092 Entrevue Père - Fils

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   Quatre périodes plus tard, Tamburo reçut un message bref, par un moyen détourné : une enveloppe avait été remise à un domestique à son intention, alors que celui-ci était en ville. L'enveloppe ne contenait qu'un bout de papier, sur lequel était écrit à la main un numéro de téléphone. Aussitôt il essaya de l'appeler. Il pensait qu'il s'agissait de celui de son père, mais il tomba sur un intermédiaire qui l'accueillit sèchement.

   — Ne prononcer aucun nom. Voulez-vous rencontrer qui vous savez ?

   — Vous voulez dire...

   — Pas de détail ! C'est oui ou non.

Tamburo soupira.

   — C'est oui.

   — Alors soyez prêt. Nous viendrons vous chercher. Vous n'avez pas besoin d'emporter quoi que ce soit avec vous. Ne restez pas enfermé chez vous. Sortez, allez vous promener, chaque jour à un endroit différent. Nous vous trouverons lorsque nous le désirerons. Ne me rappelez jamais.

La conversation sibylline en resta là. Bien entendu, il suivit scrupuleusement les instructions, s'attendant à être abordé à chaque coin de rue. Mais rien ne se passa pendant dix jours.

Alors qu'un soir il rentrait, maussade, il se heurta à une personne tapie dans l'ombre, à quelques pas de la résidence de sa mère. L'inconnu lui fit signe de se taire et de le suivre. Quelques minutes plus tard, une voiture les prenaient en charge. L'homme qui l'avait attendu, un blanc d'une quarantaine d'années, n'avait pas l'air ravi de sa mission. Avant que Tamburo n'ait pu poser la moindre question, il mit les choses au point.

   — Je ne sais pas pourquoi je dois vous emmener, ni où vous allez. Il en serra de même pour les autres personnes qui vous prendront en charge. Laissez-vous guider, suivez nos instructions, enfin ne parlez pas de vous : nous n'avons pas besoin de savoir qui vous êtes, ni pourquoi nous devons vous convoyer. Et nous ne désirons surtout pas le savoir.

   — Ça promet d'être gai comme voyage.

   — Vous n'étiez pas obligé de venir.

Le ton sec, presque agressif, dissuada Tamburo d'essayer d'en savoir plus. Il se laissa donc transporter sans lier conversation avec son escorte. Une navette lui permit d'accéder à un cargo dans lequel on lui attribua une couchette, dans la salle de repos de l'équipage. Deux jours plus tard, il était débarqué tout aussi clandestinement sur la planète Rhino3. Une navette terrestre l'emmena jusqu'à la ville la plus proche. Là, on lui donna un peu d'argent local et une feuille d'instructions lui décrivant le trajet à effectuer en transport en commun. Il dut donc se débrouiller tout seul.

Les autochtones avaient un accent épouvantable, et il avait du mal à comprendre leur galactic, truffé de mots et d'expressions locales. De plus, ils avaient horreur de devoir répéter. Il se sentit très seul, perdu sur un monde étrange. Les vêtements qu'on lui avait donné ne lui allaient pas très bien, mais étaient adaptés au climat étouffant qui régnait ici. Sa feuille de route s'achevait à un arrêt de bus, en plein milieu d'une cité ouvrière. Il n'avait jamais fréquenté de lieu aussi sordide. Les façades des maisons étaient recouvertes d'une couche noire de pollution. Tout était sale, délabré. Les passants le regardaient avec méfiance. Un groupe d'enfants jouait au foot un peu plus loin. L'un d'eux tira trop fort, et le ballon roula jusqu'aux pied de Tamburo. Un petit gamin, sans doute le plus jeune du groupe, se précipita pour le récupérer. Il repassa devant le jeune homme en tenant fièrement contre sa poitrine la boule caoutchoutée.

   — Numéro huit cent vingt quatre, droit devant vous.

Il avait murmuré le renseignement, puis il se mit à courir pour rejoindre ses camarades. Tamburo fut interloqué par la méthode adoptée pour le contacter aussi discrètement. Il se rappela avoir déjà vu cette scène dans un très vieux film à la télévision. Il hésita, puis se mit à marcher doucement, tout en scrutant les environs. Le petit immeuble sur sa gauche portait le numéro sept cent quatre vingt neuf. Le but de son voyage devait donc se trouver un peu plus loin, de l'autre coté de la rue. Il se sentait un peu ridicule à suivre ce jeu de piste. En même temps, il était de plus en plus nerveux au fur et à mesure que le moment de rencontrer son père approchait.

