2.1.4

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Dès qu’elle fut seule, elle s’affala, toute nue, sur le lit. Toutes les larmes qui l’avaient submergée ne trouvèrent plus en elle de résistance pour endiguer leur débordement. Elles roulèrent libres, les unes après les autres, sur ses tempes, au seul son de sa respiration qui soulevait lentement sa poitrine. Alice attendait que ses yeux se tarissent. Theo ne comprenait pas. Tant d’amis l’entouraient, tout le monde le chérissait, et même leur père, au fond, l’estimait plus qu’il ne l’avait jamais estimée. Alors, oui, lui pouvait parler d’amour avec tant de naturel et de légèreté, quand elle en était réduite à chercher dans le sexe seulement son reflet. Et elle avait couché avec lui pour cette raison, pour obtenir juste un peu de chaleur humaine, pour réchauffer son intérieur froid et solitaire, pour abandonner dans ses bras ce cœur gelé et dur comme de la pierre. Elle avait goûté cette nuit-là un peu de son amour. Fut-ce un mensonge, une illusion, peu lui importait, sa flamme l’avait ranimée. Elle s’était sentie plus vivante que jamais. Et lui, il regrettait. Oh, il pouvait bien se le permettre puisqu’il avait en réserve assez d’affection autour de lui pour négliger ce que le sexe, en réconfort, pouvait lui apporter. Le désir incestueux qui perdurait depuis ce jour, c’était, comble de l’ironie, l’unique motif de tendresse qu’il ait à son égard.

Alice se répugnait elle-même comme elle répugnait la vie. Elle était en train de mourir de manque d’amour, seule dans ce lit. La jeune lady prit une cravate à pans de soie bleue qu’elle avait subtilisée à son frère, la passa autour de son cou. Puis sa main descendit le long de son corps, caressa la toison de son pubis et fouilla entre les replis secs de sa vulve. Du pouce, elle appuya dans la commissure supérieure des lèvres où se cachait encore timide le clitoris. Alice commença à se détendre ainsi, recherchant dans l’onanisme un peu de joie de vivre, d’amour pour elle-même et de chaleur physique afin d’en oublier, au moins un instant, cette douleur qui lui pesait dans la poitrine. Le plaisir bouillant dans son bas-ventre la réconfortait corps et âme, tout ensemble, et le bonheur oublié ressuscitait dans les bras évanescents du passé. Son sexe s’épanchait autour de son doigt qui titillait son intérieur brûlant, ardent, vivant. Alors, elle resserra le nœud coulant autour de son cou et, dans la jouissance étranglée, elle sublima son désir de vie et de mort conjugué.

Après un brin de toilette, Theo en robe de chambre refusa de monter aux combles avant de s’être assurer qu’Alice s’était bien couchée et décida d’attendre au salon que le jour sous la porte de sa sœur s’éteignit. Un peu gris de whisky, déprimé par toute cette scène et épuisé encore plus de sa journée que de sa semaine, il eut la mauvaise idée de s’allonger dans l’énorme canapé et s’assoupit presque aussitôt, bien avant elle. Il aurait pu y passer la nuit complète, mais vers trois heures du matin, des cris voilés le réveillèrent. C’était sans doute les voisins qui remettaient ça. Theo fit l’autruche, la tête enfouie sous le coussin qui lui servait d’oreiller, et pria pour avoir la paix. Mais non. Les murmures plaintifs provenaient de la chambre de sa sœur. Il se leva plein de dépit et s’approcha pour écouter. Ce qu’il entendit derrière la porte ressemblait, non pas aux gémissements de plaisir qu’il aurait pu y surprendre deux heures plus tôt, mais à des cris d’effroi. Elle cauchemardait. Il voulait faire la sourde oreille et monter se coucher, mais son sens du devoir fraternel l’en empêchait, et puis, il y avait leurs très affables voisins qu’elle risquait de réveiller. Il tambourina la porte avec son poing :

« Alice, lui souffla-t-il à mi-voix, réveille-toi ! »

Le martèlement sourd extirpa la jeune lady des griffes du sommeil. Encore paniquée par son mauvais rêve, elle s’effara davantage en entendant la voix de son frère de l’autre côté de la cloison. Tremblante et les joues baignées de larmes, voilà un spectacle qu’elle préférait ne pas lui dévoiler. Nue de surcroît, comme elle s’était couchée en l’état après s’être masturbée. Elle revêtit son déshabillé de mousseline et essuya d’un revers de manche son visage mouillé.

« Que veux-tu ? s’empressa-t-elle de répondre.

— Est-ce que ça va ? Peux-tu m’ouvrir un instant ? demanda Theo d’une voix encore enrouée par le sommeil.

— Je m’amusais un peu. Tu peux retourner te coucher.

— Ouvre cette satanée porte. »

Alice passa autour de son cou la régate de son frère et écarta les manches de son déshabillé sur les épaules afin d’échancrer son décolleté. Les pans pointus de soie bleue glissèrent pile entre ses seins. Alors, elle ouvrit la porte en grand, s’accota avec nonchalance au chambranle et l’accueillit, la tête en arrière, la poitrine en avant, avec un regard pétillant de provocation :

« Comme je l’ai dit, j’étais en train de m’amuser un peu. Je suis vraiment navrée de t’avoir réveillé, mais puisque tu es là, peut-être as-tu envie de participer à la fête ? Je t’avoue que je manque d’invités ! »

Theo tomba des nues. Il ne s’attendait pas du tout à être reçu de la sorte. Elle était complètement nue, et ce n’était sûrement pas ce fin voile translucide qui cachait quoi que ce fût. Lui qui se réveillait à peine, il se retrouva, à son corps défendant, au garde-à-vous devant elle, mais en dépit de cela, il affecta une parfaite dignité et se gendarma contre son comportement :

« Tu n’es pas sérieuse ! Mon grand-père est décédé dans ce lit ! Ne pourrais-tu pas avoir davantage de respect ? Et qu’est-ce que tu fabriques avec ma cravate ? Alice ! Ne me dis pas que… Sérieusement, j’espère que tu ne fais pas ça par toi-même. Tu ne te rends pas compte ! C’est dangereux ! Tu pourrais en mourir ! Donne-la-moi immédiatement ! »

Elle lui tendit sa régate sans résister et ricana pleine de désinvolture :

« J’ai toujours mes écharpes, tu sais ? Alors, si tu es vraiment inquiet, tu peux venir serrer le nœud pour moi… »

Puis, elle jeta un bref coup d’œil malicieux en direction de son entrejambe, avant de le considérer de nouveau. Sa lèvre supérieure se retroussa sur la blanche dentelle de ses dents, et un sourire plein de gourmandise affleura au coin de sa bouche.

« En as-tu envie ?

— Absolument pas !

— Comme tu voudras. Alors, à demain, grand frère ! »

Et elle lui claqua la porte au nez. Theo resta tout pantois devant le battant fermé. Il observa la cravate bleue qu’il tenait dans sa main gauche. L’idée qu’elle ait pu s’en servir l’effarait, mais peut-être feignait-elle seulement pour l’agacer ? Il porta le tissu à son nez pour en humer l’odeur. Un parfum de rose et de poudre l’imprégnait, le même dont il s’était enivré, la nuit où ils s’étaient aimés. Theo soupira. Elle l’avait utilisée.

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