16. Le banc des confessés

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Miléna

Le soleil est au rendez-vous et je ferme les yeux pour ne pas être trop éblouie parce qu’il donne droit sur la route que nous empruntons après avoir déposé les enfants chez leur grand-mère. Ou parce que j’ai un peu mal à la tête à cause du vin. Un mélange des deux, sans aucun doute, la seconde raison me donnant en plus la nausée et un certain sentiment de malaise. Il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour que je me retrouve à faire une vraie bêtise. Maxime peut bien dire ce qu’il veut, je pense que c’en serait une, et pas une petite.

Mon chauffeur me sourit, ses lunettes de soleil sur le nez, et baisse le petit truc dont je ne connais pas le mot français devant moi, apparemment bien loin de mes pensées tourmentées.

— Comment vous appelez ça ? lui demandé-je en pointant du doigt l’objet en question.

— Ça, c’est un “Protège-tes-yeux-quand-t-as-trop-bu” ! Ou un pare-soleil, répond-il en souriant.

Je ris en répétant le mot à plusieurs reprises, tentant de limiter le roulement de mon “R” au passage. C’est quand même le plus gros problème de mon accent, je trouve. Enfin, ce n’est pas tant un roulement, mais les Français font ce son avec leur gorge, tandis que nous utilisons davantage notre langue. On ne peut pas dire que je me sois beaucoup entraînée en Arménie. En dehors de l’école, personne autour de moi ne parlait un mot de français. Vahik a bien tenté de s’y intéresser quelques mois au début de notre relation. Il a lâché l’affaire quand il a compris qu’il n’avait pas besoin de ça pour me mettre dans son lit, j’imagine.

— Merci, Maxime, dis-je en détachant ma ceinture alors qu’il se gare à quelques pas de l’église.

Je me penche vers lui et dépose un baiser sur sa joue sans réfléchir avant de me figer, mal à l’aise.

— Pardon… Je ne voulais pas… Enfin… Mince, ris-je, le malaise est là même sans la bêtise.

— Cela ne me dérange pas du tout, Miléna. Cela faisait longtemps que je n’avais pas senti les lèvres d’une femme caresser ma barbe. J’espère que ça ne piquait pas trop !

— C’était… Très agréable, en fait. A tout à l’heure, Maxime.

Je sors de la voiture rapidement avant de risquer une nouvelle bêtise, ou une plus grosse, et me dirige vers l’église où la messe ne devrait pas tarder à commencer. Je ne suis plus pratiquante depuis que je suis en âge de le décider, même si mes parents m’ont élevée dans le christianisme. Mais je me dis que quitte à aller voir le prêtre, il vaut mieux qu’il me voie écouter son sermon avant que je n’abuse de son temps. Peut-être que je devrais m’y remettre, vu les galères qui me sont tombées dessus, mais je me contente d’assister à la messe en silence, depuis le fond de l’église.

Le père Yves passe ensuite un moment avec celles et ceux qui souhaitent échanger avec lui, et je fais patiemment la queue en bout de file. Il fronce les sourcils quand je me plante face à lui et soupire, même si son regard descend le long de mon corps pour constater que je suis habillée proprement et plus apprêtée qu’il ne m’a vue le jour où il m’a trouvée dans son confessionnal.

— Bonjour mon Père. très beau sermon.

— Bonjour Miléna. Je vous remercie, Dieu m’a inspiré aujourd’hui. Vous avez un souci au château ou tout va bien ?

— Non, non… Tout va bien. Enfin, je voulais savoir si vous aviez trouvé une autre solution, je ne veux pas importuner Maxime et les enfants trop longtemps.

Ni faire une bêtise que je pourrais regretter. J’aurais l’impression de tromper Vahik alors que je suis la cause de sa mort.

— Une solution ? Non, je n’ai rien, mais vous m’inquiétez, là. Maxime vous a demandé de partir ? Il faut faire le 115 pour avoir une place, vous le savez bien, mais ça risque de prendre un peu plus de temps que ça…

— C’est ce que je fais tous les jours. Et Maxime ne m’a pas demandé de partir, non, mais… Il est trop poli et bien élevé pour le faire, même si c’est ce qu’il pourrait vouloir, je crois...

— Je connais sa famille depuis longtemps, ils sont plutôt engagés avec les migrants. Il ne vous mettra pas dehors, vous pouvez avoir confiance. Et vous ne trouverez pas mieux ailleurs. Si vous partez, c’est la rue… Et les horreurs de la jungle…

Je soupire et m’assieds sur le banc derrière moi. Effectivement, je suis plutôt bien au château, je ne pourrais pas me plaindre. Il y a de la place, de la verdure, et Maxime est accueillant. Même les enfants semblent commencer à m’apprécier. Mais tout ça a forcément une date de fin.

