2.4.1

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XIX

Après avoir absorbé encore deux pintes de bière pour se remettre du match amical contre Rob, Theo sortit du Lion Arms et arriva à cinq heures et demie devant son immeuble. Deux minutes plus tard, il franchissait le seuil de son appartement. Sa sœur n’était toujours pas là. Il retira son gilet et sa cravate, puis alla s’installer avec le journal, en pantoufle et en bras de chemise, dans le canapé. Alice rentra dix minutes plus tard, la fleur au fusil, un grand panier en osier à la main et un bouquet parfumé dans les bras. Elle lâcha son chargement sur la table à manger et s’exclama comme si elle était heureuse de le retrouver : « Oh, tu es déjà là ! Comment était ta journée ? » avant de filer en courant d’air dans la cuisine récupérer une grande paire de ciseaux dans le tiroir du meuble Hoosier. Sa gerbe de freesias en main, elle revint aussitôt au salon, passa devant lui en coup de vent et embauma la pièce dans son sillon. Elle alla tout droit déposer son bouquet sur le grand buffet d’acajou verni, juste à côté de l’antique vase asiatique en cobalt bleu qui n’avait plus porté de fleurs depuis dix ans. Armée de ses ciseaux, elle mesura chaque tige, l’élagua et la posa dans le récipient. Alice lui tournait le dos. Il se rapprocha d’elle, mais tout absorbée par sa tâche, elle ne lui prêta aucune attention. Seul le travail des lames emplissait la pièce de son bruit de métal incisif.

« Tu es en retard, lui signifia Theo.

— Oh, oui, je suis désolée ! Je suis passée à la boulangerie sur le chemin du retour. J’y ai pris du pain et de la tourte à la viande. Tu pourras en avoir un morceau si tu acceptes de me pardonner.

— D’où viennent ces fleurs ?

— D’un fleuriste de Bond Street. Elles sont magnifiques, n’est-ce pas ? »

Elle souriait. Il ne pouvait pas le voir, mais il le devinait. Alice lui semblait détendue, gaie et légère tandis qu’elle s’évertuait à arranger les freesias dans le vase japonais. Elle aurait pu fredonner une chanson qu’il n’en eut pas été étonné. Visiblement, elle avait passé une bonne journée. Ça l’agaçait.

« Avec qui étais-tu ? finit-il par lâcher.

— Rassure-toi, je n’étais pas avec Rezia.

— Ce n’est pas la question. Je sais très bien que tu n’étais pas avec Rezia. Je l’ai vue cette après-midi. Je t’ai demandé avec qui tu étais, et non avec qui tu n’étais pas ! »

La voix retentissante de Theo fit frémir la main d’Alice au moment où elle déposait une tige dans le vase. La jeune lady y avait senti une pointe de cette redoutable colère qu’elle connaissait assez bien maintenant pour la reconnaître. Elle se retourna et le considéra avec attention pour la première fois depuis qu’elle était rentrée. Appuyé sur la table à manger, Theo la fixait d’un air mécontent. Il avait la tête basse mais le regard haut. La clarté aiguisée de ses yeux perçait sous l’ombre de son front plissé. Dans cette position, l’angulosité de son visage s’en trouvait accentuée, les arêtes faciales saillaient, les joues s’asséchaient. Comme ça, il ressemblait à leur père trait pour trait.

« Eh bien, j’étais Dickie Dick cette après-midi, avoua-t-elle sans détour.

— À quoi joues-tu avec lui ?

— Je ne joue pas avec lui. J’étais avec lui parce que j’aime bien sa compagnie. Je ne vois pas ce qui t’ennuie.

— Ça fait longtemps que tu le vois ?

— Je l’ai rencontré par hasard la semaine dernière, et nous nous sommes revus deux fois autour d’un thé.

— Lui as-tu dit à propos de toi et moi ?

— Non, nous ne discutons pas de toi quand nous sommes ensemble.

— De quoi avez-vous parlé, alors ?

