1.15.2

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L’immense armoire en acajou à quatre vantaux datait du siècle dernier. Théophile Hattier, premier du nom, l’avait achetée dans un magasin d’antiquité à son arrivée en Angleterre en l’an 1871 et la donna à sa fille Marie-Marguerite Hattier sitôt que la jeune demoiselle, jolie brunette aux yeux bleus fort coquette, eut trop de robes à ranger. À la mort de celle-ci, en 1925, le patriarche et sa femme Henriette, après avoir cédé aux Ménard la chapellerie au rez-de-chaussée et les appartements des premiers étages, avaient aménagé dans celui de leur fille au troisième et avaient récupéré l’illustre armoire. Aujourd’hui, elle occupait encore un pan de mur complet de la chambre à coucher dans l’appartement dont avait hérité leur petit-fils, William Theophile Hattier, ou Theo tout simplement.

C’était cette fameuse chambre que le jeune homme conservait en parfait état dans un devoir religieux de mémoire envers sa famille, si bien qu’il n’osait pas y coucher et, à vrai dire, qu’il n’y entrait qu’en humble invité, presque sur la pointe des pieds, de peur d’y déranger les fantômes qui l’occupaient. Une fois la porte déverrouillée, dans ce temple dédié à ses proches décédés, Theo, après moult hésitations, s’était enfin décidé à profaner l’auguste armoire auréolée de son fronton mouluré, à ouvrir ses quatre battants de bois massif et à révéler les trésors scellés en son sein depuis une éternité. Il y avait deux petites penderies de chaque côté et au centre un grand compartiment avec des tiroirs et un espace de rangement pour chapeaux. La tapisserie crème et bleue au fond de l’armoire ne se distinguait presque pas derrière l’inquiétant chaos de vieilles affaires qui l’encombrait. Son contenu après cession et rétrocession constituait un amoncellement de trois vies entières de costumes, toutes époques, tous âges et tous genres confondus.

Le jeune homme se mit à fouiller. Il sortit le linge plié, tria les habits, puis les déposa sur l’édredon d’or du lit derrière lui, tout ça pour au final, se perdre mentalement dans la contemplation de ces vieilleries comme devant un album de photographies. Entre les châles et les foulards de sa grand-mère, les innombrables chapeaux de son grand-père et les robes de sa mère, il lui semblait revivre le temps passé à leurs côtés, et chaque pièce de vêtement suscitait en lui une réminiscence de son enfance dont le souvenir, quoique flou, le berçait de nostalgie. Au lieu de faire ce pour quoi il avait entrepris ce grand remue-ménage, Theo, assis à même le sol au milieu de toutes ses friperies, commença à rêvasser devant le splendide éventail de plumes d’autruche avec lequel sa mère le taquinait quand il était encore bébé. Aussi ne remarqua-t-il pas sa sœur sur le pas de la porte qui l’épiait avec curiosité.

Au bout de quelques minutes d’observation, comme il était complètement absorbé par ses rêveries et protégé comme dans un fort au milieu des affaires qu’il amoncelait autour de lui, Alice se résolut à frapper. Theo sursauta. Son esprit était remonté si loin dans le temps qu’il en avait oublié jusqu’à l’existence de sa propre sœur, pourtant à l’origine de toute son action. Il hésita un moment, puis l’invita à entrer.

« Que fais-tu ? » lui demanda-t-elle en restant plantée devant les premiers linges étendus au sol comme devant la ligne d’une frontière qui séparait le territoire défendu de son frère de celui où elle avait le droit de circuler.

« J’étais en train de te chercher un pyjama… J’ai trouvé les chemises de nuit de mes grands-parents, mais je suis à peu près sûr qu’il y a un pyjama à ma mère quelque part… Du coup, je vide les tiroirs… Enfin, quand je vois tout ce désordre, je me dis que faire un peu de tri ne serait pas une mauvaise idée… »

La réponse emplit d’une joie rare Alice. Elle baragouina un merci qui la fit rougir jusqu’aux oreilles et s’accroupit pour s’enterrer la tête entre les genoux. Theo ne s’aperçut de rien, et s’il entendit le merci, il ne le releva pas. Il avait déjà replongé en avant et ouvert un nouveau tiroir. Après l’avoir retourné, il y dénicha enfin ce qu’il cherchait, et ce ne fut qu’à ce moment qu’il se tourna vers sa sœur, recroquevillée sur elle-même. Il fronça le front de contrariété et lui assena une chiquenaude sur le crâne pour l’obliger à sortir de sa coquille.

