2.5.3

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À présent, Theo s’interrogeait sur ce que cette sorcière avait bien pu voir dans cette dispute anodine. Aujourd’hui, il s’était battu avec sa sœur comme autrefois, mais il l’avait embrassé, leur relation avait dérapé, et ce que leur grand-mère avait jadis prédit était arrivé. C’était comme si elle avait deviné, dès ce moment, qu’Alice et lui commettraient l’irréparable. Avait-elle un don de voyance ? Ou y avait-il déjà, à l’époque, quelque chose de malsain entre eux ? Et il s’imaginait un destin dont il était le jouet malheureux. Tout était écrit depuis leur naissance : ce n’était pas l’erreur d’une nuit, mais la fatalité de toute une vie. Comprenez, le désespoir nous fait souvent dramatiser une situation. Depuis ce soir au Café Anglais, Theo n’avait fait que subir les événements ; son existence s’en trouvait bouleversé ; il était accablé par le sort et s’enfonçait. Il fallait reprendre les choses en main, mais il se sentait impuissant. Tout ne s’effaçait pas si facilement. Il avala une gorgée de whisky : ses réflexions tournaient en rond.

Alice sortit de la chambre en pyjama couleur pêche satiné et s’approcha de lui. Il s’était rassis par terre, sur le tapis en fourrure de mouton, à l’endroit même où elle l’avait laissé, si bien que s’il ne tenait pas son verre dans la main, elle aurait pu croire qu’il n’avait pas bougé. Malgré l’embarras qu’il éprouvait, il était soulagé qu’elle vînt lui parler.

« Je vais me couper un morceau de tourte, lui dit-elle. En veux-tu aussi ?

— Non merci. Je n’ai pas très faim.

— O. K. »

Alice fit demi-tour. Elle ne trouvait plus rien à ajouter. Theo la vit s’en aller, paniqua et attrapa la jambe de son pyjama.

« Alice ! »

Elle se retourna et il la lâcha. Le geste était de trop.

« Je me demandais si tu te rappelais du premier hiver que j’ai passé à Cliffwalk House… Il y avait grand-mère. Je la voyais pour la première fois…

— Eleanor ? Elle vient tous les hivers, même encore maintenant.

— Te souviens-tu lorsqu’elle nous avait surpris en train de nous battre, elle avait piqué une crise, car elle avait pensé que nous étions… en train de faire des choses…

— Sérieusement ? »

Et elle se mit à rire.

« Je ne m’en souviens pas, désolée ! Mais c’est tout à fait le genre d’Eleanor ! Tu ne devrais pas trop réfléchir là-dessus. Cette femme est folle. La dernière fois, elle m’a accusée de vouloir la tuer, juste parce que j’ai eu le malheur de la regarder en face. Elle pense que je suis le Diable. C’était avec toi, mais ça aurait sûrement été la même chose avec un cochon, un bouc ou un âne.

— Tu n’as probablement pas tort…

— Te rappelles-tu la première chose qu’elle nous disait à chaque fois qu’on la voyait ? »

Elle prit une pose altière et se pinça le nez pour contrefaire la voix de sa grand-mère :

« “Vous devez m’appeler Votre Grâce”

— Tu l’imites bien, s’étonna Theo. On croirait vraiment l’entendre !

— J’ai eu plus d’années que toi à l’écouter débiter toujours les mêmes inepties. Cette femme est tellement imbue d’elle-même ! Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas dans sa tête ! Alors, oublie-la ! Et tout ce qu’elle a pu te dire. Crois-moi, ça n’en vaut pas la peine.

— Je suppose que tu as raison… »

Theo soupira et baissa la tête. La conversation sur leur grand-mère les avait déridés, mais ce qu’il voulait vraiment lui dire restait coincé au fond de son gosier. Alors sans oser la regarder, il aborda maladroitement le sujet :

« Pour ce qu’il s’est passé tout à l’heure… Je n’aurai vraiment pas dû faire ça… Je me suis comporté comme une brute…

— Es-tu en train d’essayer de t’excuser ? »

Alice leva sa jambe, posa son pied nu sur la tête de son frère et l’écrasa sans vergogne, en frottant sa chevelure mousseuse. Le geste impudent fit bondir Theo qui attrapa aussitôt sa cheville et la refoula.

