21. Papa en guerre

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Maxime

— Nicolas vous attend dans son bureau, Monsieur Maxime. Je crois qu’il n’est pas content de la solution que vous avez mise en place sur le bâtiment D.

Je regarde Yasmina, ma secrétaire, assise à son bureau dans son joli tailleur bleu marine. Elle a à peine quarante ans et est toujours souriante sous sa queue de cheval brune et sa frange impeccable. J’allais entrer dans mon bureau afin de mettre à jour mes notes après la réunion que je viens de terminer, mais je me dis que si Nicolas n’est pas content, il vaut mieux que j’aille le voir tout de suite. Plus j’attends, plus il va s’énerver et plus l’entretien va être corsé. Quant à ma solution pour le bâtiment D, je sais pourquoi il n’est pas content. J’avais le choix entre deux options, une plus efficace mais vraiment dangereuse pour les migrants et une autre qui m’a semblé mieux correspondre à notre éthique.

— Souhaitez-moi bonne chance, alors, Yasmina, parce que je crois qu’il va y avoir des étincelles.

Elle me fait un signe où elle croise les doigts et je vais retrouver Nicolas qui est seul dans son bureau. Celui-ci est bien plus grand que le mien et tout le monde se moque de lui en imaginant que la taille de ses attributs est inversement proportionnelle à celle de son espace.

— Tu voulais me voir ? Il y a un souci ? attaqué-je immédiatement.

— A ton avis ? me demande-t-il calmement en me faisant signe de m’asseoir.

— Je ne vois pas ce qui me vaut cette convocation dans ton bureau, non. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai fait tout ce qui me semblait le mieux pour tout le monde.

Je m’assois sur le siège indiqué et je m’en veux immédiatement car tout de suite, je me retrouve à un niveau inférieur à lui et je suis obligé de lever la tête pour le regarder. Je suis sûr que c’est fait exprès pour assurer sa domination sur ses équipes.

— Donc tu m’assures que la solution trouvée ce weekend est la meilleure possible pour la sécurité du port ?

— C’est celle qui concilie le mieux notre intérêt et notre éthique, oui. Tu sais que je connais mon travail, non ?

— Oui, et je sais aussi ce que tu penses de toutes ces installations. Ne me prends pas pour un imbécile, Maxime. J’ai vu la seconde option que tu avais envisagée. La meilleure pour nous. Je peux savoir pourquoi ce n’est pas celle que tu as présentée et fait mettre en œuvre ?

— Parce qu’on se serait retrouvés rapidement avec un ou deux migrants morts et les médias qui débarquent pour faire du sensationnel. Ces pauvres gens devraient avoir le droit d’aller où ils veulent, tu ne crois pas ? Et pourquoi ce ne sont pas les anglais qui s’occupent de leur immigration ?

— Tu es au mauvais endroit si tu veux faire de la politique. Ici, tu n’es pas payé pour penser aux migrants, mais pour faire en sorte qu’ils ne prennent pas les bâteaux. Ces pauvres gens, comme tu dis, ils savent ce qu’ils risquent en venant ici. Ce n’est pas notre problème. Alors pense un peu moins à tout ça et un peu plus à ce pour quoi je te paie.

— Non, mais tu as vu comment tu me parles ? Je ne suis pas un gamin. La solution que j’ai proposée est efficace, tu ne peux pas le nier, et si j’ai envie de garder une once d’humanité dans mon travail, je le ferai, quoi que tu dises !

— Comment je te parle ? Il faut qu’en plus de vérifier ton travail, je fasse attention à ton ego ? J’ai autre chose à faire que tout ça, alors fais ton job comme il faut et reste à ta place.

— Ouais, eh bien j’en ai marre de rester à ma place, comme tu dis ! Je dois te rappeler que sans moi, jamais tu ne serais devenu DG ? Que si je n’avais pas défendu ta candidature, le poste te passait sous le nez ? Alors, ma place comme tu dis, c’est de te faire remarquer quand tu fais des erreurs ou que tu oublies que notre travail, c’est de favoriser les transports et les communications à travers la mer, pas d’empêcher des gens de voyager juste parce qu’il n’ont pas les bons papiers ou qu’ils ne sont pas nés au bon endroit. Je fais mon job comme il faut et le port n’a jamais été aussi sûr qu’il l’est à présent, et ça, tu ne peux pas le nier.