Le huit cent vingt quatre était une petite maison de ville, vieillotte et dégradée, coincée entre un petit immeuble et une boucherie. Il hésita, s'approcha de la porte et chercha en vain un interphone ou une sonnette. En désespoir de cause, il la heurta de l'index replié mais n'obtint pas de réponse. Il frappa à nouveau modérément, du poing cette fois-ci. La porte s'ouvrit sur une jeune fille d'environ quatorze ans, quasiment aussi grande que lui. Son regard froid le dévisagea.

   — Ne fait pas tant de bruit : il dort. Suis-moi.

Il entra à sa suite dans un salon, tout aussi vieillot que la maison. Les volets à demi fermés ne laissaient passer que peu de lumière. Au centre de la pièce, autour d'une table basse, un canapé et deux fauteuils se faisaient face. Un bahut campagnard occupait un mur. Au fond de la pièce, dans un angle, un coin lecture était aménagé, un fauteuil profond et un petit lampadaire, plus une tablette sur laquelle était posée une télévision antique. Dans le fauteuil, un garçon d'une dizaine d'années lisait une bande dessinée. Il n'eut pas l'air d'être intéressé par le nouveau venu, et resta le nez plongé dans son ouvrage.

La jeune fille s'assit dans un fauteuil, sans proposer à Tamburo d'en faire autant. Celui-ci resta donc debout, hésitant. Elle précisa :

   — Il dort toujours après le repas. Il est malade, tu comprends.

   — Oui je comprends.

En fait il ne comprenait rien du tout. Qui étaient ces gosses ? De qui parlait-elle, de son père à lui ou à elle ?

   — Je m'appelle Tamb...

   — Je sais très bien qui tu es. Un bâtard, rien de plus. Tous les deux, vous êtes des bâtards. Moi seule suis née d'un mariage, moi seule ai le droit de porter son nom.

Elle faisait une mimique écœurée en prononçant le mot « bâtard ».

   — Ça y est ! Elle est repartie.

La réflexion venait du jeune garçon, qui n'avait pas pour autant interrompu sa lecture. La jeune fille paru piquée au vif et l'invectiva.

   — Parfaitement ! Que ça te plaise ou non, tu n'es qu'un bâtard. Ma mère, elle, l'a épousé, elle portait son nom. Je suis une enfant légitime moi. Alors que vous deux...

Tamburo se décida à s'asseoir et à poser des questions.

   — Mais enfin pourquoi dis-tu cela.

   — Parce que c'est vrai. Toi, tu es le fils de la négresse. D'ailleurs, il n'y a qu'à voir ta tête. Lui, sa mère était domestique ici...

   — Au début seulement.

L'enfant avait apporté cette précision d'un ton las, persuadé que toute discussion sur ce sujet était inutile.

   — Pardi ! Elle était trop contente de se faire sauter par son employeur.

Le jeune garçon haussa les épaules et se replongea dans sa lecture. Visiblement, ce genre de dispute devait être fréquent entre eux.

Un pas lourd résonna dans l'escalier et une voix forte tonna.

   — Ce n'est pas fini ce bordel ? Pas moyen de fermer l'œil avec vos chamailleries.

L'homme était assez grand, large d'épaule, le ventre en avant. Tamburo savait qu'il n'avait qu'une soixantaine d'années, mais son visage, marqué par les épreuves, en paraissait beaucoup plus. La jeune fille prit la parole.

   — Je suis désolée Ted, je me suis laissée emporter. Je voulais te dire... il est arrivé.

   — Bien. Viens dans mon bureau.

Il traversa le salon en traînant les pieds, se dirigeant vers une porte au fond de la pièce. Comme il ne s'était pas adressé directement à lui, Tamburo pensa que l'invite était pour la jeune fille et ne bougea pas. Celle-ci, agacée, soupira et d'un signe de tête l'incita à suivre son père.

Le bureau était une petite pièce étroite, à la tapisserie défraîchie. Les volets étaient mi-clos là aussi, laissant passer une lumière faible mais douce. Tenos contourna sa table de travail et se laissa tomber dans un fauteuil à roulettes. Puis il releva la tête et, pour la première fois, il examina son fils. Son visage ne laissa rien paraître de ses sentiments. Il fit signe à Tamburo de s'asseoir sur une chaise, en face de lui.

