2.1.3

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Alice se glaça à ces mots. Elle déposa son linge sale sur le rebord de la coiffeuse et se braqua vers son frère, le menton hautain et le cou altier.

« Te crois-tu vraiment en position de me faire la morale ? Franchement, tu devrais te regarder dans un miroir pour une fois. Tu veux parler de vertu ? Soit, parlons-en. J’ai toujours trouvé ça tellement amusant. Il faut dire ce qu’il en est : la vertu, c’est le panache des pauvres, le lustre qui reste à ceux qui n’ont pas les moyens de s’acheter une conduite. Elle ne sert qu’aux malheureux qui veulent se donner de l’importance, mais qui n’ont pas de naissance la noblesse de paraître vaniteux. Ce n’est ni plus ni moins qu’une qualité aussi illusoire que l’apparence, un faux-semblant de valeur qu’on donne aux gens mais qui, en vérité, vaut moins qu’une pièce d’argent.

— Eh bien sache qu’ici, tu n’es plus une riche héritière. Ici, tu es juste ma sœur. Alors, la vertu, c’est la seule valeur qu’il te reste, réelle ou non, et je te demande de t’y tenir.

— Non, merci. Je n’ai pas envie de te faire ce plaisir. C’est un honneur que tu ne mérites pas. Je préfère encore faire comme Rezia et la vendre au plus offrant. Au moins, je saurai à quoi elle me sert !

— Tu n’es pas sérieuse ! Coucher avec des gens pour de l’argent, c’est la dernière des infamies. Ça n’a rien d’un jeu ! Les femmes qui le font ne le font pour s’amuser, mais pour survivre. Demande donc Rezia ce qu’elle en dit ! Même si tu n’es pas un modèle de vertu, tu ne peux pas te faire ça !

— Et pourquoi pas ? riposta Alice. Tu l’as dit toi-même, je ne suis pas riche ici et j’aime autant ne pas trop dépendre de toi pour survivre. C’est tout aussi avilissant si tu veux mon avis. Me vendre est une des dernières ressources dont je dispose, je ne dis pas que cela me réjouisse d’en arriver à cette extrémité, mais je n’hésiterai pas à m’en servir si j’en ai une absolue nécessité. De toute façon, le sexe, avec ou sans argent, est un commerce à la base, du moins quand il est consenti par chacun des deux partis. Les hommes veulent du plaisir, les femmes donnent du plaisir. En compensation, elles prennent ce qu’elle peuvent. Il y des filles qui font ça pour l’argent comme Rezia, d’autres pour être aimée, d’autres pour leur plaisir personnel, et puis il y en a même qui font ça pour avoir un bébé qui les sortira de leur vie de misère !

— Il n’y a pas que ça…, soupira Theo. Tu ne peux pas résumer les relations sexuelles à une sorte de commerce. C’est une question très importante, une lourde décision. Tu ne peux pas prendre cela à la légère. Tu es une fille, tu dois attendre d’être mariée, mariée à quelqu’un que tu aimes vraiment, mariée à quelqu’un qui t’aimes aussi. C’est un acte d’amour, Alice, un acte d’amour entre un homme et une femme qui ont envie de s’unir et de former une famille. Tu comprends ça ?

— Oh ! Ne me fais pas rire ! C’est toi qui parles de mariage, d’amour et de famille après que nous avons couché ensemble ? Toi, mon frère ! Toi qui n’as pensé qu’à ton propre plaisir ! Toi qui étais si pressé de t’en aller ! Je ne valais guère mieux qu’une prostituée, et encore, tu n’avais même pas à te soucier de me payer ! Alors, épargne-moi ton sermon ! Il n’y avait clairement pas d’amour entre nous, seulement du sexe et du sexe et… Ah, oui ! Encore du sexe ! »

Alice s’emportait. Elle avait crié d’une voix plaintive, dont la colère n’égalait que le désespoir qui la terrassait. Ses propres paroles, blessantes pour elle-même, avaient étranglé son gosier, et son visage suffoqué s’était empourpré. Les yeux humides et troublés refoulaient les larmes qui la submergeaient. Elle s’empressa de détourner le regard. Theo, déboussolé, ignorait comment réagir. Il ne pouvait pas l’étreindre comme un frère depuis qu’il avait outrepassé ce rôle et puis, pour la consoler de quoi ? D’une blessure dont il était la cause ? Ils en revenaient toujours à la même chose, inlassablement. C’était une écharde coincée dans sa plante de pied, un tesson de verre qui l’écorchait et l’empêchait d’avancer, un miroir brisé dans une chambre à coucher. Il soupira et lui dit d’un ton presque implorant :

