2.3.2

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Un long silence s’ensuivit, un silence durant lequel le duc resta parfaitement immobile. Même sa respiration n’agitait pas l’ombre de ses épaules. Son regard haineux toisait un point fixe derrière son fils, cette ombre qui entourait de ses bras le jeune garçon et qui se penchait pour murmurer à ses oreilles ces réparties insolentes. Elle était toujours là en lui, elle l’habitait, et elle sortait de sa bouche pour le provoquer. Malgré toutes ses tentatives pour l’effacer, l’éradiquer, l’exorciser de son esprit, cette femme continuait de le hanter, plus obstinée que père et fils réunis. Mais il finirait par la défaire, il en viendrait à bout, qu’importaient le temps que cela prendrait et les méthodes qu’il faudrait employer. La rage coulait dans ses veines brachiales, descendait vers ses avant-bras et s’accumulait dans ses poings destructeurs. La voix paternelle retentit soudain du fond des enfers d’où elle remontait :

« Si ton désir était véritablement d’aider ton ami, comme tu le prétends, tu aurais prévenu quelqu’un habilité à lui venir en aide, mais au lieu de cela, tu as choisi de te jeter dans la mêlée. Parce qu’au fond, tu voulais te battre, juste comme les autres garnements, pour l’honneur et la gloire, pour le respect et le pouvoir. Voilà la vérité. Tu es avide de tout cela, William, et c’est bien naturel, tout le monde se bat pour la victoire. Si tu veux apprendre à te battre, je te l’enseignerai. Je ferai de toi un homme fort, mon grand. C’est mon devoir en tant que père et chef de cette famille. Tu es mon fils, William, un Wintersley, tu es né dans le camp des puissants, mais ne prends pas ta position et ta richesse pour acquises. Les gens essaieront toujours de te voler ta place, à commencer par tes propres amis, et pour cela, ils ne reculeront devant rien, ils n’hésiteront pas à te traîner dans la boue pour s’emparer de tout ce que tu possèdes. Tu ne peux faire confiance à personne, nul autre que toi ne te défendra, et c’est pour cela que tu dois devenir fort, mon fils, plus fort que tous les Parker d’Angleterre. Mais avant toute chose, tu dois connaître et suivre les règles. Tu n’es pas celui qui décide ce qu’il faut faire de ce qu’il ne faut pas faire. C’est moi, en tant que parent, qui détermine cela pour toi, l’enfant. Et c’est en suivant mes pas que tu deviendras un homme adulte, un vrai, un Wintersley. Je te le promets, fils, je te rendrais fort. Maintenant, cessons ces vains palabres. Il est temps de te donner une leçon. Retire tes vêtements. »

Le père se leva de son bureau sous les yeux médusés de son fils. L’heure de la punition avait sonné. Blanc de peur, le cœur du jeune lord se mit à battre à tout rompre. Il se leva résigné et enleva sa chemise comme à l’accoutumée.

« Ton pantalon aussi, lui précisa son père. Nous allons nous affronter. Je vais te montrer comment un homme se bat. »

Et le duc pareillement se déshabillait. Le redoutable inconnu de cette sentence terrifiait bien plus le jeune garçon que le fouet qu’il connaissait. Il ignorait ce que son père lui réservait, il ignorait comment y faire face, il ignorait quelle souffrance il devrait endurer. Le duc continuait de pérorer, mais l’esprit tétanisé de son fils ne saisissait plus le sens des mots qu’il prononçait.

« Un vrai combat est un combat juste et droit dans le respect des règles de l’art. La boxe est anglaise, le Marquis de Queensburry l’a codifiée, et c’est ce qui en fait une noble discipline. Tu dois d’abord en apprendre les règles : pas de coups en dessous de la ceinture, pas de coups de tête, pas de coups de pieds, pas de griffes ni de morsures. Tu dois mettre tout ce que tu as dans tes poings, et seulement dans tes poings, compris ? Allons, mon grand, répète après moi : pas de coups en dessous de la ceinture…

— Pas de coups en dessous de la ceinture.

— Pas de coups de tête, dis le père.

— Pas de coups de tête », reprit le jeune garçon.

Et le combat à venir s’imposa dans son esprit avec tout son effroyable réalisme. Le duc repoussa sur le côté les fauteuils en cuir qui encombraient la pièce et dégagea le somptueux tapis or et cramoisi aux guirlandes de feuillages fleuris. Père et fils se retrouvèrent face à face en combinaison courte, debout dans la limite de ce rectangle sanglant comme sur un ring.

« Tu as toute cette partie au-dessus de la taille jusqu’à la tête pour me toucher avec tes poings. Je te laisse trois rounds de trois minutes, soit neuf minutes au total, pour y arriver. Je chronométrerai chacun grâce à ma montre et à l’horloge de la cheminée. Tu débuteras le combat et tu t’arrêteras à mon signal. Tu n’as pas besoin de me battre, seulement de me toucher, et tu gagnes. Je te propose un pari. Si tu l’emportes, je te considérerai comme un adulte, tu feras dès lors comme bon te semble, et je respecterai toutes tes décisions. Mais si tu perds, tu devras accepter de suivre mes ordres comme l’enfant que tu es. Tu as trois rounds pour me toucher, je ne ferai que me défendre, après cela, au quatrième, je répliquerai. Alors, William Theophile Wintersley, acceptes-tu les termes de ce challenge ? »

Le jeune garçon frissonnait en sous-vêtement sur le grand tapis. Il leva des yeux hébétés vers son père. L’envie de se battre lui manquait et sans doute mû par un veule instinct de survie, il aurait préféré éviter le duel, mais la question se résumait ainsi : ou il combattait et tentait d’obtenir la reconnaissance de son père ou il fuyait et perdait irrémédiablement sa dignité humaine. En un mot, il avait le choix entre la bravoure et la couardise, un choix qui piquait au vif cet esprit probe et chevaleresque, déjà pétri malgré sa jeunesse d’orgueil masculin et d’idées sur l’honneur. La fuite n’étant pas envisageable, dans la lutte résidait la seule issue possible. Il fallait se battre, il devait se battre, oui, il allait se battre ! Liam bredouilla :

« Tout ce que je dois faire pour gagner, c’est vous toucher au corps, c’est bien ça ? »

Les yeux bleus du duc s’embrasèrent d’un feu belliqueux, un petit rictus de sadisme déforma son sourire fat, son visage tout entier s’anima à l’idée de ce duel. Son fils lui procurait une fierté et une joie suprêmes en relevant le défi.

« C’est ça, acquiesça-t-il. Maintenant, tiens-toi prêt… »

Il consulta sa montre en argent.

« Go ! »

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