Baudelaire

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À dix-sept ou dix-huit ans, j’ai découvert Baudelaire. Ç’a été le premier miroir. Bien déformant, bien imparfait, mais outre une fascination morbide pour des fleurs maladives, j’y ai trouvé quelque chose d’étrange, quelque chose qui répondait à ma propre configuration. Ce n’est que bien plus tard, lorsque j’écrivais mon mémoire sur lui, que je compris à peu près de quoi il s’agissait. C’était au niveau de la forme, du souci de la forme, extrême chez lui. Extrême et qui pourtant n’amoindrissait en rien la puissance de la vision, du sentiment. Baudelaire était un poète aussi passionné, aussi tourmenté que formel, et cela était pour moi une source inépuisable de trouble, car tout se passait comme si Baudelaire, au moment d’écrire, était en quelque sorte capable de se dédoubler pour revêtir un moi dont ne restât, de l’émotion, des visions sublimes de l’ancien, que le souvenir presque indifférent, tout au plus fonctionnel. Comme a dit Proust : « Il semble qu’il éternise par la force extraordinaire, inouïe du verbe (cent fois plus fort, malgré tout ce qu’on dit, que celui de Hugo), un sentiment qu’il s’efforce de ne pas ressentir au moment où il le nomme, où il le peint plutôt qu’il ne l’exprime. » Il y avait donc au moment de l’écriture une espèce de Baudelaire aussi impassible qu’il produisait forte impression chez le lecteur.

Pendant mes recherches pour le mémoire, je suis tombé sur quelque chose qui s’appelle Paradoxe sur le comédien, un essai sous forme de dialogue de Denis Diderot. Selon lui, comme il l'avance dans ce texte, ce qui fait un bon comédien, ce n’est pas sa sensibilité, ce n’est pas sa capacité à s’identifier à son personnage, c’est au contraire son sang-froid et son aptitude à étudier son personnage. Et de même pour tous les artistes : « Les grands poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très-sûr, sont les êtres les moins sensibles. Ils sont également propres à trop de choses ; ils sont trop occupés à regarder, à reconnaître et à imiter, pour être vivement affectés au dedans d’eux-mêmes. Je les vois sans cesse le portefeuille sur les genoux et le crayon à la main. » Ajoutez à cela la vieille idée que le monde lui-même est un théâtre, que la vie est un jeu, et vous aurez peut-être une idée de comment il convient de se comporter ici-bas. Nous nous identifions à nos personnages, et nous oublions qu’en réalité nous sommes les joueurs.

J’avais donc trouvé via Diderot l’explication qui me paraissait la plus plausible du génie de Baudelaire, car parmi les artistes les plus sensibles – je ne crois pas tout à fait comme Diderot que les grands artistes soient ceux qui le sont le moins, mais plutôt les plus capables de posséder leur sensibilité – Baudelaire fut sans doute un de ceux qui étaient également les plus aptes à prendre du recul sur cette sensibilité.

Avec Baudelaire, j’avais compris que la distance que je ressentais d’avec moi-même, d’avec les autres et le monde, cette impression constante de n’être que le spectateur de ma propre vie, le reproche qu’on me faisait quelquefois d’être hautain ou de manquer d’empathie, j’avais compris que tout cela n’était pas si grave. Et même, aujourd’hui que je n’en fais plus cas et que je commence à être le joueur et non plus le personnage, aujourd’hui que je ne fais plus un problème de tout cela parce que je l’ai intégré comme les cartes qu’on m’a distribuées à ma venue dans ce monde, je trouve que c’est une force.

On s’étonnera peut-être de ce que je tirai de bien complets enseignements à partir de poésie, mais pour le meilleur et pour le pire je n’ai jamais su faire de différence entre l’art et la vie. J’ai sans doute eu parfois comme Baudelaire la tentation de vivre pour écrire, c'est-à-dire de placer l'Œuvre sur un piédestal, mais j’écrivais aussi comme je vivais, au fil de l'eau, et maintenant j’aimerais vivre comme j’écris.

Il n’est pas indifférent que j’eusse cette réalisation en lisant Baudelaire, poète du malheur, dont le projet était comme il le dit lui-même de « représenter l’agitation de l’esprit dans le mal ». Les terribles sujets qu’il a pris étaient les plus à même de faire contraste avec cette impassibilité de forme qui m’avait troublé. La plupart du temps, la description de malheurs suscite uniquement la pitié, mais dans le cas de Baudelaire et, par exemple, des Petites Vieilles, comme dit Proust à propos du vers : « Débris d’humanité pour l’éternité mûrs », c’est « un vers sublime et que de grands esprits, de grands cœurs aiment à citer. Mais que de fois je l’ai entendu citer, et pleinement goûté, par une femme d’une extrême intelligence, mais la plus inhumaine, la plus dénuée de bonté et de moralité que j’aie rencontrée, et qui s’amusait, le mêlant à de spirituels et d’atroces outrages, à le lancer comme une prédiction de mort prochaine sur le passage de telles vieilles femmes qu’elle détestait. » Ainsi l’écriture baudelairienne, grâce à cette distance formelle, laisse envisager une sorte de dépolarisation morale : la représentation d’un même « objet » peut susciter la pitié autant que la cruauté. Baudelaire, à peindre ses sentiments plus qu’il ne les exprime, tend à les faire apparaître comme choses de la nature, comme si son individualité, pourtant si prégnante, si remarquable, agissait seulement en tant que conduit ou canal, et non comme une instance « digestive » et transformatrice : « s’il le dit avec des lèvres bruyantes comme le tonnerre, on dirait qu’il s’efforce de ne le dire qu’avec les lèvres, quoiqu’on sente qu’il a tout ressenti, tout compris, qu’il est la plus frémissante sensibilité, la plus profonde intelligence. »[1]

Ainsi, de même qu’un arbre, en soi, ne donne pas lieu à ce qu’on dise de lui qu’il est « bien » ou « mal » ni à ce qu’on lui attache une quelconque valeur, la poésie de Baudelaire souvent paraît « donnée », parce qu’elle ne semble garder de la personne de son auteur que la forme, la silhouette en quelque sorte, plutôt que le contenu. En somme, Baudelaire apparaît trop lointainement dans sa propre poésie pour qu’on le conçoive vraiment comme son auteur, selon la perception habituelle que l’on a de l’autorité. Cette poésie en paraît donc, à la limite, comme dépourvue : l’œuvre d’un homme tend à se présenter comme une œuvre « naturelle ».

Il y aurait fort à parier que l’œuvre de Baudelaire ne soit pas étrangère à la réalisation rimbaldienne selon laquelle « je est un autre ». Cette œuvre est peut-être la première dans l’histoire de la littérature à faire sentir par des moyens formels, esthétiques, l’ambiguïté du moi.

C'est, en tous cas, ce qu'il m'a semblé y percevoir, et le premier jalon d'une série d'influences majeures pour ma vie intérieure.

[1] Toutes les citations de Proust sont tirées du chapitre intitulé « Sainte-Beuve et Baudelaire » de l'œuvre Contre Sainte-Beuve.

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