« Je suis désolé, Sweetie. Je ne voulais pas te blesser. Je sais et je le reconnais : tout est de ma faute, O.K. ? J’ai fait une terrible erreur. Je t’assure que je la regrette… »

Alice tressauta de rire ou de pleur et rétorqua d’un ton dépité :

« Tu es désolé ? Encore ? Ah oui, c’est vrai, tu es toujours désolé. C’est une habitude chez toi. Tu étais désolé le jour où tu as failli me tuer, désolé aussi pour la gifle chez Diana, et maintenant tu es désolé d’avoir couché avec moi. Eh bien soit, il ne manquait plus que ça ! Enfin, je suppose que c’était un acte absolument horrible dont le souvenir te fait faire des cauchemars toutes les nuits… Tu sais, moi, je n’ai pas de regrets. J’adore le sexe, j’adore coucher avec des mecs. Il y en a eu tellement avant toi, si tu savais ! Dès que j’en avais l’occasion, j’en profitais. Mon professeur de piano pour commencer : un petit pervers celui-là, mais un lâche aussi. Il a pris peur de papa et il a vite décampé… Ah oui, il y a eu Augustin aussi. Charmant Augustin ! Un enfant de chœur aussi moral que toi ! Nous l’avons fait dans le clocher pendant que papa discutait en bas avec son grand ami, le pasteur. Un des moments les plus drôles de ma courte vie ! Puis plein d’autres encore comme ça ! Et le dernier, toi ! Mon propre frère ! Je ne pouvais pas faire pire. Je me demande bien ce que papa en penserait ! »

Et elle se mit à rire à gorge déployée, un rire dantesque dans toute sa grandiloquence diabolique. Theo était écœuré et dérouté. Il bredouilla :

« Tu ne vas quand même pas lui en parler ?

— Tu as l’air si terrifié ! Que c’est drôle ! On dirait un petit garçon !

— Ça n’a rien d’amusant Alice ! Tu es folle ! Complètement folle !

— Oui, je le suis, mais heureusement pour toi, pas tant que ça. Je ne vais pas tout lui raconter, alors quoi qu’il en soit, pour ce soir, tu peux aller dormir en paix ! »

Et Alice, assise sur la chaise de la coiffeuse, retroussa sa robe en haut de sa cuisse droite et détacha sa jarretière. Theo resta coi devant cette jambe gracile qui se dénudait au fur et à mesure que sa sœur retirait, en roulant le long de son galbe, son bas de soie. Elle lui sourit, les yeux pétillants d’effronterie :

« Tu devrais sortir de cette chambre et de ce lit sur lequel tu es imprudemment assis… si tu n’as pas l’intention de passer la nuit ici. »

Theo n’insista pas. S’il la provoquait sur ce terrain-là, Dieu seul sait jusqu’où elle irait. Il ramassa l’étui de maquillage qu’elle lui avait remis et se dirigea vers la sortie.

« Cinq heures et demie, l’heure du couvre-feu, rappela-t-il une dernière fois. Je ne négocie pas. »

Il attendit résolument posté sur le pas de la porte qu’elle lui donna confirmation. Debout de dos, sa sœur se déshabillait. Son poignet se tordit pour défaire le nœud à l’arrière, sa robe glissa, relâchée, sur ses frêles épaules, et son décolleté profond s’affaissa sur ses reins. Les fines lanières de sa brassière enlaçaient son dos nu qui, sous la lumière du plafonnier, apparaissait depuis la nuque dégagée à la cambrure des hanches d’un albâtre tendre moucheté de grains de beauté. Alice retenait son habit sur la poitrine pour l’empêcher de tomber. Dans le miroir de la coiffeuse, son frère attendait, la main sur le bouton de porte, et s’oubliait. Elle lui dit avec un sourire doux-amer sans se retourner :

« Cinq heures et demie, couvre-feu, c’est compris. Maintenant, tu peux sortir. Bonne nuit. »

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