— Je ne sais plus ! De la Jamaïque, du beau temps, des meilleurs salons de thé à Londres… Des Jeux olympiques aussi. De tout, de rien : Dickie Dick est bavard. Il a de la conversation.

— Pourquoi ne m’as-tu pas informé que tu l’avais revu ? »

Cet interrogatoire importuna la jeune lady qui sentit aussitôt dans la voix de son frère un accent accusateur, très mal à propos. Elle croisa les bras et lui répondit sur ton aussi sec que le sien :

« Je ne pensais pas que c’était une affaire si importante.

— Bien sûr que ça l’est ! Dickie Dick est mon ami et tu es ma sœur.

— Et donc ? Est-ce que ça te dérange que je fréquente ton ami ?

— Oui ! s’exclama Theo comme s’il s’agissait d’une affaire de bon sens.

— Pourquoi ?

— Vous êtes beaucoup trop différents.

— Et qui donc a décidé d’une chose pareille ? s’étonna Alice.

— C’est une évidence ! Vos caractères, vos aspirations, vos mondes tout entiers sont radicalement opposés !

— Ce n’est pas à toi t’en décider.

— Tu ne peux pas le fréquenter. Repenses-y, veux-tu ? Tu es une lady de l’aristocratie anglaise.

— Es-tu en train de dire que le problème est qu’il est trop noir ? demanda-t-elle d’un ton suspicieux.

— Oui, effectivement, tu es blanche et il est noir. De toute évidence, c’est un problème, admit Theo.

— N’est-il pas supposé être ton ami ? Je pense qu’il serait vraiment surpris de t’entendre.

— Il est et reste mon ami. Je n’ai rien contre les gens de couleur. Ce sont des êtres humains comme nous, et j’espère sincèrement que Dickie Dick trouvera quelqu’un, mais quelqu’un qui lui ressemble et qui pourra le comprendre…

— Mon Dieu ! Tant de bonté morale et de bienséance sociale à la fois ! Un prêtre ne ferait pas mieux ! Je te félicite ! Que feras-tu si je l’aime ?

— Je sais que tu ne l’aimes pas. Tu ne me feras croire une chose pareille.

— N’en sois pas si sûr ! Il est bien plus gentil que toi !

— Oh ! Tu comptes te jeter dans les bras de tous les hommes qui sont un peu gentils avec toi, c’est ça ? Je me demande combien viendront encore ensuite. Pauvre Dickie Dick !

— Tu es celui qui est à plaindre ici ! rétorqua Alice avec un regard noir. Mais rassure-toi, j’ai été claire avec lui. Exactement comme tu me l’as recommandé. Je lui ai dit que j’étais une fille facile et qu’il ne devait pas se faire des idées, que je ne pouvais pas sortir avec un noir, et qu’avec moi, tout ce qu’il pouvait espérer, c’était une aventure sans lendemain.

— Tu as osé lui dire ça ?

— N’était-ce pas toi qui voulais que je me montre honnête envers lui ? N’était-ce pas ce que tu désirais que je lui dise ? Eh bien, voilà, c’est fait, exactement comme tu le souhaitais ! Je ne suis pas aussi hypocrite que tu l’imagines, je lui ai donné les explications que je lui devais, et il m’a répondu qu’il appréciait ma sincérité. J’étais vraiment heureuse quand il a dit ça. Depuis, nous nous sommes revus. J’aime bien sa compagnie et je pense que c’est réciproque.

— As-tu couché avec lui ?

— Quoi ? As-tu entendu ce que je viens de dire ?

— Puisque tu as déclaré pouvoir coucher avec lui comme une vulgaire salope, je te demande si vous l’avez fait !

— Liam, tu vas trop loin ! Ce ne sont pas tes affaires !

— Tant que tu es sous mon toit, ce sont mes affaires !

— As-tu l’intention de contrôler tous mes faits et gestes ?

— Pour ton propre bien ! Tu as seulement seize ans. Tu ne peux pas sortir avec des garçons, encore moins avec un noir, et surtout pas coucher avec eux.

— Aurais-tu oublié que nous l’avons fait toi et moi ?

