22. Sherlock Mama

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Miléna

Après une grosse matinée de ponçage, de dépoussiérage et de nettoyage, j’observe la pièce principale de la suite à côté de la mienne avec une certaine satisfaction. Je vais pouvoir passer mon début d’après-midi à peindre les plinthes, les encadrements de fenêtres et même les portes. J’adore ce genre de travaux, avec un fond de musique et le silence des lieux. Quand nous faisions les travaux dans notre maison avec Vahik, cela me permettait de poser mes idées ou de me vider la tête. Aujourd’hui, mon esprit est préoccupé par la lettre que je dois rédiger pour l’OFPRA. Pour ne pas réfléchir au baiser échangé avec Maxime il y a deux jours. Cela me permet de découvrir la chanson française aussi, au passage, alors que la radio tourne depuis plusieurs heures.

Je sors le pot de peinture blanche de la salle de bain et prends le temps de bien la mélanger. Maxime doit acheter ce qu’il faut pour rénover la suite, mais il lui restait de la peinture et cela me permet de commencer aujourd’hui, en attendant qu’il trouve le temps dans son planning chargé pour aller dans un magasin de bricolage. J’ai déjà vu au deuxième étage plusieurs meubles qui pourraient aller dans cette pièce, et j’ai hâte d’avancer suffisamment pour pouvoir meubler. La satisfaction du travail terminé, ça me manque. Aller au bout de quelque chose, avoir un objectif pour la journée. Écrire me manque. Beaucoup. Pour autant, quand il s’agit de moi et du dossier de demande d’asile, je fais face à cette fichue page blanche. J’ai l’impression de ne plus servir à rien, et me retrouver dans cette pièce me fait beaucoup de bien.

J’espère que cela plaira à Maxime et aux enfants. Ce ne sera pas parfait, mais après avoir rénové ma maison, je pense être capable de gérer une chambre à refaire. Une fois encore, et malgré mon occupation, mes pensées reviennent à Maxime. Comme quoi, ma technique n’est pas efficace à cent pourcent. Forcément, je repense à notre baiser et à ce que j’ai pu ressentir depuis. L’envie de recommencer. D’aller plus loin. Et de fil en aiguille, Vahik refait son apparition dans mon esprit. Je nous revois en plein travaux, il y a plus de cinq ans, forts de notre décision d’investir ensemble. Quand tout allait pour le mieux entre nous, quand mon boulot ne s’était pas encore sournoisement glissé dans l’équation.

Je suis tirée de mes pensées par l’apparition d’une voiture sur le pont qui mène au château alors que je dégageais les angles de la fenêtre. Je reconnais le véhicule de Marie et me demande ce qu’elle peut bien venir faire ici alors que les enfants sont à l’école et Maxime au travail. Est-ce qu’elle m’apporte encore des vêtements ? Ou peut-être qu’elle vient pour me surveiller après la discussion qu’elle a eue avec son fils.

Je ne fais pas l’effort de m’arrêter et d’aller lui ouvrir. De toute façon, elle a la clé et fait comme chez elle. Elle doit suivre la musique et je l’entends baisser le volume avant qu’elle ne m’apostrophe.

— Bonjour, Marie. Comment allez-vous ? lui demandé-je sans descendre de mon escabeau ou m’arrêter de peindre.

— Bonjour Miléna, je voulais vous voir et discuter un peu avec vous, de femme à femme.

Oulah… Ça, ça sent mauvais, je crois. Je me retiens de soupirer et descends finalement de mon perchoir avant de m’essuyer les mains sur un chiffon.

— Oui ? A quel sujet ?

— Eh bien, de ce que vous cherchez avec mon fils, voyons. Je vous trouve très entreprenante avec lui, si vous voyez ce que je veux dire.

— Très entreprenante ? Non, désolée, je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire. Vous pouvez être plus claire ?

