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Malgré la présence de sa sœur, le frère répugna à modifier son quotidien de jeune homme célibataire si bien qu’il s’évertua à vivre comme avant, sans lui prêter l’attention naturelle en pareil cas, lorsque l’on reçoit un membre de sa famille chez soi. Alice composa avec les habitudes de son frère et s’occupa d’elle-même durant ses longues, très longues absences journalières qui duraient parfois jusqu’au coucher.

Par bonheur, la chambre que Theo lui avait allouée disposait d’un agrément qui la satisfaisait. Le lit avec son matelas surélevé et son couchage douillet lui permettait de se reposer à son aise aussi bien qu’au manoir. Son frère lui avait dégagé de la place dans l’armoire et dans la commode pour qu’elle puisse y ranger ses affaires. Quant à la coiffeuse, encore pleine de parures anciennes, elle faisait le bonheur de la jeune lady qui, dans sa coquetterie usuelle, aimait se pomponner. Alice eût été fort surprise de constater, en comparaison, le dénuement dans lequel Theo vivait aux combles. Pas d’électricité, pas de chauffage : il se contentait d’une lanterne à huile et d’un poêle d’appoint à pétrole pour les nuits glacées d’hiver. En matière de mobilier, son bureau et son lit lui suffisaient. Et encore, quel lit ! Bien trop petite, sa taille ne lui convenait plus depuis des années, mais il s’en était si bien accommodé qu’il ne lui aurait même pas traversé l’esprit d’en changer. Enfin, Alice l’ignorait puisqu’elle n’était pas autorisée à pénétrer dans ses quartiers, tout comme il refusait d’entrer dans sa chambre.

D’autres règles pratiques entre eux furent instaurées, comme celle concernant l’usage de la salle de bain, dont Theo se réservait la primauté. Pour les tâches domestiques, le frère s’occupait du petit déjeuner et de la cuisine au besoin, la sœur des courses et de la blanchisserie la journée. La plupart du temps, ils mangeaient l’un et l’autre à l’extérieur, rarement ensemble, sauf les soirs où leurs voisins, les Menard, leur portaient le souper. Pour le reste des corvées, c’était d’ailleurs les filles Menard, Louise et Cecile, qui s’en chargeaient et nettoyaient toutes les semaines l’appartement en l’échange d’une petite monnaie.

Aussi, Theo leur présenta-t-il Alice d’emblée, le soir même, à l’occasion d’un souper au Bistrot Parisien. Sa sœur cadette, leur avait-il expliqué, élevée par une tante en Écosse, depuis le décès de leur mère, avait quitté sa campagne pour passer l’été à Londres, au cœur de la civilisation. Cette histoire ne convainquit pas, d’autant que le frère et la sœur ne se ressemblaient pas tant, mais les Menard n’investiguèrent pas. Ils gardaient la plus haute estime pour le feu Théophile Hattier et sa femme Henriette qui leur avaient été d’un grand secours à leur arrivée à Londres. Aussi ne voulaient-ils pas insulter leur mémoire par des soupçons infondés et des médisances contre leur petit-fils pour qui ils éprouvaient, par ailleurs, la plus vive sympathie. Alors, comme le doute persistait, ils accueillirent avec égards la toute nouvelle miss Hattier.

Les Menard demeuraient avec les Horowicz, les seules personnes à qui Theo osa présenter officiellement sa sœur. Pour ses collègues du Weekly Herald, sa petite amie Baby ou ses amis du quartier qu’il croisait parfois, Alice n’existait pas. Dickie Dick, O’Neill, miss Kelly et Emily n’en entendirent pas parler, et il évita avec la plus grande prudence les conversations qui évoquaient Carole. Leur informer que sa sœur, qui se trouvait être Carole, logeait en ce moment chez lui, constituait non seulement une annonce très embarrassante, mais elle risquait de soulever chez ses amis des interrogations sur sa famille auxquelles il n’avait guère envie de répondre.