— Il a proposé de m’emmener à la préfecture. C’est ce qu’il faut faire pour espérer… Je ne sais pas quoi, d’ailleurs. Selon lui, mon histoire pourrait me permettre de demander l’asile…

— Oui, il a raison, c’est bien là qu’il faut se rendre, mais je ne suis pas aussi optimiste que lui, moi. Chez les Arméniens, le taux de succès est faible… Et les procédures sont longues, souvent. Au minimum, un an pour avoir une convocation par l’Office de Protection des Réfugiés. Il va falloir rester courageuse jusqu’à la fin de la mission.

— Un an ? Et je fais quoi, moi, pendant ce temps-là ? Je… J’ai besoin de travailler, de sortir, de vivre ! Je… Pardon, mon Père, soupiré-je, m’interrompant en voyant que je commence à l’agacer un peu. Merci pour tout, vraiment. Je n’abuse pas davantage de votre temps. Bonne journée à vous.

— Je suis désolé, ce n’est pas moi qui ai écrit la loi. Bonne journée, et repassez me voir si vous avez besoin. A dimanche prochain.

J’acquiesce et sors de l’église rapidement. Je crois que je n’avais pas réalisé que tout ceci allait durer une éternité. Ou je ne voulais pas m’y résoudre. J’ai l’impression que mon avenir est encore plus flou qu’il ne pouvait l’être, alors que se dessine un chemin clair : la boucler et la jouer discrète au château pour rester le plus longtemps possible. Quitte à faire des bêtises, parce que je crois que je ne pourrai pas y échapper. Maxime m’attire, c’est indéniable. Et c’est une très mauvaise idée de passer ce cap dans ma condition. Surtout qu’une partie de moi en a envie, quand l’autre, toujours fidèle à Vahik, ne peut tout simplement pas l’imaginer.

Je tourne en rond pendant un moment avant que Maxime ne se gare sur la place pour venir me récupérer. Il m’a dit qu’il profiterait de ce temps pour faire les courses, ce qui m’a un peu déculpabilisée de lui avoir demandé de m’emmener à Calais. Il est toujours souriant, mais fronce les sourcils en voyant ma tête. Je dois avoir l’air totalement dépité.

— Le père Yves m’a dit que ça allait prendre beaucoup de temps, tout ça, marmonné-je en m’attachant. Au moins un an, vous vous rendez compte ?

— Un an ? Tout ça ? Et vous n’aurez pas d’endroit où dormir pendant tout ce temps ?

— Je dois continuer à appeler le 115… Il n’a rien d’autre à me proposer. Alors… Tant que vous me supporterez, vous m’avez sur le dos, soupiré-je. Je suis désolée et, je le répète, si vous voulez que je parte, je m’en vais.

— Mais non, voyons, arrêtez donc de dire ça ! Vous ne me dérangez pas du tout. Et si vous allez rester si longtemps, ça vous dirait qu’on se tutoie ? Vu qu’on ne peut pas se rapprocher physiquement, autant qu’on le fasse un peu au niveau des paroles, non ?

— D’accord, on peut faire ça, oui. Mais vous… Tu comptes vraiment me laisser rester chez toi si longtemps ? lui demandé-je, étonnée.

— Aussi longtemps, je ne sais pas, mais ça fait du bien d’avoir une autre adulte à la maison. Et si ça ne te dérange pas, tu pourras me donner un coup de main avec les enfants, parce que là, j’ai du mal à tout assumer, moi.

— Ce sera avec plaisir, ça, souris-je en tournant les yeux vers la vitre.

Le flou reste présent… Encore plus avec ses mots. Évidemment qu’il ne va pas me garder un an chez lui, à manger gratuitement, vivre à son crochet. Il est gentil, mais pas stupide.

Le reste du trajet se passe dans le silence. Maxime tente d’entamer la conversation une ou deux fois, mais je lui réponds succinctement et il finit par lâcher l’affaire. Une fois rentrés au château, je l’aide à décharger et à ranger les courses, puis nous déjeunons les restes de la veille sur la terrasse, profitant du beau temps et des canards qui se promènent dans l’eau des douves. Les enfants sont de bonne humeur et super agréables, et finissent par aller faire de la balançoire un peu plus loin tandis que je m’installe sur le banc où nous étions hier soir avec Maxime, et où j’ai balancé toute mon histoire ou presque, plus facilement que je ne l’aurais imaginé. Merci le vin.