— Eh bien, vous n’étiez pas censée venir ici juste pour quelques jours, déjà ? Et puis, franchement, vos regards ne mentent pas, vous le dévorez des yeux, mon Maxou. Vous croyez quoi ? Que je suis aveugle ?

Je reste silencieuse un moment, tant pour analyser ses mots que pour tenter de trouver quoi lui répondre. Est-ce que mes yeux parlent tant que ça ? Et en quoi est-ce que cela la regarde ?

— Le père Yves ne m’a pas trouvé d’autre endroit. Le 115 non plus, et votre fils m’a dit que je pouvais rester pour le moment. En contrepartie, je lui rends quelques services, vous voyez ? lui demandé-je en faisant un tour sur moi-même pour qu’elle se concentre sur la chambre plutôt que sur moi.

— J’imagine bien le genre de services que vous aimeriez lui rendre. Et en échange, une fois bien attrapé, le poisson vous offrira des papiers, n’est-ce pas ?

— Donc vous tirez des conclusions de quelques regards ? Oui, votre fils est charmant, gentil et attirant, mais ce n’est pas pour ça que je compte finir dans son lit et l’épouser pour avoir des papiers. J’ai un minimum de respect pour lui, et pour moi aussi.

— Et pour les enfants, vous en avez du respect ? continue-t-elle son offensive alors que je n’ai rien demandé. Ils vont s’attacher à vous si vous restez trop longtemps ici. Vous ne croyez pas que l’abandon de leur mère leur a déjà suffi ?

Elle a raison sur ce point, et j’avoue qu’il m’arrive d’y penser. Je relativise et je cherche le positif dans tout ça, contrairement à Marie qui ne voit que les dégâts que cela pourrait faire.

— Je comprends votre point de vue, Marie. Mais je pense à ce que je peux apporter, plutôt qu’à ce qu’il pourrait se passer… Pour l’instant, je rends service à Maxime en les gardant après l’école. Je ne veux pas leur faire de mal, je vous assure.

— Vous savez, je ne vous en veux pas et je n’ai rien contre vous personnellement, mais j’ai vu dans quel état était Maxou après le départ de sa femme. Et là, il vous regarde comme il la regardait quand il l’a connue. Je ne veux pas qu’il revive ce type d’épreuves traumatisantes et qu’il soit à nouveau malheureux, vous savez. Je ne sais pas comment il vivrait un nouvel abandon, si cela venait à se reproduire. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

Sa voix est beaucoup plus douce maintenant qu’elle évoque le vrai cœur du problème et j’essaie de passer outre le fait qu’elle puisse m’avoir vexée.

— Je sais que ce ne sont que des mots, mais je vous assure que je ne cherche pas à blesser votre fils ou vos petits-enfants. Je continue à appeler le 115 tous les jours, Marie, je suis allée voir le père Yves dimanche… Je ne veux pas m’imposer dans votre vie ou celle de Maxime et des enfants. Je comprends vos inquiétudes, vraiment, et si j’avais une autre solution, je la choisirais si c’est dans leur intérêt.

— Et vous pensez que c’est en investissant ainsi leur maison que vous allez éviter de vous imposer ? Quand Maxou m’a dit que vous vous mettiez aux grands travaux, j’ai immédiatement décidé de venir vous parler. Il faut que tout ça cesse !

— Je voulais juste rendre service, Marie, soupiré-je. Je vous ai entendu parler de Bed and Breakfast, j’ai trouvé l’idée excellente et je me suis dit que je pourrais m’occuper. Je ne pensais pas que ce serait interprété comme ça… Je pensais bien faire, et ça m’occupe en plus.

— Vous ne m’avez pas l’air méchante ou intéressée, Miléna, j’en conviens. Et vous travaillez plutôt bien de vos mains, ce qui n’est pas toujours le cas de mon fils.

Elle s’interrompt pour réfléchir quelques instants avant de reprendre.

— Je peux vous poser une question un peu personnelle ?

