2.4.3

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Ainsi se poursuivit cette querelle exemplaire et tout à fait typique de celles qui ponctuaient leur enfance commune. Elle se terminait autrefois, soit lorsque la sœur capitulait et implorait son frère de l’épargner, soit lorsqu’elle réussissait à s’enfuir et criait : « Je le dirai à maman ! » Dans le cas présent, la jeune lady, presque adulte, n’abandonnerait pas si facilement, et sans lady Annabel à proximité, rien ne semblait pouvoir les arrêter. Ils se battaient comme des chiffonniers. Le jeu consistait pour le frère à immobiliser les membres de sa sœur qui, de son côté, cherchait à se libérer pour prendre la fuite. Theo prit l’avantage sans difficulté grâce à sa stature d’homme adulte, comme autrefois il la dominait facilement grâce à ses quatre ans et demi de plus. Sa sœur poussait des geignements tant elle étouffait sous son poids. Elle tenta de se retourner pour s’échapper sur le côté et se laissa tomber du canapé, entraînant son adversaire avec elle. Ils se vautrèrent sur le doux pelage du tapis en peau de mouton.

Alice profita de la confusion de la chute pour tenter de se sauver. Elle se commença à se redresser, Theo tira sur ses cheveux pour l’en empêcher, elle bascula à la renverse. Il la coinça par derrière, enroula une jambe autour de sa taille, un bras autour de son cou, et comprima sa gorge dans l’étau du coude. L’étranglement la suffoquait, la prise l’immobilisait. Devant elle, à quelques pas à peine, la porte du salon béait, la sortie qui l’attendait grande ouverte restait hors de sa portée. Ses doigts désemparés agrippèrent une touffe de fourrure. Son souffle se mourrait, sa vue se brouillait, son corps à bout de forces cessait de lutter, ses paupières se fermaient sur la lointaine échappée. Theo profita de cet affaiblissement pour introduire une jambe entre les cuisses de sa sœur, il dénoua l’étreinte de son bras, glissa au-dessus d’elle en position dominante et la plaqua au sol.

Alice reprenait haleine et pantelait, dans une allure des plus débraillée, avec sa robe déchirée et ses cheveux en bataille. Le sang brouillait ses joues et embrasait ses lèvres d’un rouge luisant. Theo la fixait, le pourtour de ses yeux empourpré et les pupilles complètement dilatées. Elle n’osait pas bouger. Entre ses cuisses, elle sentait son membre ferme et insistant, soulevé par un désir enragé que toute cette lutte à bras-le-corps avait attisé. Une main derrière elle souleva sa tête et la ramena brusquement vers l’avant. Theo fléchit sur les coudes au même moment. Alice se retrouva précipitée contre ses lèvres. Elle le repoussa, mais il ne bougea pas, et elle abandonna. Les forces de résister lui manquaient. Ses bras las cessèrent de le refouler. Ses lèvres essoufflées s’entrouvrirent. Theo enfonça sa langue en elle et vint se frotter lascivement contre la sienne. Ce baiser goulu aspira ses dernières ressources, et mentales, et physiques. L’espace autour d’eux se distordit et ondoya. Elle se raccrocha in extremis à lui avant de perdre pied.

La solution à tout ce corps à corps insensé se trouvait quelque part dans ce bouche-à-bouche assoiffé. Leurs langues s’entremêlaient, le dialogue se nouait, il lui parlait, son souffle l’interrogeait en silence, et elle lui répondait, dans un code secret, par de petits attouchements buccaux. Un terrain d’entente s’établissait. Elle ne résistait plus, elle se livrait tout entière à sa compréhension : ses bras l’étreignaient, son dos se cambrait, ses hanches s’épanouissaient. Leurs corps entiers s’accordaient, la respiration de leurs poitrines se synchronisait, leurs bouches s’aspiraient, leurs bas ventres se pressaient à l’unisson. Theo bavait en elle, comme il brûlait de baver en elle d’une autre façon. La salive qui dégoulinait de son muscle lingual épanchait en elle ses sourdes intentions. Il fallait s’embrasser au plus profond pour parvenir à une parfaite interpénétration.

