2.8.1

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XXIII

Alice ne s’était pas attardée à écouter de ce qu’ils racontaient, et la tête baissée afin de leur cacher son émoi, elle avança au milieu de la foule dansante qui s’amoncelait devant le petit orchestre de cuivres et de percussions. Il jouait sans interruption des rythmes balancés de rumba de salon. Dickie Dick lui avait montré les pas de base : c’était un cavalier prévenant et attentif, en plus d’un excellent professeur, il l’avait amené à se mouvoir à son aise de façon naturelle, mais les déhanchements la gênaient, à cause de leur connotation trop érotique pour l’Anglaise qu’elle était, et l’idée de déployer tant de licence et de séduction l’angoissait. Elle craignait de lui déplaire, d’en faire trop ou pas assez. Dans son dos, la paume chaude de son partenaire se posa. Theo la dépassa d’un pas preste, lui prit la main et l’attira. En quelques gestes, ils se retrouvèrent face à face. La chanson recommençait. Comme au Café Anglais.

Alice en acquit la certitude, à peine le premier pas avancé, le mouvement donné, elle se retrouva emportée. Elle avait beau connaître la vérité sur leur lien de parenté, savoir le genre de personne qu’il était et comme ils pouvaient se chamailler à longueur de journée, toutes ces considérations terre-à-terre lui échappaient, un air de rumba les balayait, et s’engouffrant dans sa robe, il décollait ses pieds. Theo la saisissait au vol et l’entraînait, de petits pas en petits pas pressés, il imprimait en elle la cadence et forçait son corps à bouger. Il y avait dans sa façon de conduire une violence, une brutale autorité, l’expression de ce caractère véhément qu’elle éprouvait si souvent. Malgré la douceur des balancements avec laquelle elle lui répondait, il la poussait en avant, en arrière, lâchait sa main un instant, la reprenait et la faisait tournoyer.

La musique jetait des couleurs d’ailleurs sur sa réalité désillusionnée et repeignait le rêve qu’elle avait fait au Café Anglais dans des teintes chaudes et sucrées. Les tressautements pétillants des maracas scandaient les roucoulements de trompettes. Le trombone reprenait la mélodie d’une voix de baryton sensuelle. La partition se répétait sur un ton plus langoureux, mais avec la même souveraineté. Alice ne pouvait s’extirper de la chorégraphie que Theo traçait sur le parquet ciré comme des rets invisibles dans lesquels elle s’emmêlait les pieds. La danse l’étourdissait ; ombres et lumières virevoltaient autour d’elle ; les cuivres à l’unisson gémissaient à ses oreilles ; et à chaque percussion, son cœur ratait un battement. Au centre de son univers en mouvement perpétuel, seule la figure de Theo demeurait un soleil inébranlable en face d’elle. Elle évoluait dans son champ d’attraction, encore plus attractive avec ses dandinements, si bien que lorsqu’il la refoulait, s’écartait, semblait un instant la relâcher, son bras la ramenait toujours un cran plus près.

L’étreinte de la danse se resserrait, et d’un pas à l’autre, les rapprochait. Theo pencha son front sur le sien. Les claves battaient sec la mesure des chassés, un rythme saccadé sur lequel Alice, devant lui, se déhanchait. Elle suffoquait dans l’étau du désir qui les pressait, malgré les forces extérieures qui les repoussaient. Elle voyait ces lèvres tyranniques menacer de l’embrasser, elle le redoutait autant qu’elle s’en désespérait, suspendue dans la terrible expectative et de sa perte et de son salut. Le risque devenait trop grand, la situation insoutenable. Emily et Dickie Dick étaient-ils déjà montés ? Alice bredouilla sans y penser :

« Comme tout cela me rappelle la dernière fois où nous avons dansé au Café Anglais ! Quelle merveilleuse soirée ! Le cadre, la musique, le spectacle, tout y était. Dickie Dick me disait justement que nous pourrions y retourner… »

Theo se figea brutalement au beau milieu de la danse. Alice, emportée par l’élan, heurta son torse planté devant elle.

« Pourquoi t’arrêtes-tu comme ça ? »

La fureur qu’elle rencontra sur son visage en relevant la tête la médusa. Les dents serrées, il marmonna :

« Ne parle pas d’un autre homme quand tu danses avec moi. »

La colère avait durci ses traits, mais ce fut le noir désir de son regard qui la fit frissonner. Ces deux émotions se combinaient en lui pour exprimer le sentiment plus agressif, plus enragé, plus absolu, de posséder. Il plongea vers elle, et vers lui, elle s’éleva. Alice sentit ses orteils se hisser sur leurs pointes et la jucher à hauteur de ce regard passionné. Sa raison s’effaçait quand, dans ces yeux qu’elle sondait, dans ces prunelles si fixement posées sur elle, rien pour une fois ne la rejeter, mais tout en cet instant l’appelait. Son ardeur, ses aspirations, ses lèvres affamées, elle allait se faire aspirer, mais dans un dernier souffle, elle tenta de le repousser :

« Non, pas ici, pas au milieu de tout le monde. Liam, par pitié, arrête ! On ne nous regarde. »

Un éclair de lucidité écartela sa vision. Il lâcha la main de sa sœur et la repoussa aussitôt, non sans rudesse, à bonne distance de lui.

