2.4.2

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Alice se retourna et planta son regard impavide dans le sien.

« Tu crois vraiment me connaître, observa-t-elle d’un ton pondéré. Tu penses savoir qui je suis simplement parce que je suis ta sœur ? Alors qu’on n’a vécu que trois ans ensemble à Cliffwalk House et qu’on ne s’est plus revu pendant plus de six ans ? Ce ne sont ni ces trois ans, ni les quelques jours que je suis ici, ni cette malheureuse nuit que nous avons passée ensemble qui pourront t’apprendre qui je suis. Il en faut plus pour connaître quelqu’un, surtout que tu n’en as jamais pris le temps ni avant ni maintenant. Tes propres amis, Diana et Dickie Dick, se sont donné plus de mal en quelques heures que toi. Je ne sais pas ce que j’espérais en venant te voir. Je suis vraiment stupide. Je suis sortie du cauchemar de papa pour entrer tout droit dans le tien. Je ne peux pas continuer comme ça. Je ne peux plus rester là… »

Alice s’appuya de ses mains sur le buffet, rejeta son corps en avant et se remit d’aplomb comme si elle s’apprêtait à mettre ses paroles à exécution, mais Theo lui barrait le chemin, une main sur le buffet, l’autre sur la table à manger.

« Où est-ce que tu crois aller comme ça ? Je n’ai pas fini ! Tu es sous ma responsabilité. S’il t’arrive quoi que ce soit, c’est à moi que notre père viendra demander des comptes. Alors, il n’est pas question que je te laisse faire n’importe quoi !

— Je ne vais pas me battre avec toi, Liam. Je ne suis plus une enfant. Alors, s’il te plaît, laisse-moi passer. Je ne vais pas partir maintenant, mais ça finira par arriver et tu ne pourras pas m’en empêcher. Papa n’y est pas arrivé. Tu n’y arriveras pas non plus.

— Tout ce que tu fais, c’est fuir. Tu as fui Cliffwalk House à cause de je ne sais quels problèmes, et maintenant, tu fuis aussi ici ! Jusqu’à quand comptes-tu agir ainsi ?

— Certes, je fuis… J’ai fui Cliffwalk House, je fuis encore maintenant que je suis chez toi… Mais franchement, y’a-t-il une quelconque raison, ici ou là-bas, qui m’engage à rester ? Si c’était pour quelque chose d’important, quelque chose qui compte vraiment à mes yeux, je voudrais lutter, mais… il n’y a rien, rien qui vaille le coup, rien qui m’importe ne serait-ce qu’un tout petit peu. Donc oui, je ferais mieux de fuir avant d’être de nouveau blessée…

— Et où espères-tu trouver refuge ? Tu crois que tu seras mieux ailleurs qu’ici ? Tu es la fille du Duc de Twynham, tu as seulement seize ans, tu ne sais pas te débrouiller seule, et en plus de ça, tu n’en fais qu’à ta tête ! Personne ne voudrait d’une charge pareille !

— Je sais ça, Liam, je suis un fardeau pour toi et pour tous ceux qui essaient de m’aider. Je ne fais que créer des problèmes. Je ne peux pas le nier. C’est déjà arrivé. Et comme tu l’as gentiment fait remarquer, je ne sais rien faire de mes dix doigts, et j’ai d’étranges façons de m’amuser au lit… Ah oui ! Et je suis une salope, une folle, une garce, et tout ce que tu voudras. Bien, j’en conviens, c’est vrai aussi. C’est moi, je ne m’en cache pas. Mais toi, tu craches ta vérité aux autres, brandis à tout va ta morale, juges aveugle et sourd, mais jamais, jamais au grand jamais, tu ne te remets en question ! Je me demande vraiment quelle tête tu ferais si, moi aussi, je te disais tes quatre vérités en face !

— Mes quatre vérités ? Je t’en prie. Que veux-tu que ça me fasse ?

— Je voudrais juste que tu te regardes dans une glace pour une fois, comme je le fais tous les jours. Dis-moi Liam, est-ce que c’est si bien d’être toi ? Avoir un logement, un travail, des amis ? Être toujours au fait de l’actualité, discuter politique, sortir dans des clubs, baiser des filles ? Tu as une assez belle vie, hein ?

