2.8.2

6 minutes de lecture

Theo était sorti sur le palier miteux de l’escalier de service, passerelle branlante de métal et de bois rudimentaire qui servait, pour l’essentiel, à jeter les poubelles par le vide-ordure. De fait, peu de clients connaissaient le lieu, et plus rares encore étaient ceux qui s’y aventuraient. La lune fendait d’un arc argenté la nuit urbaine, rougeoyante de feux, qui décoloraient sur l’horizon le noir du firmament. Le jour de la porte distillait la lumière intérieure et trouait la pénombre du balcon d’un faisceau tamisé. Le jeune homme, penché en avant, appuyait les coudes sur le garde-fou et respirait avec force, de tous ses poumons, dans l’espoir d’apaiser son trouble. À l’extérieur, il profitait de l’air plus frais, plus pur, et de la tranquillité nocturne pour l’y aider, mais son esprit ne pouvait se soustraire aux pensées qui le tourmentaient et, toujours, il revenait plein d’irascibilité au désir pressant de son bas-ventre.

Theo abhorrait cette situation, il abhorrait qu’Alice soit sa sœur, il abhorrait de ne pas pouvoir céder à la tentation, et il s’abhorrait bien davantage d’avoir cette pensée qui faisait de lui un si mauvais frère. Son devoir était de la protéger, mais il ne songeait qu’à la baiser. Il la chérissait pourtant, sa petite sœur, et même un peu plus chaque jour qui passait, mais ce fait ne suffisait pas à le rendre insensible à sa sensualité, et plus il appréciait cette sœur, plus la fille l’attirait. C’était bien là tout le vice de la situation. Il ne pouvait plus l’aimer que d’une seule façon à présent.

Theo frappa la rambarde d’énervement. Son sang bouillait dans ses veines, et le vent avait beau le gifler, il ne parvenait ni à se raisonner ni à faire redescendre sa température. Bon sang ! Combien de temps lui faudrait-il avant de se calmer ? Et si quelqu’un venait, si Baby arrivait, comment allait-il lui expliquer cet état d’excitation un peu trop voyant ? Les gonds de la porte grincèrent à cet instant. Il se raidit contre le garde-fou sans oser regarder derrière lui, mais il n’eut guère besoin de ses yeux pour identifier le nouvel arrivant. Au parfum fleuri et poudré, il la reconnaissait. Elle vint près de lui s’appuyer contre la rambarde et lui demanda avec ce ton qui l’irritait, ce même ton qu’elle avait en rentrant de sa sortie avec Dickie Dick, un ton candide et enjoué :

« Que fais-tu encore là ? Tout le monde se demande ce que tu peux bien fabriquer.

— Je prends l’air.

— Tu vas prendre froid.

— J’ai chaud.

— C’est vrai que tu es rouge. Regarde-moi. »

Theo se retourna vers elle. Son regard suivit, bien malgré lui, la flèche descendante de son décolleté. Il croisa en remontant le blanc luisant de ses yeux, bien visible dans l’obscurité sous le rayon oblique de la porte. Elle inclina la tête vers le côté obscur de la rue et murmura :

« Tu fais peut-être un peu de fièvre…

— Tu crois ? »

Un silence s’installa entre eux. Theo se sentait de nouveau aussi agité qu’à son arrivée. Son rythme cardiaque avait accéléré. Il conjecturait que sur un mot, une action, tout pouvait basculer. Il se vit, un instant, déplacer son bras sur la droite de manière à la coincer contre le garde-fou, mais il se borna à lui demander :

« Tu venais me voir pour quoi ?

— Oh ! Je voulais solliciter ta générosité pour jouer au poker ! s’exclama-t-elle comme si elle venait de se le rappeler. Dickie Dick a proposé de me financer, mais je lui ai dit que je préférais d’abord te consulter, ne serait-ce que pour avoir ta permission de jouer.

— Non.

— Oh, s’il te plaît ! Je te rembourserais tout ce que je t’ai emprunté ! Et tu auras même les intérêts. On fait moitié-moitié sur les bénéfices, O.K. ?

— Non.