« Il faut que j’aille prendre l’air ! »

Il s’enfuit entre les couples, l’abandonnant au milieu de la piste de danse. Alice lui emboîta le pas et tenta de le rattraper, malgré la rapidité avec laquelle il s’éloignait.

« Liam, attends ! »

Elle le vit bifurquer par une porte et le suivit à l’intérieur d’un vestibule étroit et mal éclairé qui recelait un escalier dérobé.

« Et moi, que suis-je censée faire ? Que dois-je dire si on me demande où tu es ? »

Mais il monta les marches sans s’arrêter ni ralentir avant d’atteindre le premier palier. Alice le rejoignit en haut, tout essoufflée. Theo fit volte-face, la saisit à l’épaule et lui débita ses recommandations :

« Je vais prendre l’air, par-là, tout au bout du couloir, après les sanitaires, il y a un escalier. Toi, tu vas ici. Tu vois cette porte d’acajou, c’est celle de la salle de jeu. Si on te demande où je suis, tu réponds que j’ai rencontré une connaissance et que je suis resté à bavarder. O.K. ?

— O.K… »

Et il la planta là, après l’avoir un peu secouée. Alice le regarda s’enfoncer dans la pénombre du corridor et disparaître tout au bout, sous la lueur jaunâtre de l’applique murale des sanitaires, derrière une porte ajourée d’un rond de vitre noir. Elle soupira et se résigna à entrer dans la pièce qu’il lui avait indiquée.

Avec son mobilier de palissandre et les luminaires de mosaïques colorés, la salle de jeu paraissait plus distinguée que le restaurant où ils avaient dîné. Des pots de palmiers donnaient un ton toujours très exotique aux lieux, mais l’ambiance était bien plus formelle dans les fauteuils en cuir et aux tables de jeu. Des groupes de quatre installés autour des plus petites disputaient des parties de bridge, un couple occupait le billard américain, et enfin, à la grande table ovale se réunissaient des joueurs de poker. Les grandes baies vitrées entrebâillaient leurs carreaux supérieurs pour évacuer l’abondante fumée de tabac qui ennuageait la pièce. Contre le trumeau, un petit piano mécanique vous jouait pour un sou le rouleau de votre choix. Un long bar au comptoir de laque rouge bordait le mur en vis à vis. Dans ce club privé, seuls les membres y étaient admis, mais le patron tolérait leurs invités.

La jeune lady chercha des yeux Baby et O’Neill : ils se trouvaient assis à un salon, devant une table jonchée de magazines. L’Américaine fumait, tout en feuilletant une revue, et adressait quelques considérations à O’Neill avec qui elle discutait d’actualités. Alice s’installa sur un siège vacant.

« Où est donc passé votre très cher frère ? demanda Baby.

— Il a rencontré une relation et il est resté pour discuter.

— Je vois. Profitons-en pour faire connaissance de notre côté. Dites-moi, Alice, depuis combien de temps êtes-vous à Londres ? Deux semaines ?

— Trois.

— Et où vivez-vous depuis que vous êtes arrivée ?

— Avec mon frère, avoua Alice les dents serrées. Pour une question financière, c’est très aimable à lui de m’héberger.

— Avec votre frère ? Nous parlons bien de Theo, je me trompe ? Jeune, célibataire, vivant seul dans sa garçonnière ? Vous avez beau prétendre être sa sœur, ce n’est pas très recommandable pour une jeune demoiselle.

— J’en suis consciente, rassurez-vous. Pour son propre bien et le mien, je ne compte pas demeurer trop longtemps chez lui.

— Et que diriez-vous de venir chez moi ?

— Vous n’y pensez pas ! Vous ? Moi ? Dans une même maison ? Une de nous n’y survivrait pas, rétorqua avec une franche désinvolture la jeune lady.

— Je vous le concède volontiers ! »

L’Américaine s’esclaffa de toutes ses dents, sans chercher à nier l’évidente aversion que toutes deux éprouvaient, de sorte que la Nature même semblait les opposer, comme elle opposait l’espèce des chattes à celle des chiennes. Pas une n’aurait songé qu’il puisse en être autrement, et elles admettaient la chose sans se poser de questions.

« C’est qu’il prend son temps, votre frère ! Je suis lasse d’attendre. Je meurs d’envie d’une partie de Bridge ! O’Neill vous jouez ?

— N’attendons-nous pas Emily et Dickie Dick ?

— On dirait qu’ils vous ont entendu, très cher. Regardez, les voilà ! » s’exclama Baby tout sourire, en faisant signe de la main aux nouveaux arrivants.

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