1.15.3

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Elle s’accota contre le flanc du lit, puis reposa sa tête sur le matelas. Son œil s’attarda sur le profil de son frère : son nez droit, son menton franc, la courbe de ses lèvres, des traits charmants qui lui étaient si familiers et si étrangers en même temps… Theo se retourna vers elle et surprit dans ses yeux immobiles, fixement posés sur lui, cette même flamme ondoyante qui miroitait à leur surface quand ils dansaient ensemble au Café Anglais. Ils l’envoutaient comme ils l’avaient envouté ce soir-là. Leur chant de sirène silencieux rappelait sans cesse son regard vers le sien.

« Alice, pourquoi as-tu cherché à me retrouver quand tu es arrivée à Londres ? Je veux dire, toi et moi n’avons jamais été un modèle de fraternité, donc je me demandais vraiment ce qui a pu te pousser à venir me voir…

— Eh bien… Plusieurs choses, des raisons soigneusement réfléchies, puis d’autres moins. D’abord, j’ai pensé que, comme tu étais parti toi aussi, tu pourrais comprendre que je veuille faire la même chose. Au vu de ma situation, sans argent, sans logement, sans soutien, demander de l’aide semblait encore la chose la plus raisonnable à faire, et tu es le seul à qui j’ai pu penser. Après une brève analyse, dans l’Angleterre tout entière, il n’y a que très peu de gens qui détestent assez notre père pour lui cacher où se trouve sa fille, et il y en a sans doute encore moins qui aient le courage de s’opposer à lui d’une telle façon. Alors, comme tu peux le constater, le nombre de personnes à qui je puisse m’adresser est pour ainsi dire quasi-inexistant. J’ai songé que tu étais encore ma meilleure chance… Puis, il y a aussi le livre que tu m’as laissé, Through the Looking-Glass, and What Alice Found There de Caroll Lewis, avec un petit mot à l’intérieur. Te souviens-tu de ce que tu y as marqué ? Tu as écrit : “Alice, je quitte définitivement la famille. Nous ne nous reverrons pas, mais je jetterai toujours un coup d’œil de l’autre côté du miroir pour te voir grandir et devenir la plus grande lady que cette famille ait vu naître. S’il te plaît, prends soin de toi, et adieu, une dernière fois, ma petite sœur.”

— Oh, comment ai-je pu écrire quelque chose comme ça ? J’ai dû perdre la tête. Bon, je n’étais pas supposé devoir me justifier cinq ans plus tard devant toi…

— Eh bien, manque de chance, ces quelques mots m’ont influencée.

— Tu les connais par cœur…, fit-il remarquer avec autant d’embarras que d’ironie.

— Je les ai lus plusieurs fois. Tu étais tellement immonde avec moi à l’époque : c’était plutôt inattendu de ta part. Je voulais être sûre que je ne les rêvais pas… Tu es parti comme un voleur pendant que j’étais en Écosse chez Grand-Papa. Quand nous sommes rentrés, il n’y avait plus traces de toi dans tout le manoir, et ton nom était devenu tabou. S’il n’y avait pas eu ce livre, j’aurais fini par penser que tu n’avais jamais existé. Plusieurs fois quand je me trouvais à Londres, j’ai songé à venir te rencontrer, mais je n’ai jamais osé, et le temps, souvent, me manquait comme je ne savais même pas où tu habitais, mais je me disais que, peut-être, tu serais heureux de me revoir… »

Theo écarquilla les yeux. L’envie de l’enlacer le submergea dans un brusque élan débordant d’affection, mais il ne comprit pas l’essence véritable de ce puissant sentiment et, plutôt que d’y céder tout naturellement, il s’en épouvanta, à cause de sa démesure, de sa fougue, de son imprécision. Alors, à défaut, il prit sa main, un geste fort timide et plus contraint, mais qui dénotait plus de sensualité de par l’extrême prudence qu’il lui prêtait.

« J’espérais te revoir un jour, oui, mais pas ainsi…

— Comment ?

— Dans les journaux, les tabloïds, les magazines… Seulement de loin, comme un gars du peuple regarderait passer la Reine dans son cortège, expliqua-t-il tout en pressant sa main dans la sienne.

— Regarder de loin sans t’impliquer, tu es lâche et cruel !

— Tu as raison. Mais, j’ai quitté la famille, et cela impliquait de ne plus t’approcher, ni toi, ni aucun Wintersley. Tu es une lady, et je suis un homme du peuple. Dans les faits, je ne devrais même pas me considérer comme ton frère. Alors, je ne pouvais pas venir te voir sans risquer un beau scandale… Enfin, si tu avais fait tes débuts dans les journaux comme tu aurais dû les faire dans un ou deux ans, cela aurait voulu dire que les choses se passaient bien pour toi. J’aurais pu espérer te voir te marier à un prince étranger, un multimilliardaire, une star américaine… Enfin quelque chose du genre…

— Je vais me marier. Ce n’est plus qu’une question de temps, tu sais ? Un avis sera publié dans la presse d’ici deux ans tout au plus. »

Theo serra ses doigts comme il serra les dents, puis il les porta à sa joue et se pressa contre sa paume brûlante dans un mouvement étrange, rempli de langueur et de délectation. Le cœur d’Alice trébucha avant de repartir à reculons.

