2.8.3

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Elle ouvrit la porte et s’enfuit dans le couloir à grandes enjambées. Cependant qu’elle s’éloignait, l’amplitude de ses pas diminuait, et elle sentit bientôt ses jambes se dérober sous son poids. Ses forces l’abandonnaient, aspirées par le chaos émotionnel qu’elle tentait de juguler. Elle se raccrocha à la cimaise du lambris d’appui et continua d’avancer d’un pas chancelant, mais complètement déboussolée, elle dût s’arrêter quelques secondes pour souffler et reprendre ses esprits avant de pénétrer dans la salle de jeu. Le corps de Theo l’avait enfiévrée, puis les sueurs froides l’avaient assaillie dès qu’il s’était écarté, et maintenant, le délire fébrile la reprenait. Les paroles brûlantes soufflaient toujours à son oreille gauche, elles les réentendaient plus embarrassantes que jamais et rougissaient bien davantage en imaginant ce qu’il allait devoir faire pour « s’en débarrasser ». Tandis qu’elle traversait distraitement la salle pour rejoindre Dickie Dick à la table de poker, elle heurta O’Neill et manqua de s’effondrer, sans le bras prévenant de l’Écossais pour la rattraper.

« Vous sentez-vous mal ? Vous paraissez bouleversée. Quelque chose vous est-il arrivé ? »

Elle tenta de le rassurer, mais il la pria de s’asseoir au bar et lui commanda un verre d’eau. Alice le sirota silencieusement. Ses pensées toutes pleines de Theo ne cédaient plus de place à ce qui l’entourait. O’Neill la ramena à la réalité.

« Dites-moi… Alice… Je m’interrogeais au sujet de la lettre que vous aviez laissée… Elle était destinée à Theo, est-ce exact ? »

Alice fit un signe vague d’assentiment. Son interlocuteur poursuivit :

« Pourtant, vous la destiniez à un certain Liam Wintersley. Ce nom n’a pas grand-chose à voir avec l’ami que nous connaissons, mais n’est pas sans rappeler une lignée connue de l’aristocratie anglaise.

— Il est mon demi-frère, répondit-elle d’un air absent. Il a repris le nom de famille de sa mère, et je l’ignorais.

— Theo est donc bien votre frère ?

— Oui…

— C’est ridicule, mais je vous avoue avoir douté de ce que vous prétendiez, d’autant que vous ne vous ressemblez qu’à moitié. Veuillez me pardonner.

Alice tressauta sur son tabouret, troublée par cette réplique impromptue et par l’arrivée simultanée de son frère. Leurs regards se croisèrent instantanément. Sans le quitter des yeux, elle bredouilla à l’attention d’O’Neill :

« Vous avez de drôle d’idées… »

Theo détourna la tête promptement. Baby et Emily marchaient à sa rencontre. Il les suivit docilement à une table de bridge. Alice les regarda s’éclipser dans son dos avec pincement de dépit. Elle aurait voulu lui parler sans trop savoir ce qu’elle lui dirait, mais elle n’eut pas le temps de s’interroger davantage. Dickie Dick venait la chercher.

Theo vit Alice le suivre jusqu’à la grande table ovale où se tenaient les parties de poker. Il peinait à se concentrer sur la sienne. Tout ce qu’il s’était passé avant, jusqu’au moment où il était ressorti des lieux d’aisances, le couvrait d’une honte ineffable. Son esprit sans cesse revenait, à ce qu’il avait osé dire ou faire, et il se ressouvenait, atterré, du plaisir que, malgré tout l’indignité de la chose, il avait éprouvé. Baby, avec qui il faisait équipe au bridge, ne manqua pas de remarquer sa distraction et du peu de cas qu’il faisait de la partie. Plus d’une fois, elle tenta d’attirer son attention sur la relance d’une enchère, en changeant l’emplacement du diamant à son doigt — ce qui était un code secret entre eux —, mais Theo ne remarquait rien, ils perdaient, Baby finit par s’en agacer.

« Que t’arrive-t-il ce soir ? » lui demanda-t-elle d’un ton sec entre deux parties.