Theo voulait taire à tout prix son lien de parenté avec le duc de Twynham, et c’est pourquoi l’identité de sa sœur devait coûte que coûte rester secrète. Par chance, lady Alice Wintersley n’ayant pas encore été présentée à la reine, elle n’avait participé à aucun bal de la Saison, et son visage n’était connu que de quelques relations de leur père. Theo aurait toutefois préféré la cloîtrer à double tour dans sa chambre par simple précaution, mais la loi interdisait malheureusement de séquestrer les gens. Alors, il céda à ses instances et lui abandonna à regret les clés de son appartement pour qu’elle puisse sortir à sa convenance. Il se sentit par ce simple geste dépossédé de son habitation et se hâta de lui faire un double afin de récupérer son trousseau. Cette première anicroche souleva quelques tensions et révéla un problème sous-jacent : Theo ne pouvait pas vivre sa vie et contrôler celle de sa sœur en même temps.

La question de l’argent survint en toute logique assez rapidement. Comme Theo déjeunait et dînait le plus souvent à l’extérieur, Alice devait s’arranger pour manger de son côté. Son frère, fort attentif à ses actions, exigeait chaque soir en rentrant qu’elle lui fasse un compte-rendu de sa journée. Cette manie lui donnait l’illusion de la surveiller et participait à sa tranquillité d’esprit, même lorsqu’il était ivre à rouler sous la table au Lion Arms, avec les gars du coin. Elle lui fut néanmoins profitable cette fois-là, quand il entendit retentir à ses oreilles, en toute innocence, le nom du May Fair Hotel et trouva, de ce fait, sa justification. L’éducation n’avait pas inculqué à la jeune lady la valeur de l’argent, et ces premiers jours à Londres assénèrent un coup rude aux finances de la maison. Il confisqua sans préavis les liquidités qu’il lui avait allouées. Alice protesta, Theo récusa ses objections : ce fut une de ces chicanes qui les ramenaient près de dix ans en arrière, où, comme à l’époque, le frère, par droit d’aînesse, l’emportait. La sœur se retrouva spoliée même de sa propre monnaie. Theo en fut soulagé et administra son budget journalier avec une telle ladrerie, il faut l’avouer, qu’Alice ne cessa jamais de s’en plaindre.

Ce faisant, le frère retrouvait avec joie un de ses plus grands plaisirs d’enfant, celui de tourmenter sa petite sœur. C’était toujours un spectacle grandiose de la voir pester, impuissante contre sa volonté, avec cette mine absolument irrésistible, rouge jusqu’aux oreilles, les sourcils froncés et l’air méchant. Il l’avait toujours adoré et l’adorait encore, à la différence près qu’il ne s’agissait plus de la colère d’une enfant, mais de celle d’une jeune fille, un peu moins explosive, un peu plus terrifiante aussi. Theo se rendit compte que ce qui lui avait plu tout de suite chez Carole, c’était ce qu’il avait toujours aimé chez sa sœur : l’expressivité de son visage, le bleu limpide de ses yeux et ses ardeurs érubescentes qui rendaient si transparentes ses émotions.

À l’inverse, il haïssait l’Alice froide, à l’air grave et au regard indolent, celle qui lui paraissait si inaccessible et contre laquelle il s’irritait souvent. C’était cette Alice qui avait tué un chiot innocent. Elle n’avait pas toujours existé, il le savait très bien, puisqu’il l’avait vue naître, le jour où il avait essayé de la tuer sur la plage de Cliffwalk-On-Sea. Quelque chose en elle s’était brisé. Pour la dernière fois, il l’avait vue pleurer, puis le cœur de sa sœur s’était gelé. Theo le regrettait. Depuis cet événement, à chaque fois qu’il se trouvait face à cette même expression dure et insensible, c’était un crève-cœur qu’il ne pouvait supporter, et il s’en révoltait, et il s’en agaçait, mais toute sa fureur ne pouvait pas troubler le marbre de cette belle statue en laquelle Alice s’était changée. Le mal était fait.

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