— Par pitié, Liam ! Je me débrouille très bien pour bluffer ! Tu me connais ! Et j’arrête si les choses tournent mal. Promis juré ! Dis oui ! Allez, je ferais tout ce que tu voudras ! S’il te plaît ! »

Et tout en disant cela, elle s’agrippa avec insistance à la manche de son smoking. Theo vit ses yeux implorants, sa gorge pressante et ses lèvres qui susurraient encore dans ses oreilles : « Je ferais tout ce que tu voudras ! » Ce qui traversa son imagination sur l’instant dépassait de loin tout ce que cette petite ingénue se croyait en mesure de lui proposer, mais il dit « O.K. », sans même y songer, dans l’intention surtout de l’écarter. La manœuvre fonctionna. Dès qu’elle eut gain de cause, Alice, très sage, cessa de le coller pour le laisser sortir son porte-monnaie et s’épanouit de satisfaction en recevant une petite liasse de billets.

« Tu vas me ruiner à la longue ! Ne fais pas n’importe quoi.

— Promis ! Tu ne le regretteras pas ! »

Elle trépignait sur place, toute prête à s’en aller en courant, maintenant qu’elle avait obtenu ce qu’elle était venue chercher. Il enrageait.

« Ne traîne pas trop, l’avisa-t-elle avant de tourner les talons. Tout le monde s’inquiète à ton sujet. »

Elle ouvrit la porte de service, mais la referma aussitôt après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir.

« Baby et Emily discutent devant les sanitaires. Si j’y vais maintenant, elles sauront que tu es ici. »

Elle se colla de biais contre la porte, les avant-bras appuyés sur le battant, et épia par la vitre le moment opportun pour rentrer. Theo la contemplait, elle, sa nuque, ses épaules et son dos de neige dans le clair-obscur de la nuit. Outre ce bijou de pierre qui dévalait son échine, elle paraissait à demi dévêtue ainsi positionnée, et comme elle levait légèrement un coude, la vue de cette nudité se prolongeait plus en avant, sous l’aisselle, jusqu’aux rondeurs ombragées qui se pressaient contre le vantail. Là, il pouvait deviner ce bout de soie furtif et léger qui couvrait tout juste le plus important. Cette perspective dégagée l’engageait. Son bras se leva, sa main caressa la peau dénudée à la naissance des seins. Il s’affaissa au-dessus d’elle et soupira :

« Tu sais, Alice, j’essaie, je te jure que j’essaie d’oublier cette nuit-là, mais tu ne me rends vraiment pas les choses faciles ! Pourquoi es-tu venue ce soir ? Avec Dickie Dick en plus. Tu crois que je peux supporter ça ? Je te vois bavarder avec lui, danser avec lui, jouer avec lui : tu lui fais presque un numéro de charme juste sous mon nez avec cette robe à la limite de la décence que je n’arrive même pas à croire que tu aies pu acheter, et après, tu ramènes sur la table cette satanée soirée au Café Anglais, alors que ce dont je me rappelle le mieux, c’est de la nuit qui a suivi… »

Ses bras se refermèrent sur elle. Il la ramena en arrière tout contre lui et se pencha dans son cou pour aspirer cet air qui lui manquait, l’odeur parfumée de sa peau nue, la réminiscence de son corps tel qu’il l’avait une fois éprouvé. L’extrémité de son nez remonta la courbe jugulaire. Elle sentit son souffle lui brûler l’oreille.

« T’en souviens-tu, Sweetie, de cette nuit, de nos baisers, de nos ébats, de ce moment quand j’étais en toi ? »

Il l’étreignit dans un frisson de désir qui l’emporta avec lui. Elle gémit : « Liam » et chercha aussitôt à se retourner, mais il la bloqua dans ses bras et balbutia d’une voix haletante :

« Surtout ne réponds pas, ne te retourne pas. Je ne pourrais plus m’arrêter après ça. Mais tu es ma sœur, ma petite sœur de seize ans. Je ne le peux pas, je ne le veux pas, je ne le ferai pas. Je vais me calmer, je vais prendre tout ce désir dégoûtant et m’en débarrasser, au seul endroit où il puisse reposer, tout au fond de la cuvette des toilettes. C’est certainement ce que j’ai de mieux à faire… Toi, tu vas retourner sagement à l’intérieur avec tout le monde. Je vais te lâcher et m’écarter, tu ouvriras la porte et tu rentreras sans te retourner. »

Il resserra de toutes ses forces son étreinte, une dernière fois, avant de s’arracher à elle. Ses talons pivotèrent, et il heurta le mur contre lequel il demeura adossé. Les yeux levés aux cieux, il adressa au dieu lunaire un long soupir de déprécation. Alice restait plantée devant le vantail fermé.

« Vas-y, lui dit-il. Je n’en ai plus pour très longtemps. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Ann Lovell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0