Theo s’excusa, sans chercher à se justifier et promit qu’il se montrerait plus attentif à la suivante. Ce qu’il ne fit pas. Son regard survolait les cartes de l’entame posée sur la table, fusait par-dessus l’épaule de son adversaire, traversait un autre groupe de joueurs derrière lui pour se planter dans le lointain profil d’Alice ; et alors, les souvenirs coupables le tourmentaient si bien qu’il ne songeait plus du tout au bridge. Baby en eut assez :

« Trop, c’est trop ! Tu n’es pas du tout avec moi ! Tu devrais aller jouer au poker, puisque tu y es déjà dans ta tête ! Mais moi, j’arrête les frais pour ce soir, et je vais me faire un billard avec O’Neill. »

Elle fit volte-face, froissée comme Theo l’avait rarement vue, ce qui eut pour effet de le réveiller enfin de sa trop longue absence. Il lui courut après pour s’excuser de nouveau, mais cette fois-ci avec plus de conviction, et s’incrusta dans leur partie de billard, filles contre garçons. Le jeu, moins cérébral que le bridge, lui changea les idées, mais sitôt qu’il eut remporté le match avec O’Neill, il resongea à sa sœur. Elle jouait encore. Il craignait qu’elle ait dilapidé tout son argent, mais la culpabilité le prévenait de lui adresser la moindre réflexion. Il jeta un coup à son cadran de montre. Ils s’étaient attardés plus qu’il ne l’avait souhaité. Il était temps de rentrer.

Theo s’adossa contre le bar, un coude appuyé nonchalamment sur la table, et attendit qu’elle finisse la partie qu’elle venait de commencer. Il se trouvait quelques pieds derrière elle, de sorte qu’il l’observait à son insu. Alice, pourtant, sentit son regard appuyé sur elle et releva promptement le nez de ses cartes. Dans le dos de son vis-à-vis déjà presque ruiné, il y avait une grande fenêtre vitrée à travers laquelle elle se voyait comme dans un miroir sur fond de nuit : le bar se reflétait derrière elle avec ses miroitements confus de lumière, et juste devant, elle discernait la silhouette opaque de son frère. Elle tapota son jeu de cartes devant sa bouche d’un air soucieux. Son mouvement dans la grande baie attira l’attention de Theo. Leurs regards se croisèrent sans que ni l’un ni l’autre ne puisse se distinguer dans les yeux à travers le reflet nébuleux de la vitre. Mais ils se devinaient, et c’était bien assez pour établir entre eux une intelligence secrète. Alice lui révéla sa main par-dessus son épaule, laissant dépasser les lettres de ses cartes : deux Q bien distincts. Dickie Dick annonça qu’il se couchait et quitta la table pour venir le rejoindre.

« Je me retire de la partie pour ce soir. J’ai perdu plus de la moitié de mon tapis.

— Et Alice ?

— Elle se débrouille bien. Elle augmente lentement, mais sûrement ses gains. On a l’impression qu’elle ne sait pas bluffer, mais il me semble qu’elle fait parfois exprès de perdre de petites sommes, pour en récupérer aux tours suivants presque le double. Pourtant, il y a à la table de redoutables adversaires, mais elle parvient toujours à sortir son épingle du jeu. La chance l’y aide beaucoup : le tirage lui est souvent favorable. »

Theo sourit. De ce qu’elle lui avait montré, la partie s’amorçait plutôt bien, elle semblait confiante et l’envie de la rejoindre le titillait. Il demanda :

« Dis-moi, tu sais quelles sont ses cartes visibles ?

— Elle a une paire de quatre et une reine, le reste, je n’ai pas fait attention, mais ça ne valait pas grand-chose.

— Oh, voilà qui est intéressant, observa-t-il. Et quelles sont les cartes des autres ?

— Quand j’ai quitté la table, plusieurs paires numérales étaient tombées, les quatre as déjà sortis, à chaque fois deux par deux, quant aux honneurs, il y avait seulement la reine de ta sœur. Dans tout ça, moi, je n’avais qu’un roi dans ma main cachée et pas une carte appariée. Ce n’était pas la peine de continuer. »

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