— Bien sûr, allez-y, je préfère vous répondre plutôt que savoir que vous vous faites des idées sur moi…

— Vous ressentez quoi pour mon fils ? Parce que lui est déjà clairement accro quand on sait comment il vous regarde…

Eh bien, la Mama a au moins le mérite de faire preuve de franchise, là. Est-ce qu’elle dit vrai ? Ça n’a pas vraiment d’importance. Du moins, ça ne devrait pas en avoir, sauf celle de me protéger, et de protéger aussi Maxime si tel est le cas.

— Il ne se passe rien entre votre fils et moi. Je… J’étais fiancée en Arménie, vous savez ? Il est mort il y a deux mois, je ne suis pas prête à vivre à nouveau quelque chose.

— Oh, je suis désolée d’apprendre ça. Vous devriez quand même essayer de garder vos distances, parce qu’il a un cœur d’artichaut, mon Maxou, et je ne veux pas qu’il souffre.

— C’est ce que je fais.

Ou ce que j’essaie de faire, tout du moins. Si on oublie le baiser, ça marche plutôt bien, non ? Cela reste amical, la plupart du temps, même si l’on se cherche un peu, c’est sûr.

— Vous avez élevé un homme bien, Marie, continué-je. Je fais en sorte de garder mes distances, mais ça fait du bien d’être considérée comme autre chose qu’une étrangère en quête de papiers...

— Et comment croyez-vous qu’il vous considère alors ?

— Comme une personne ? Comme une amie ? Tant que ce n’est pas une folle prête à tout pour passer la Manche, ça me va… Maintenant, si vraiment vous pensez que je fais plus de mal que de bien, je vais retourner dans la chambre et y rester. Je ne sortirai que pour le dîner et lorsque Maxime et les enfants ne seront pas là… Je ne veux pas causer d’ennuis, mais j’en discuterai avec Maxime avant. Vous savez, il pense que ça fait du bien aux enfants d’avoir du monde chez eux…

— Il a toujours eu un trop grand cœur… Comme son père. C’est pour ça qu’on les aime, non ? En tous cas, ne vous enfermez pas, non, je ne suis pas venue pour ça. Je voulais… Savoir si vous faisiez ça pour l’argent ou les papiers, mais je suis rassurée. Pour le reste, Maxou est assez grand pour faire ce que bon lui semble. Et ne m’en veuillez pas, surtout. J’essaie juste de protéger un peu mon fils…

— Je ne vous en veux pas, je comprends que vous vouliez protéger votre fils. C’est quelqu’un de bien, on a déjà dû vouloir profiter de lui. Je vous promets que mon objectif n’est pas de finir devant le prêtre avec lui et que vous pouvez me faire confiance.

— Je ne sais pas si je peux vous croire, mais sortez couverts si vous profitez de votre présence ici tous les deux. Deux adultes qui s’amusent, c’est bien, mais il ne faudrait pas qu’il y ait un numéro trois qui se mette en route, dit-elle en souriant.

— Je vous le répète, il ne se passe rien entre votre petit garçon et moi, dis-je en lui faisant un clin d’œil. Je suis désolée, mais il va falloir que j’aille me changer pour aller chercher les enfants à l’école.

— Ah oui, c’est déjà l’heure, soupire-t-elle. Je vais vous laisser et vous faire confiance quand vous dites qu’il n’y a rien entre vous. Bonne soirée, Miléna, et encore désolée de vous avoir attaquée comme ça…

— Je m’en remettrai, j’ai connu pire. Bonne soirée à vous aussi.

Elle acquiesce et fait demi-tour, et j’attends devant la fenêtre de la voir faire le tour de la fontaine pour reprendre le pont de bois. Je vais finir par redouter ses visites, si j’ai le droit à ce genre de conversations à chaque fois. Peut-être qu’elle joue la flic gentille et la méchante aussi. Une visite bienveillante, une plus houleuse… J’ai hâte de voir ce que donnera la prochaine qu’elle me réservera.

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