Je me redresse et je tends mon doigt vers lui en assénant ces derniers propos de manière plus virulente que ce que je m’attendais à faire.

— Fais attention à ne pas dépasser les limites, Maxime, je ne voudrais pas qu’il t’arrive des bricoles. Je ne vais pas passer ma vie à te lécher les pieds parce que tu m’as soutenu quand j’ai voulu ce poste. Tu savais que j’étais le meilleur candidat pour ça, je ne te dois rien. Tu peux disposer, me répond-il sèchement en me tournant le dos pour regarder par la fenêtre.

— Tu sais où je vais disposer ? m’emporté-je en le voyant me traiter comme un moins que rien. Eh bien, ce sera chez moi. Et si tu n’es pas content, tu n’auras qu’à me virer. Vu que tu as perdu ton cœur quand tu as trouvé ce fauteuil, j’imagine que ça ne te posera pas de problème. A demain, Patron.

Je mets tout le mépris que je peux maîtriser dans ce dernier mot avant de sortir en claquant la porte. Je récupère mon manteau dans mon bureau et informe Yasmina que je ne serai pas là cet après-midi et qu’elle m’excuse ou annule tous mes rendez-vous. Je sors alors que Nicolas m’observe faire depuis son bureau. Il n’a pas réagi plus que ça et je me demande si je pousse le bouchon trop loin ou si j’ai raison de m’affirmer comme ça. Au-delà de mon argument humain, je suis convaincu que les raisons que j’ai avancées sur la mauvaise pub qu’on aurait en cas de décès d’un migrant sont à prendre en compte.

Quand j’arrive à la maison, ma colère n’est pas redescendue et j’avoue que je prends le petit pont qui mène à l’entrée du Château de manière un peu vive et mes pneus crissent alors que je freine pour me garer près de la fontaine. Je descends et claque ma portière un peu violemment. J’ai besoin de passer ma colère sur quelque chose et je n’ai pas envie que ce soit sur mes enfants. Ou sur Miléna. Ils ne sont pour rien si on me demande de faire des choses qui me révoltent. Je monte les escaliers presque en courant et tombe sur la jolie Arménienne qui sursaute en me voyant.

— Oh bonjour, Miléna, désolé de t’avoir fait peur, ce n’était pas l’intention.

— C’est trop tard pour ça, mais ce n’est pas grave. Est-ce que ça va ? Tu as l’air… Un peu énervé.

— Oui, je le suis, mais j’ai pas envie d’en parler, là tout de suite, sinon je sens que je risque de passer sur vous ma colère. Tu vas bien ?

— D’accord. Tu peux venir cuisiner, si tu veux. Gâteau au yaourt au menu. On devrait peut-être mettre du chocolat dedans, pour que tu aies un peu de réconfort. C’est magique, le chocolat.

— Un peu seulement ? Il va m’en falloir beaucoup. Et peut-être aussi une autre forme de réconfort… Un peu comme hier soir, tu vois ?

— Tu sais que ce n’est pas une bonne idée. Enfin, sauf si tu parles du vin, dans ce cas, tu es un grand garçon, tu fais comme tu veux, me dit-elle avec un sourire gêné.

Je n’aime pas quand elle rejette mes avances comme ça et vu mon état d’énervement général, je préfère ne pas relever et me dirige sans un autre mot vers la cuisine où Lili est en train de préparer une pâte alors que Tom ramène des ingrédients et les mesure d’une manière quasi chirurgicale.

— Eh bien, vous êtes bien occupés, ici, dis-je en sentant une partie de ma colère s’évaporer à la vue de mes enfants en train de faire la cuisine, tous les deux vêtus d’un petit tablier.

— Papa ? T’es déjà là ? Mais c’est pas l’heure, me fait remarquer Tom en regardant la pendule.

— Il n’y a pas d’heure quand on a envie de voir ses enfants ! Vous êtes en train de faire un bon gâteau ? Qui a eu cette merveilleuse idée ?

