit. Vous êtes notre invitée pour quelques jours, vous n’avez aucune obligation ici.

J’acquiesce poliment et ne fais pas de remarque supplémentaire, me contentant de manger. Invitée pour quelques jours, oui. Et je crois bien que le Papa n’a pas très envie que je copine avec ses enfants. Ce que je peux comprendre, je ne suis qu’une inconnue quasiment imposée dans leur quotidien. Je sens que les prochains jours vont être compliqués. Entre le château où je ne me sentirais déjà pas du tout légitime si j’étais vraiment invitée, et ma situation précaire et plus qu’instable, il va falloir que je me fasse discrète tout en savourant le confort que je ne retrouverai sans doute pas après.

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