— Je suis désolée, je ne suis pas de très bonne compagnie, m’excusé-je alors qu’il s’installe à côté de moi. Ma conversation avec le prêtre m’a mis un coup au moral…

— C’est si difficile que ça pour vous d’envisager vivre avec nous plus longtemps que prévu ?

— Non, ce n’est pas ça. C’est de voir ma vie dans un bazar pas possible sans issue claire, qui est difficile. Et tu as déjà oublié le “tu” ? souris-je.

— Ah oui, j’ai oublié le “tu”. Mais tu me semblais si loin dans tes pensées… Comment je peux faire pour te redonner un peu le sourire ? Ça, ça pourrait aider ?

Comme hier soir, il vient se coller contre moi et passe son bras autour de mes épaules pour me caresser tendrement le haut du bras. Je relâche mes muscles tendus dans un soupir et pose ma tête contre lui.

— Il faut que tu me donnes des choses à faire ici, Maxime. Je te jure, je ne sais pas rester sans rien faire, moi. Lire, c’est bien, mais ça va cinq minutes. Passer mes journées à ça, je ne vais pas tenir longtemps, je vais finir folle.

— Te trouver des choses à faire ici ? A part les enfants, il n’y a pas grand-chose… Il faut que je réfléchisse à ce que tu pourrais faire en journée. Le soir, j’ai quelques idées, j’avoue. Mais je ne suis pas sûr que ce soient de bonnes idées ! énonce-t-il en arborant son sourire charmeur.

— Est-ce que je peux te poser une question ? Je t’ai raconté ma vie, j’ai le droit à un bout de la tienne, moi aussi ? osé-je après l’avoir regardé un moment en silence.

— Je ne sais pas si je suis prêt à me dévoiler, Miléna, me répond-il en se fermant mentalement.

Même son corps se raidit contre moi et je me demande ce qu’il ne veut pas me dire. Je suis un peu déçue, triste qu’il ne se confie pas après tout ce que j’ai pu lui dire hier soir, sur ce même banc, me découvrant totalement face à lui. Est-ce qu’il me fait si peu confiance que ça ? Il m’a confié ses enfants, quand même ! Que peut-il bien me cacher ?

—Très bien, soupiré-je. Je n’insiste pas alors. Quand tu seras prêt, je serai peut-être encore là…

— Non, ce n'est pas ça, Miléna. C'est juste que je n'ai peut-être pas ta force de caractère par rapport aux traumatismes du passé. Ma femme… Eh bien, si tu veux vraiment savoir, elle est partie du jour au lendemain, avec son patron, en me disant que ça faisait des mois qu'elle me trompait, se confie-t-il enfin. J'ai honte de réagir comme ça alors que toi, tu as connu des vrais drames, pas une simple séparation comme moi.

— La trahison est un drame, et l’abandon aussi, murmuré-je. Surtout quand on se retrouve seul à élever deux enfants… Les pauvres. C’est terrible pour vous trois…

— C'est fou que tu sois encore capable de compassion après tout ce que tu as vécu. Des personnes comme toi, c'est une vraie chance de les rencontrer et de les avoir dans sa vie.

Je sens son corps se détendre à nouveau contre moi. Maxime semble vivre intensément toutes ses émotions. Il exerce une légère pression sur mon épaule pour que nous retrouvions plus de proximité.

— Tout le monde ne serait pas d’accord avec toi, mais je prends le compliment.

Il est clair que Vahik ne serait sans doute pas de cet avis, lui. Si je n’avais pas voulu sauver toutes ces femmes en dénonçant ce trafic, il serait encore en vie. Je porterai sans doute le poids de cette culpabilité toute ma vie. Cette pensée me fait grimacer, mais je suis sortie de ma mélancolie par le bruit de pas sur le petit pont de bois, et en une fraction de seconde, la réalité reprend le dessus. Je me redresse alors que Maxime s’éloigne de moi, et les enfants déboulent telles deux tornades face à nous.

— Papa, on peut jardiner ?

Lili a trouvé le programme de l’après-midi et semble très enthousiaste à cette idée. Tom, lui, en revanche, me lance un regard que je n’ai aucune peine à déchiffrer. Il nous a vus, et il n’apprécie pas que je me sois rapprochée de son père. Mince, vu son comportement, il vaut mieux que je fasse attention si je ne veux pas qu’il m’en fasse voir de toutes les couleurs. Est-ce qu’une étreinte de Maxime en vaut la peine ? Le problème, c’est que je crois bien que oui.

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