08. La loi des places

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Miléna

Je tourne en rond dans cette chambre. Oh, elle est grande et magnifique, c’est sûr. Il y a même un petit bureau attenant à la pièce. Oui, j’ai été curieuse. Maxime m’a présenté la première porte comme étant celle de la salle de bain, mais je n’ai pas pu m’empêcher de fureter. Ce château est vraiment joli, mais mort. J’ai passé la journée seule ici, sans oser fouiner, sans même oser aller déjeuner ce midi. J’ai l’impression d’être une intruse, ce que je suis clairement, et je n’ai pas envie de l’être encore davantage en me promenant dans ce lieu où vivent Maxime et ses enfants. Enfants qui ne semblent pas être très heureux d’avoir du monde chez eux. Le petit Tom me rend encore plus curieuse, je l’avoue. Son comportement et sa façon d’être me questionnent et me donnent envie de creuser et de faire flancher le gosse. Il est mignon, je suis sûre qu’il vaut la peine d’être connu.

Je jette un œil au plateau que Maxime m’a apporté et hésite à descendre le ramener en cuisine. Les enfants doivent être au lit, je ne risque pas grand-chose à cette heure. Peut-être que le maître des lieux est lui aussi couché, et je ne sais pas si cela me satisfait ou si cela m’ennuie. Il est plutôt avenant, pour quelqu’un à qui on a imposé une étrangère chez lui. Pour le reste, je m’interdis toute pensée qui n’aurait pas de rapport avec sa gentillesse, ça vaut mieux.

J’enfile un gilet et sors de ma chambre, plateau en main. Franchement, je me demande comment ils font pour vivre ici. Ce long couloir qui court sur toute la longueur du château est flippant. Les lumières sont éteintes et celle de la Lune perce à travers les nombreuses fenêtres, donnant un air de film d’horreur au lieu. Entre ça et les peintures de portraits qui surplombent les escaliers, j’ai presque envie de faire demi-tour. J’ai l’impression d’avoir fait un bond dans le temps, et bien loin du futur. Il me faut encore longer un couloir pour atterrir dans la cuisine, et j’allume la lumière pour faire ma vaisselle. La tomette au sol me donne froid aux pieds et je zieute avec envie la cheminée qui n’est malheureusement pas allumée.

Ma maison me manque. Dire que je m’y sentais à l’étroit… Aujourd’hui je donnerais tout pour retrouver ma vie d’avant, ma cuisine minuscule et mon placard que je trouvais bien trop petit pour tous mes vêtements. Ma vie se résume maintenant à un sac à dos avec un bouquin que j’ai lu cinq fois en deux mois, pour passer le temps, pour trouver le sommeil, pour ne pas penser.

Je soupire et ronchonne de voir encore mes pensées dériver vers tout ce que je devrais tâcher d’oublier. Cette vie n’est plus, ça ne sert plus à rien d’y penser. C’est comme ça et il va falloir que je m’y fasse. Il faut que j’arrête de me remémorer le passé et que je profite de la chance que j’ai d’être ici, peu importe le temps que ça durera. D’ailleurs, je m’arrête au salon et regarde avec envie la télévision sans pour autant l’allumer. La bibliothèque qui longe quasiment tout le mur derrière le canapé me fait de l’œil et je ne peux m’empêcher d’approcher pour chercher mon bonheur. Il y a de tout, des livres pour enfants aux romances, en passant par des bouquins historiques ou des témoignages. Beaucoup de livres sur l’éducation des enfants, mais aussi sur les émotions et les troubles du comportement. Par curiosité, je récupère un livre sur l’éducation d’enfants avec un handicap et m’installe dans l’un des fauteuils près de la cheminée, éteinte elle aussi, pour le feuilleter.

Au fur et à mesure que je tourne les pages, je fais les liens avec le petit Tom. Je comprends mieux le tableau dans la cuisine où se trouve l’emploi du temps du gosse avec des couleurs, son besoin de calme, ses petites habitudes à ne pas bousculer. Tout s’explique, ou en partie au moins. Quel handicap, au juste ? Ils parlent de déficience intellectuelle, là-dedans. Malgré le peu de contacts que j’ai eus avec lui, je doute qu’il s’agisse de ça.

— Qu’est-ce que tu fais là, Miléna ?

Je sursaute et lève les yeux vers l’entrée du salon, où Emilie me regarde de ses jolis yeux marron avec curiosité, et peut-être un peu de contrariété ?

— Bonsoir, Lili… Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis descendue lire. Tu ne dors pas, toi ? Il est tard.

— Ben non, je ne dors pas, sinon je ne serais pas là en train de te parler. Tu n’as rien à faire là, en tous cas, je vais te dénoncer à mon père, tu verras s’il te garde ici.

— Me dénoncer ? Je… Ton père m’a dit que je pouvais prendre des livres dans la bibliothèque, je ne crois pas qu’il serait fâché de me voir ici.

— Les livres, on s’en fout, mais là, tu es assise à la place de ma mère, et ça, personne n’a le droit. Même pas le chat !

Ils ont un vrai problème avec les places, ici. Le tabouret de Tom, le fauteuil de la Maman… Je me lève donc rapidement et replace le coussin correctement.

— Je suis désolée, je ne savais pas, Lili.

— En fait, c’est Tom qui a raison, tu es juste là pour foutre le bazar dans notre vie, c’est ça ?

— Quoi ? Mais non, pas du tout ! Pourquoi est-ce que je voudrais faire ça ? lui demandé-je, surprise de sa répartie.

— Moi, je croyais que tu avais vraiment besoin, mais là, ça se voit. Tu veux juste l’argent de papa et son château. Tom est un génie et il a toujours raison.