   — Ainsi, te voilà.

Le jeune homme resta prudemment silencieux.

   — Seize ans que j'attendais ce moment, depuis le jour où je t'ai tenu dans mes bras. Tu étais trop petit pour t'en rappeler.

   — Ma mère m'a raconté.

   — J'étais sûre qu'elle tiendrait parole. La preuve, tu es ici. Pourquoi es-tu venu ?

Tamburo fut désorienté par la question.

   — Mais pour vous connaître.

Tenos eut un geste d'agacement.

   — Ne me vouvoie pas. Ici, tout le monde se tutoie.

   — Excusez...Excuse-moi. Je n'ai jamais tutoyé ma mère.

Tenos fit une grimace et répondit d'une voix méprisante :

   — Forcément. Elle, c'est une princesse. Du sang royal coule dans ses veines. Ici, nous ne sommes que de pauvres prolétaires. Alors pas de cérémonie entre nous. Mais tu n'as toujours pas répondu à ma question. Pour me connaître, soit, mais plus précisément ? Qu'attends tu de notre rencontre, qu'attends-tu de moi ?

   — Comme tout le monde, j'ai un père et une mère. Ma mère je la connais bien. Elle a essayé de me former dans le sens qui lui paraissait juste. Mais ce n'est certainement pas votre... ton avis. J'aimerais en savoir plus sur mon père, sans le parti-pris de ma mère. Quand elle m'a révélé qui il était, il me semble qu'elle a essayé de le faire avec le maximum d'impartialité. Mais depuis des années je l'entendais critiquer un certain Tenos. Cela m'a fait une drôle d'impression lorsque j'ai appris que ma mère et mon père sont à ce point opposés.

Tenos resta songeur quelques instants.

   — Opposés n'est pas le terme exact. Nos routes ont rapidement divergé. Nous avons fait, chacun de notre coté, ce que nous estimions devoir faire, en prenant garde à ce que nos destins ne se recroisent pas. Je regrette que son discours n'ai pas reflété cette attitude, mais c'est son problème. De mon coté, je ne me suis plus intéressé à ce qu'elle faisait depuis que nous avons quittés Solera. Je répète ma question, qu'attends-tu de moi ?

   — Qui n'entends qu'une cloche n'entends qu'un son. J'aimerais connaître votre... ta vision des choses, et savoir comment s'est passée ta vie. J'ai dix huit ans à rattraper.

Tenos sourit.

   — L'histoire risque d'être longue. Et après, lorsque tu sauras ce que tu es venu chercher ici, que ferras-tu ?

   — Je le saurai à ce moment là seulement. Tu es trop difficile à rencontrer pour que je puisse espérer faire la navette entre mes deux parents. Il me faudra donc choisir mon « camp ».

Tenos hocha la tête.

   — Sage raisonnement. Bon, passons aux choses pratiques : tu as déjà rencontré ta demi-sœur Irina et ton demi-frère Daniel. Irina a un fichu caractère mais, en l'absence de femme, c'est elle qui dirige la maison. A quatorze ans c'est une lourde responsabilité, d'autant qu'elle l'assume depuis longtemps déjà. Elle t'indiquera ta chambre, et t'aidera à trouver ce qu'il te manque : vêtements, nécessaire de toilette, etc... Elle t'expliquera aussi la manière de vivre ici, ainsi que les précautions à prendre lorsque tu sors. Parce qu'il faut que tu n'oublies jamais que je suis un fugitif, traqué dans toute la galaxie. Maintenant, excuse-moi. Je suis très fatigué et j'ai besoin de m'allonger encore un moment.

Tenos se leva lourdement et se dirigea vers la porte, suivi par Tamburo. Il traversa le séjour à pas lents. Irina l'attendait au pied de l'escalier. Il s'appuya sur ses épaules et elle l'attrapa par la taille pour l'aider à escalader les marches une par une. Arrivé en haut il souffla longuement.

   — Merci ma chérie.

   — Je t'accompagne jusqu'à ta chambre.

Il lui caressa les cheveux.

   — Tu es bien brave.

Perplexe, Tamburo avait assisté à la scène. Il trouva que la jeune fille mettait beaucoup de temps à redescendre. Dans son coin, le jeune garçon continuait de lire sa bande dessinée, ne marquant aucun intérêt pour ce qui se passait autour de lui.

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