— Pourquoi ramènes-tu constamment cette histoire sur le tapis ? C’était une terrible erreur. Je ne veux pas m’en souvenir, et il devrait en être de même pour toi.

— Je n’arrive pas à croire à quel point tu es horrible ! C’est avec Dickie Dick que j’aurais dû coucher cette nuit-là ! »

Les propos d’Alice assénèrent un coup rude à sa vanité masculine. Il cracha, plein de rancœur :

« Tu me dégoûtes !

— Toi aussi ! Je plains la folle qui acceptera de t’épouser. C’est un enfer de vivre à tes côtés !

— Qu’est-ce que tu imaginais ? Que tu aurais la belle vie en venant à Londres et que tu pourrais faire tout ce qui te plaît ?

— Ce qui est sûr, c’est que je ne m’attendais pas à ce que tu me retiennes prisonnière ! Tu m’as pris tout l’argent que j’avais ; chaque jour, je dois te raconter tout de ce que j’ai fait, de ce que j’ai dépensé, des personnes que j’ai rencontrées ; et tu trouves toujours quelque chose à me reprocher. Je ne suis pas là pour t’obéir, Liam ! J’ai ma vie à vivre et je m’en irai d’ici. Tu peux me croire.

— Ah oui ? Et comment ?

— Du travail ou un petit ami, peu importe, mais je trouverai quelque chose ! »

Alors, Rezia avait dit vrai. Il lui offrait l’asile, il s’occupait d’elle, il prenait des risques pour elle, et comment le remerciait-elle ? En lui claquant la porte au nez sans se soucier une seule seconde de la pagaille qu’elle laisserait derrière elle.

« Si tu veux à ce point t’en aller, fais-moi le plaisir de rentrer à Cliffwalk House, s’il te plaît. Tu épargneras à tout ton entourage les désagréments de tes caprices !

— Tu ne comprends vraiment pas. Je ne retournerai jamais là-bas.

— Oh, mais si tu ne veux pas rester ici, tu y seras obligée. Tu n’as nulle part où aller, tu as seize ans et tu ne sais rien faire de tes dix doigts ! Explique-moi un peu comment tu vas travailler ? Comment lady Alice va se débrouiller seule sans personne pour l’aider ? Et ce n’est pas la peine de compter sur le soutien d’un petit ami ! Aucun homme ne voudrait d’une femme qui ne sait même pas comment allumer une cuisinière ! Et je ne parle même pas de tes penchants complètement dérangés au lit ! Alors, arrête de rêver ! Le seul gars qui acceptera de te garder, ma pauvre, c’est un proxénète ! »

Les paroles de Theo assommèrent Alice. Ses bras retombèrent le long de son corps. Elle vacilla, s’appuya de ses mains sur le rebord du buffet derrière elle et cligna les paupières, une fois, deux fois, trois fois, puis elle se décolora. Son cœur si léger, si allègre, l’après-midi même, se chargea d’une douleur d’autant plus violente qu’elle contrastait avec la joie qu’elle avait éprouvée à peine une heure de cela. Alors, elle fit ce qu’elle faisait toujours quand elle ne pouvait contenir ses propres sentiments : elle les draina hors d’elle-même. Toutes ses émotions exsudèrent de son âme et glissèrent sur son enveloppe de glace. Son expression se figea, silencieuse, calme, absente. Sous les yeux de son frère, Alice se métamorphosa en poupée de porcelaine. Posée ainsi contre le buffet, près d’un vase bleu avec quelques fleurs dedans et d’autres qui trainaient à côté, elle aurait fait un pittoresque sujet de nature morte. Emmurée dans son mutisme, elle ne le regardait plus, elle l’ignorait. Malgré les abominations qu’il avait proférées, elle restait d’un marbre parfait. Ça l’agaçait.

« Et maintenant, tu vas bouder ? »

Mais elle ne répondit pas. Il se rapprocha d’elle, attrapa son menton et le ramena vers lui, mais elle vira la tête dans le sens opposé.

« Arrête de fuir. Regarde-moi. »

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