— Je ne comprends pas pourquoi tu dis ça, Lili. J’étais juste en train de lire, tu ne vois pas ? Je suis vraiment désolée de m’être assise ici, je n’étais pas au courant que c’est interdit, c’est tout.

— Je vais le dire à Papa dès demain ! crie-t-elle en courant hors de la bibliothèque.

Je soupire et me laisse tomber sur le canapé. Pas très accueillants, les gosses. En même temps, est-ce qu’à leur place je l’aurais été ? Je n’en suis pas certaine. Mon changement de vie me fait voir les choses autrement aujourd’hui. Je ne suis plus la même personne qu’il y a quelques semaines. Alors, autant dire qu’à leur âge, une nana sans abri qui débarque chez moi, ça m’aurait sans doute gonflée.

Je lâche l’affaire pour la lecture et éteins les lumières avant de remonter à l’étage pour gagner ma chambre, livre à la main. Il me faut cinq minutes d’intense réflexion devant la fenêtre pour prendre ma décision, mais c’est mieux comme ça, je crois. Je ne veux pas être un poids. Du moins, pas un poids plus lourd que ce que je suis déjà ici. Je ressors doucement et traverse le château pour gagner le bout du couloir où se trouve la chambre de Maxime. Je n’ai pas fouillé pour ça, je l’ai juste vu y entrer ce matin, aucun rapport avec la curiosité. La lumière qui perçait tout à l’heure sous la porte et faisait briller le parquet est éteinte, et j’hésite à frapper pour le déranger. Pour autant, j’ai peur de changer d’avis en retrouvant le confort du matelas de mon lit, et ce serait très égoïste de ma part. Alors je frappe doucement plusieurs fois à la porte avant d’attendre en silence. Je recule d’un pas en resserrant les pans de mon gilet lorsque la porte s’ouvre et détourne le regard en constatant qu’il est uniquement vêtu d’un boxer gris qui moule tout ce qui doit l’être, et laisse à la vue d’une curieuse comme moi beaucoup de peau. Merde, Miléna, on se reprend, voyons !

— Miléna ? Vous avez besoin de quelque chose ?

— Je suis désolée, je ne vous dérange pas longtemps… Je voulais juste vous dire que je partirai demain matin, chuchoté-je. Ça vaut mieux…

— Quoi ? Demain ? Mais pourquoi ? Et vous allez partir où ? Vous n’allez pas retourner dans la jungle quand même ? me répond-il sans vraiment faire attention à la force de sa voix.

— Je vois bien que je dérange, Maxime, et je ne veux pas que vos enfants vivent mal cette situation. C’est déjà beaucoup pour votre fils, et j’ai aussi contrarié Emilie… Alors, tant pis, je trouverai bien quelque part où aller, ne vous inquiétez pas pour moi. Ça va faire deux mois que je voyage, j’en ai vu d’autres...

Maxime me surprend alors en saisissant mes mains entre les siennes, chaudes et si masculines.

— Non, ne faites pas ça ! Vous êtes vraiment la bienvenue ici, et c’est bénéfique pour les enfants de se confronter à vos difficultés, votre réalité ! Moi, je suis content que vous soyez là, vous savez ? Ça fait du bien d’avoir un peu de compagnie adulte qui ne soit pas ma mère. Et je m’en voudrais énormément s’il vous arrivait quelque chose parce qu’un de mes enfants vous a dit des méchancetés.

— Ce n’est pas parce qu’ils disent quelque chose qui me contrarie, mais… Je fais tout de travers avec eux, j’ai bien vu que Tom vivait mal ma présence, je ne veux pas le perturber, c’est tout. C’est mieux comme ça.

— Mais il est toujours perturbé ! Ce n’est pas une raison, ça, Miléna ! Vous pouvez vraiment rester ici autant de temps qu’il le faudra pour rebondir ! Prenez au moins le temps de la nuit pour réfléchir… Et qui sait, la nuit porte conseil comme on dit ici. Vous aurez sûrement les idées plus claires au réveil. S’il vous plaît, ne partez pas comme ça…

Sa voix se fait presque suppliante et son regard ne quitte pas le mien alors que nos mains sont toujours nouées.

— Ma décision est prise, mais… Je ne partirai que demain matin, de toute façon, soupiré-je. Je resterai dans la chambre jusqu’à votre départ, ça évitera que je contrarie encore vos enfants. Merci beaucoup pour votre accueil, Maxime, ça m’a déjà fait beaucoup de bien.

— J’ai l’impression que quoi que je dise, vous ne changerez pas d’avis… C’est dommage, ça aurait pu leur apprendre beaucoup… Et… Je vais m’inquiéter pour vous, c’est sûr.

— Croyez-moi, je pense que c’est mieux pour les petits… Je ne leur ai rien apporté de bon jusqu’à présent, au contraire. Bonne nuit, Maxime, dis-je en retirant mes mains des siennes.

— Bonne nuit. Promettez-moi de ne pas partir sans me saluer, au moins.

J’acquiesce et fais demi-tour pour regagner ma chambre. J’ai l’impression qu’il reste dans le couloir pour me regarder m’éloigner, mais je ne me retourne pas. Si ma décision est prise, je doute d’autant plus que je n’ai pas l’air de le déranger, lui. Mais les enfants vivent mal ma présence ici et je ne veux pas causer davantage de soucis. C’est dommage, et je n’ai aucune envie de retourner à la rue, mais je ne peux pas embarquer avec moi des gosses qui n’y sont pour rien dans mes soucis. Tout ce qui m’arrive est entièrement ma faute, je l’ai cherché. J’ai déjà causé suffisamment de peine comme ça.

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