« Mais qu’est-ce qui te prend ? As-tu perdu la tête ? »

Il était de nouveau plein de vitalité. Il manqua même de la déséquilibrer. Alice reposa son pied dans son chausson.

« Oh, quelle réaction violente ! observa-t-elle d’un ton faussement surpris. Inutile de t’excuser quand tu es si prompte à t’énerver. Tu aurais pu me faire tomber.

— C’est de ta faute ! rétorqua Theo. Tu ne fais que me provoquer. J’essayais seulement de savoir comment tu allais ! Si ce qui s’était passé ne t’avait pas trop bouleversé !

— Moins que toi.

— Il semblerait…

— Mais c’était vraiment grossier de ta part ! gronda-t-elle vivement. Alors, tu peux être sûr que je te le ferais payer. »

Son expression s’adoucit toutefois, éclairée par la lueur tiède d’un demi-sourire. Il y avait plus de pardon dans son regard qu’il n’en demandait, et elle faisait preuve d’un tact surprenant pour le déculpabiliser. Theo l’appréciait sans savoir comment le lui montrer, d’autant qu’il avait l’impression de faillir à son devoir d’homme, d’aîné. Il baissa les yeux et répondit :

« Je ne peux pas protester. Je suppose que je l’ai mérité. »

Puis il avala sa dernière gorgée de whisky et se décida enfin à se lever. Alice demanda :

« Puis-je prendre ton verre pour le ramener dans la cuisine ?

— Oui.

— Et la bouteille de Whisky, puis-je la ranger aussi ?

— Oui. »

Theo découvrit qu’Alice maniait le plat du couteau aussi bien que le tranchant. Elle avait eu la politesse de lui demander sa permission pour tout débarrasser, alors qu’elle aurait pu le poignarder avec une pique aiguisée, mais non, elle lui passait la lame lisse et froide sur la peau, sans jamais le blesser, ce qui ne l’empêchait pas pour autant de sentir le danger et il l’entendait le taillader dans son imagination : « Tu devrais vraiment arrêter de boire. Ça ne résoudra pas tes soucis. Tout ce que tu obtiendras ainsi, c’est de ressembler un peu plus à lui. » C’était la force psychologique du plat du couteau : malgré sa face polie, il suppose le fil de côté.

Theo s’assit au piano. Sa sœur se pencha vers l’avant pour ranger l’alcool dans la première porte du buffet. Il laissa son œil concupiscent glisser sur la soie pêche de son pyjama qui se tendait, moulante sur ses fesses, puis fuyait, froncée à l’entrejambe, vers une perspective très engageante. Son esprit s’embrouillait : il avait vraiment beaucoup bu aujourd’hui. Alice se redressa, le pantalon reprit son tombé naturel, Theo suivit des yeux son mouvement et se retrouva face au regard calme de sa sœur. Il baissa la tête, rouge de honte. Voilà, c’était ça, elle savait à chaque fois qu’il trébuchait, mais elle ne disait rien. Pas de reproches, pas de rejet, pas de limites, elle le laissait faire… Jusqu’où ? Cette question le tarabustait.

« As-tu l’intention de jouer ? lui demanda-t-elle avec un vif intérêt.

— Ah… oui, un peu. »

Son visage s’illumina de joie et d’excitation, comme celui d’un enfant qui s’émerveille devant un avion ou un spectacle de magie.

« Oh, ça fait tellement longtemps que je ne t’ai pas entendu jouer ! Je vais juste me servir une part de tourte et je reviens de suite ! »

Elle virevolta avec empressement. Theo l’arrêta :

« Alice, attends ! Finalement, j’ai un peu faim. Pourras-tu m’en apporter une aussi, s’il te plaît ?

— Oui bien sûr.

— Merci. »

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