Theo s’écarta pour reprendre haleine et s’éveilla dans le bleu humide des yeux d’Alice. Pas un blâme n’affleurait à leur surface. Elle le regardait avec tellement d’amour et de tendresse, sa petite sœur, en dépit de tout ce qui s’était passé. Il en était horrifié. Il se rejeta d’un bond en arrière et retomba sur son séant.

« Liam… »

Elle allongea la main vers lui, mais il la repoussa d’un geste vif. La vision de sa sœur l’épouvantait. Sa manche décousue bâillait sur son épaule nue. Son corsage entrouvert, aux boutons arrachés, découvrait sa gorge rougie par les traces de lutte. Avec sa coiffure échevelée et sa robe en haillons, Theo eut l’impression qu’il avait failli la violer, et elle pourtant, elle restait là, plantée à côté de lui, avec un regard de chien battu, plus choquée de son rejet que de la manière dont il l’avait bousculée. C’était un crève-cœur. Il détourna le regard et se recroquevilla sur lui-même. Toutes les tensions accumulées, sur le point de déborder, engorgeaient ses yeux d’humidité. Mais bon sang, qu’attendait-elle encore pour foutre le camp ?

« Disparais de ma vue, lui ordonna-t-il froidement. Tu voulais t’en aller, non ? Eh bien, tu peux maintenant.

— Tu es injuste ! s’atterra Alice.

— Je ne peux pas te regarder. Ta tenue est complètement indécente. Par pitié, va t’habiller ! »

Theo eut un mouvement coléreux de repli. Il camoufla sa tête entre ses bras.

« J’ai juste besoin d’être un peu seul, s’il te plaît », murmura-t-il d’une voix enrouée.

Une larme coula sans qu’il puisse la retenir. Alice l’entrevit rouler sur sa joue. Alors, elle n’insista pas et regagna sa chambre. Sa peine à lui la bouleversait. Elle en oubliait sa peine à elle. Jamais elle n’aurait imaginé son frère capable d’une telle sensibilité, lui qui avait toujours affiché devant elle tant de crânerie. Elle n’ignorait pourtant pas à quel point il était meurtri, détruit, pourri de l’intérieur par ce que leur père lui avait fait, elle connaissait la profondeur de ses plaies et leur infection, elle leur avait servi de cautère pendant trois ans pour leur permettre de suppurer. Souvent à cette époque, quand les larmes l’assaillaient après les sévices que leur père lui avait infligés, il se retournait contre elle et s’énervait, ils en venaient aux mains, il se défoulait et oubliait de pleurer. Elle était bien placée pour comprendre comment il fonctionnait, mais elle avait tout de même répliqué. Les choses s’étaient cependant déroulées bien différemment d’autrefois. Elle n’était plus une petite fille niaise et sans répondant, non, elle possédait une acuité assez aiguisée pour lui permettre de voir clair dans le jeu des gens. Elle l’avait visé directement au point sensible, et pour la première fois, aujourd’hui, son grand frère s’était effondré. Elle avait gagné, mais à quel prix ? Ils en sortaient tous deux blessés.

Alice regrettait. Toutes ces prétendues vérités qu’elle lui avait crachées au visage, elle ne les pensait même pas. Elle savait très bien qui était son frère, de la même façon qu’elle savait très bien qui était leur père, et pour cela, elle savait très bien, ô combien, ils étaient différents. Cet homme n’aimait que lui, cet homme n’avait pas de cœur, cet homme ne pleurait pas. Theo venait de prouver à l’instant qu’il ne lui ressemblait pas. Dans ce baiser échangé, le premier depuis la nuit qu’ils avaient partagée, Alice avait ressenti une volonté puissante et même désespérée d’aimer.

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