« Je souhaitais que tu fasses un mariage heureux, et non que tu épouses Sir Regis…, soupira-t-il. C’est peut-être un homme d’affaires brillant, mais tu le connais, non ? Il est rongé par l’ambition ! Et il a quinze ans de plus que toi… C’est insensé ! Tu es jeune, riche, titrée, la plus belle lady d’Angleterre… Mais tu vas épouser cet homme ! À quoi donc pensait notre père ? Tu mérites tellement mieux que lui… »

La caresse sur sa main avait déjà étourdi le cœur de la jeune lady, mais ces paroles enivrantes le renversèrent complètement. Elle défonça sans ménagement les derniers remparts de vêtements, souleva le visage de Theo et susurra :

« Tu devrais vraiment soigner cette manie de dire des choses trop gentilles aux filles… »

Et l’assaut fut lancé. Alors, elle l’enfourcha, une jambe de chaque côté de ses hanches et s’assit les cuisses ouvertes sur son entrejambe. Tandis qu’elle déboutonnait de ses mains libres sa chemise, elle embrassa son cou, lécha et remonta jusqu’à son lobe d’oreille. Theo s’ébahit et frémit, son sexe aussi. Il se sentait comme un homme se sent lorsqu’une jolie fille menace de le violer, harcelé de baisers et torturé par cette respiration incendiaire qui lui souffla, à bout portant, au creux de l’oreille :

« J’ai envie de toi, Liam. »

L’ardeur s’infiltra dans son cerveau par le conduit auditif et embua ses pensées. Son rythme cardiaque s’envola avec sa température qui grimpait et ses dernières réticences qui s’évaporaient. Le corps prit l’ascendant sur l’esprit. Il se cramponna à ses hanches et s’abandonna, la tête en arrière sur l’édredon doré, pour se laisser entièrement dévorer de baisers. Alice se redressa. Son regard hypnotisé brûlait de désir. Elle se pencha vers lui pour l’embrasser. Il poussa un ultime gémissement pour l’arrêter :

« Alice, pitié, qu’est-ce que tu fais ?

— J’essaie de me montrer plus gentille. Est-ce mieux comme ça ?

Ces mots firent à Theo plus d’effet qu’une douche froide pour calmer ses ardeurs. Qu’elle fût plus gentille, certes, il le lui avait demandé, Diana aussi, mais comment avait-elle pu interpréter cette requête de cette façon ?

« Non, s’exclama-t-il. Bien sûr que non ! Je n’ai jamais voulu que tu sois plus “gentille” de cette manière-là ! Comment as-tu pu imaginer une chose pareille ?

— Je pensais simplement que ça te plairait, et tu semblais apprécier…

— Eh bien… Non, enfin, ce n’est pas la question ! Bon Dieu ! Ne réalises-tu pas que ce que nous faisons est mal ?

— Non, pas vraiment. Il n’y a que toi et moi ici, alors pourquoi ne pas en profiter ? »

Theo savait que l’esprit d’Alice avait quelque chose de dérangé, mais là, le degré de perversion dépassait de loin son entendement. Cette simple découverte jeta à l’orée de sa conscience, une ombre monstrueuse et sinistre, si effroyable qu’il n’osa pas la regarder en face et qu’il la refoula aussitôt dans les limbes nébuleux de son inconscient. Theo se borna à sa stricte connaissance. Il n’avait pas besoin de plus. Rien que la situation concrète avait de quoi le plonger dans l’atterrement le plus complet. Lui qui espérait renouer avec sa sœur, comment y parviendrait-il si le sexe entre eux, à chaque fois, s’immisçait ? Il ne savait pas comment le lui expliquer, déjà qu’il peinait à en parler, et encore plus à exprimer ses sentiments à ce sujet. Pour l’instant, tout cela était pour lui impossible à gérer.

« Ne sois pas gentille avec moi ! Je n’en ai pas besoin ! Il faut que tu comprennes que toi et moi, c’est impossible ! Tu es ma sœur, je suis ton frère, nous ne pouvons pas faire ça. O.K. ? Si jamais il venait à se passer quelque chose entre nous, je serai obligé de te renvoyer immédiatement à Cliffwalk House. Je ne pourrai pas te garder avec moi. As-tu compris ?

— Honnêtement, je ne saisis pas », répondit-elle d’un ton las et froid, tandis que son regard désabusé se glaçait, vidé de toute chaleur et de tout sentiment. « Tu étais plutôt bien disposé… Mais, puisque je suis chez toi et que tu veux bien me garder à cette condition, je ferai comme il te plaira.

— Bien, c’est déjà ça. Maintenant, tu vas te lever, reculer de trois pas et observer cette distance entre toi et moi. »

Alice obéit, Theo reboutonna sa chemise. Leur rapprochement prit fin à ce moment-là, et avec cela, la tentative de réconciliation avorta. Ils retournèrent au point de départ. Alice se sentit à nouveau rejetée, Theo embarrassé, et une étrange cohabitation débuta.

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