— Et alors ? Quel est le problème ?

— Tu es parti en songeant que tu pourrais reconstruire ta vie ici, que tu pourrais tout effacer et recommencer. Tu pensais pouvoir faire comme si le passé n’avait pas existé ? Comme si notre père et ses trois ans à Cliffwalk House n’avaient jamais existé ? Tu te croyais capable de tout oublier ! Tu t’es réinventé un nom, une identité et même une nouvelle famille… Tu imagines avoir tourné la page, mais il n’en est rien ! Papa est ici, il est partout autour de toi, dans tout ce que tu fais.

— Bien sûr, et c’est un fantôme aussi ?

— À voir comme tu deviens nerveux dès que nous parlons de lui, on pourrait le croire.

— C’est ridicule ! »

Mais il déglutit péniblement sa salive et baissa le regard. Alice profita de son hésitation pour le charger davantage.

« Regarde-toi, tu es toujours le même petit garçon qu’autrefois. Tout ce que tu as fait depuis que tu es ici, c’est essayer de l’oublier et d’oublier tout ce qu’il t’a fait. Celui qui fuit, encore et encore, c’est toi, Liam. Pas moi. »

Elle posa une main sur sa chemise et tapota sa poitrine. Il grogna :

« Mais moi, je n’ai pas fugué, contrairement à toi.

— Tu ne pourrais pas. Tu as trop peur de lui pour oser quelque chose comme ça. Mais tu peux te tenir aussi éloigné que tu veux, ça ne sert à rien, et tu sais pourquoi ? »

Elle se rapprocha de lui. Sa main posée sur son torse gravit à petits pas de doigts jusqu’à sa gorge, courut sur le côté se cacher derrière ses oreilles et s’enfouit ses cheveux. Alice suivit de la tête le mouvement ascensionnel de son bras. Son regard s’envola vers lui en un calme battement de cils et se posa tout en douceur dans le sien. Il n’y avait pas la moindre agressivité dans ses yeux, seulement une troublante fixité, et peut-être sous leur surface glacée, un léger vague à l’âme qui remua Theo aux entrailles. Il cilla, ses nerfs se raidirent, mais il ne recula pas. La main de sa sœur accrochée à son cou jouait dans les petits cheveux bruns de sa nuque. Elle se hissa sur la pointe des pieds, approcha son visage du sien et lui souffla au nez :

« Parce que papa est constamment dans ta tête. Tu ne peux pas lui échapper. Il t’obsède à un tel point qu’il a fini par te contrôler. Tout ce que tu as construit jusqu’à aujourd’hui, tu l’as fait par rapport à lui. Tout ce que tu penses, tout ce que tu veux, tout ce que tu entreprends : tout, absolument tout, dépend de lui. Il dirige ta vie.

— Arrête ça… »

Ces insanités, elle les lui susurrait comme elle lui aurait susurré des mots d’amour. Theo s’exaspérait. Que croyait-elle ? Qu’elle était irrésistible ? Elle risquait d’être bien déçue ! Ses yeux de biche, sa bouche en cœur, ses provocations caressantes, ses insinuations agaçantes, sa manière de se pendre à son cou, tout son petit numéro de charme avait peut-être fonctionné au Café Anglais, mais il le connaissait désormais : elle ne l’y prendrait pas une nouvelle fois. Il enroula un bras autour de sa taille et la serra contre lui. Le regard de sa sœur s’enchanta de surprise. Sa voix se fit encore plus chaude et sucrée :

« Et sais-tu le pire dans tout ça, mon cher Liam ? C’est qu’à force d’être obsédé par lui, sans même t’en rendre compte, tu as fini par devenir comme lui, exactement comme lui !

— Tu vas trop loin. »

Il porta doucement la main à son visage et caressa du pouce ses lèvres. Le regard d’Alice rampa de désir sur les siennes, puis il se releva mollement et retourna languir dans ses prunelles.

« Je ne fais que commencer, lui dit-elle en tirant sur une de ses bretelles.