— Miléna. Elle a dit que c’était mieux que les gâteaux qu’on a dans le placard, que comme ça on savait ce qu’on mangeait. Et puis, il restait des pommes, alors on va les mettre dedans, sourit ma fille.

— Des pommes et du chocolat dans le même gâteau, ce n’est pas bizarre, ça ?

— Du chocolat ? On ne devait pas le faire au chocolat, Papa, c’est prévu avec des pommes, intervient Tom immédiatement.

— Ah oui, il semblerait que la pâtissière m’ait menti alors, dis-je en lui souriant alors qu’elle nous rejoint.

— Non, j’ai dit que tu pourrais avoir besoin de chocolat et qu’on devrait peut-être en mettre dans le gâteau. C’est bien de moi que tu parles, n’est-ce pas ? me demande Miléna en me lançant le torchon dans le visage.

— Oui, c’est de toi, pas de lui.

Je lance à mon tour le torchon vers Tom qui l’attrape au vol en souriant.

— Vous n’allez pas encore faire une bataille de farine, hein ?

— Ah non, pas touche à la farine, intervient Lili qui se prend le torchon dans l’épaule et fusille son frère du regard.

— C’est pas une bataille de farine, c’est une bataille de torchon, répond-il alors que j’essaie d’attraper le torchon des mains de ma fille qui parvient à le garder à l’envoyer sur notre invitée.

— Maxime, pourquoi est-ce qu’à chaque fois que tu fais la cuisine, tout part dans tous les sens ? rit-elle en envoyant le torchon sur Tom.

— Ah, mais je n’y suis pour rien moi. Qui sait qui a lancé le torchon en premier ? Je crois que c’est une attaque de l’étranger. J’ai peur de l’invasion !

— Papa, ce n’est pas très drôle, ça, me fait remarquer mon fils, toujours aussi peu réceptif à l’humour.

— Tom a raison, continue Miléna en riant. Et je n’ai fait que répondre à ton attaque verbale.

— Voilà que vous vous liguez contre moi, maintenant ! Ça fait plaisir de rentrer tôt, dites donc ! Heureusement que Lili est de mon côté ! A deux contre deux, le combat va être équilibré !

Je me mets en position avec le rouleau à pâtisserie dans la main tel un glaive dressé pour combattre l’ennemi.

— Et moi, j’ai la farine, glousse ma fille en montrant le pot de yaourt rempli à ras-bord.

— Ah non, pas la farine, Lili ! intervient Miléna en se cachant derrière Tom.

— Je vais te protéger, Miléna, intervient Tom en se dressant du haut de sa petite taille.

Je feinte une attaque et viens lui faire des chatouilles alors que Miléna essaie de me repousser. Je fais mine d’être blessé gravement par son attaque et me jette à terre.

— Ah, je meurs ! m’écrié-je théâtralement. Seul un bisou pourra me sauver ! A l’aide !

— Arrête, Papa, c’est pas drôle, grogne mon fils en me jetant le torchon tandis que Lili vient me faire un bisou.

— Mais si c’est drôle ! Sauvé par Lili, quel bonheur ! Bon, je vais vous laisser un peu et aller me changer dans des vêtements plus confortables, parce que si on doit recommencer cette lutte, il va falloir que je sois prêt !

— Tu viens nous aider après, Papa ? Il reste les pommes à éplucher et à couper. Tu peux bien faire ça, je t’ai sauvé après tout !

— Bien sûr, ma chérie. Je me dépêche.

Je les quitte un instant mais avant de sortir de la cuisine, j’observe Tom venir se rapprocher de Miléna et lui poser une question. Ma fille est aussi juste à côté et semble beaucoup apprécier la présence de la jolie brune. De là où je suis, j’ai l’impression de voir une mère et ses enfants, et je suis un peu perplexe sur la facilité avec laquelle elle a réussi à se faire une place dans notre noyau familial que rien n’avait dérangé ces trois dernières années. J’ai l’impression que mes enfants s’attachent à elle alors que son séjour parmi nous est à durée limitée. Comment cela va se passer quand elle trouvera une place loin de nous ? Mes enfants vont-il accepter cette nouvelle séparation ? Ce n’était peut-être pas une aussi bonne idée que ça de l’inviter chez nous…

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