« Arrête de bouder. J’ai trouvé un pyjama qui devrait t’aller. »

Alice se redressa et prit le vêtement que Theo lui tendait. L’ensemble en soie pêche décoré de festons de dentelle gardait, malgré sa coupe droite démodée, le prestige des couturiers parisiens, luxe évident qui titilla la coquetterie de la jeune lady.

« Ta mère savait apprécier la lingerie… Crois-tu qu’elle le portait les soirs où papa venait la voir ?

— Non ! s’écria Theo, profondément choqué. Et je n’ai aucune envie de le savoir !

— Tu sais, que ça te plaise ou non, ils l’ont fait, puisqu’elle t’a eu après.

— Laisse-moi le dénier. C’est de ma mère dont nous parlons… Ne sois pas irrespectueuse !

— Oh ! J’ai lu un article à ce sujet. L’auteur appelle ce genre d’amour filial pour sa mère, le complexe d’Œdipe. J’ai trouvé cela très amusant. Tu connais ?

— Oui, je connais. Merci. Maintenant, s’il te plait, n’en parle plus. Si tu continues, je reprends ce pyjama et je te file les sous-vêtements de ma grand-mère. Ils risquent d’être un peu trop grands, mais je suis sûr que ses gros bloomers t’iront très bien.

— O.K., O.K. ! Je capitule. »

Alice replia le vêtement. Theo, assis au sol, se rejeta en arrière contre le flanc du lit et laissa sa tête s’enfoncer dans l’édredon doré.

« Seigneur ! Je pensais bien que tu deviendrais vraiment impossible en grandissant, mais jamais je n’aurais imaginé que tu deviennes aussi garce. Comment nos parents ont-ils pu te laisser devenir comme ça ?

— Eh bien, répondit Alice en réfléchissant d’un air franc et sérieux à la question, ma mère est sans doute la femme la plus stupide que je connaisse, quant à notre père… C’est un salaud. Je suppose que je ne pouvais pas finir mieux…

— T’a-t-il déjà frappé ? »

Cette interrogation lui brûlait les lèvres depuis un moment déjà. Certes, il désirait ardemment savoir, mais moins qu’il ne redoutait sa réponse. Un oui le précipiterait immédiatement dans les affres du repentir. Dans son imagination, après son départ de Cliffwalk House, son père, en proie à l’ennui, avait retourné son fouet contre sa sœur. Ainsi, en se sauvant lui, il aurait, par ce geste, causé sa perte à elle. Il y avait donc dans cette question à priori anodine une extrême gravité.

« Frapper ? répéta Alice. Tu veux dire, frapper comme la gifle que tu m’as donnée ? »

Theo reçut un soufflet, verbal certes, néanmoins magistral. Alice avait dans son langage des armes plus tranchantes que n’importe quelle lame et elle venait, avec un coup fourbe et bien placé, de réduire au silence la voix un peu vaniteuse de sa conscience morale.

« Bon Dieu ! Je n’y crois pas ! explosa Theo en se redressant nerveusement. Cela ne t’arrive jamais d’être un peu aimable de temps en temps ? Tu sais, Sweetie, si je suis dans cette chambre, à farfouiller pour te trouver un pyjama, c’est que j’essaie vraiment de m’entendre avec toi ! Je pensais même te laisser dormir ici plutôt que dans le salon, mais toi… Oh, toi ! Pourquoi ne peux-tu pas fermer ta grande bouche des fois ? Et juste rester une adorable petite sœur ?

— Tu me laisserais utiliser la chambre ? demanda avec un entrain manifeste, Alice dont l’intérêt avait été piqué au vif.

— Oui, éventuellement, si tu te montres plus gentille…

— Donc, tu es d’accord pour que je reste chez toi ?

— Pour quelque temps. Je me laisse jusqu’à la fin de l’été avant de te renvoyer.

— Vraiment ?

— Oui, mais si tu es aussi désagréable, la cohabitation risque d’être impossible. Pour la gifle, je suis vraiment désolé…

— En toute honnêteté, je ne t’en veux pas. J’étais en colère sur le coup, mais entre nous, ce n’est pas la pire chose que tu aies faite. J’aurai bien d’autres motifs, et des plus probants, de te tenir rigueur, si je le voulais vraiment.

— Pourquoi ai-je l’impression d’être une mauvaise personne quand je t’écoute…, soupira Theo en se laissant à nouveau retomber contre l’édredon, le regard rivé au plafond.

— Qui sait ? » éclata de rire Alice.

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