— Tu vas le regretter, Sweetie… »

Theo plongea en apnée vers elle, son cœur en suspens. Alice se hissa machinalement sur la pointe des pieds. Ses paupières se fermaient. Il lui couvrit la bouche avec sa large paume, empêchant entre eux tout baiser, et la maintint fermement muselée. Elle rouvrit grand les yeux, poussa un cri de surprise étouffé et voulut reculer, mais le bras dans son dos lui coupait la retraite. Theo la ramena en avant et la bloqua contre lui.

« Que t’arrive-t-il, Alice chérie ? Tu essaies de dire quelque chose ? Je ne t’entends pas ! » ricana-t-il.

Elle se trouvait prise au piège. Leurs forces étaient inégales. Même ses deux mains luttant ensemble ne parvenaient à lui faire ôter la sienne. Alors, elle mordit le bout de paume qu’elle avait à portée et asséna un coup de genou aux environs de son entrejambe. La proximité du danger permit à Theo de réaliser son érection naissante. Il fit un léger mouvement de recul et desserra son étreinte. Cette hésitation suffit à Alice pour s’extirper de ses bras. Elle courut se réfugier de l’autre côté de la table ovale.

« Je n’en ai pas fini, lâcha-t-elle, haletante. Tu es comme lui, Liam ! Regarde-toi dans une glace ! Même physiquement vous vous ressemblez !

— Sale garce ! pesta son frère en essuyant avec rage sa paume gluante de bave sur son pantalon. Tu vas me le payer ! »

Et une course-poursuite s’engagea autour de la table à manger, une très semblable à celle de leur enfance, avec ces feintes à droite, ces feintes à gauche, et on repart dans un sens et puis dans l’autre. Theo était néanmoins trop grand à présent pour passer comme autrefois en souterrain afin de la saisir par surprise.

« Avec ta face proprette, tes airs de gentleman, tellement fier de toi ! Mais c’est tout lui ! » hurlait-elle encore.

Et ils firent un tour complet. Alice continuait de vociférer :

« Tu bois du whisky comme lui, tu penses comme lui, tu as un orgueil démesuré comme lui, tu veux tout contrôler comme lui ! Tu es autoritaire comme lui ! Et violent aussi !

— Reviens ici !

— Tu as aimé coucher avec moi, n’est-ce pas ? ricana-t-elle avec cynisme. Avoue-le, ça t’a plu de m’étrangler à pleine main ! Je te connais, Liam ! Tu as toujours aimé ça ! Tu es aussi malade que moi ! Tu parais tellement probe et bon en surface, mais au fond de toi, tu es complètement corrompu ! Corrompu par la peur ! Corrompu par la colère, le narcissisme, la haine ! Corrompu par ce besoin de tout écraser ! »

Theo s’arrêta au milieu de la longueur de la table, Alice toujours de l’autre côté, en face de lui. Les paroles de sa sœur l’affectaient profondément. Elle lui jetait en pleine face toutes ces vérités qu’il ne cessait de fuir, et devant elle qui connaissait mieux que personne Liam Wintersley, le fils du duc de Twynham, il lui était d’autant plus difficile de dénier.

« Tu as tort… Je ne suis pas comme lui, s’obstinait-il.

— Tu l’es et tu le sais.

— Non.

— Si.

— Je te dis que non ! » hurla Theo.

Il prit appui de ses mains sur le bord de la table, bondit par-dessus celle-ci, glissa sur le plat de bois verni et redescendit du côté d’Alice, dans un fracas de chaises éboulées. C’était une offensive aérienne cette fois, puisqu’il n’avait plus l’âge pour les frappes souterraines. La prestesse de l’action ne laissa guère à sa sœur le temps de s’écarter. Elle ne recula que d’un pas, se retourna et s’élança. Il allongea le bras, agrippa la manche de sa robe et enraya brutalement son élan. Alors, il tira sur le vêtement et la ramena vers lui. Dans un craquement, les coutures se déchirèrent, la robe se fendit au niveau de la manche gauche et les boutons du col cédèrent. Theo la repoussa en arrière. Ballotée comme une poupée, Alice buta contre l’accoudoir du canapé et tomba à reculons sur ses coussins fleuris. Theo lui sauta à la gorge. Elle continuait d’hurler :

« Tu vois ! Tu es juste comme lui !

— Ferme-la !

— Va au diable !

— Après toi ! »

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