2.11.2

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Alice rentra à six heures, il était affairé à compter ses paires de chaussettes avant de les ranger. Elle accourut au salon pour lui montrer sa trouvaille : un charmant deux-pièces qui combinait un haut blanc au dos nu, et un slip de bain rouge à taille haute. Un petit nœud fronçait le vêtement à la poitrine. Theo prit une mine contrariée. Ces vacances à la plage promettaient quelques spectacles enchanteurs et des tas de désagréments.

« Très joli. C’est sûr, mais tu aurais pu en prendre quelque chose de plus couvrant…

— Tu rigoles ? Et moi, qui songeais à prendre un modèle avec le ventre à l’air ! Mais qu’en aurais-tu pensé ?

— Que tu devrais le ramener en boutique. Enfin, au moins, je t’ai pris ça.

Il lui tendit un peignoir en tissu éponge d’une taille exagérée.

— Mais c’est trop grand…

— Et bien au moins, il te couvrira. J’ai pris le même pour toi et moi.

— Tu plaisantes ? De quoi vais-je avoir l’air ?

— À quelqu’un en parfaite santé qui ne tombe pas malade à peine arrivé.

— Tomber malade ?

— Oui, en attrapant une insolation.

— Je ne suis plus une enfant, enfin ! Je ne tombe plus malade si facilement !

— Je sais que tu n’es plus une enfant… Mais je dis cela pour toi. Ce serait dommage que tu passes les vacances alitée… »

Alice étouffa de sa main un pouffement de rire. Avec sa tête de grognon, ses sourcils froncés et son regard méchant, elle le trouvait décidément adorable, d’autant qu’il s’inquiétait pour elle à sa façon. Il ronchonna :

« Je t’ai pris une ombrelle aussi.

— Oh, voilà qui est bien plus digne de moi !

— Et j’ai acheté ça aussi de mon côté. »

Il lui tendit un étui rigide avec une bandoulière. Alice l’ouvrit et en sortit un appareil photographique télémétrique avec une coque noire et un objectif cerclé d’argent. Elle examina l’engin avec curiosité, regarda par le viseur et s’amusa à balayer la pièce à travers l’œil de la caméra avant de se fixer sur son frère.

« Il a dû te coûter cher, observa-t-elle.

— C’est une occasion. Le revendeur l’a réparé avant de le mettre en vente. J’ai pu le tester hier avant de l’acheter. Il fonctionne bien. Je me suis dit que ça serait bien d’avoir des photographies de toi et moi… »

Alice s’assit sur le canapé, entre un méli-mélo d’objet et un tas de linge plié. Theo se tenait tout près de son genou, installé à même le sol sur le grand tapis de fourrure blanche, à côté des valises béantes qu’il remplissait. Alice soupira :

« C’est vrai qu’à Cliffwalk House, il n’y en avait pas une de toi…

— Le visage des gens s’efface avec le temps quand il n’y a rien pour s’en rappeler… La photographie a cette particularité qu’elle fixe un moment donné autant sur un cliché que dans la mémoire de celui qui l’a contemplé. J’ai oublié une fois ton visage, le visage de ma propre sœur, je ne souhaite pas recommencer. Donc je me disais que cette fois, si nous pouvions rassembler ensemble une collection de souvenirs, peut-être que ce genre de choses ne se reproduirait pas…

— Quel exploit ! Si nous continuons comme ça, on nous prendra bientôt pour des frère et sœur ! Au bout de dix ans, nous n’avions jamais pris de photographie ensemble. Ça sera une première !

— En fait, non. Nous en avons déjà pris une, ensemble. Elle doit être encore là…

— Tu es sérieux ?

— Tu fais moins la maline maintenant.

— Je veux la voir ! »

Theo se leva, sortit du buffet un vieux livre effeuillé à la reliure cartonnée recouverte de cuir taché et revint s’asseoir à sa place au pied d’Alice. Il laissa sa tête retomber en arrière et l’appuya contre les coussins du canapé, puis il ouvrit le bouquin et le leva à la hauteur de sa sœur.. Entre la couverture et la page de garde se trouvait un cliché en noir et blanc, une image ridée, décolorée et boursouflée comme de vieilles balafres aux plis les plus appuyés. Tous deux se tenaient devant les grilles du manoir, de chaque côté des armoiries familiales, supportées par leurs deux loups royaux, qui ornait le grand portail en fer forgé. Ils portaient leurs uniformes scolaires neufs et la petite Alice souriait de toutes ses dents dont deux incisives manquaient. Il s’agissait d’une de ses photographies de rentrée que, tous les ans, lady Annabel commandait, mais la jeune lady ne se ressouvenait pas d’en avoir jamais prise une en compagnie de son frère. À en juger par leurs tailles et leurs visages, le cliché avait été pris peu de temps après l’arrivée de Theo au manoir.

« Maman n’aurait jamais accepté de te faire poser sur une de ces photographies. Comment est-ce possible ?

— C’était une erreur du photographe, ma première année scolaire à Cliffwalk-On-Sea. Il a pensé qu’il fallait aussi me photographier. Il n’a plus jamais recommencé.

— Et maman ne l’a pas jetée ? Alors qu’elle a jeté tout ce qui t’appartenait à Cliffwalk House ?

— Je n’en sais rien. Je ne me serais jamais souvenu que cette photographie existait si granny Mutton ne me l’avait pas remise juste avant que j’intègre Eton et que je parte pour le pensionnat. Elle m’a juste dit : « N’oubliez pas votre sœur ! » et elle me l’a collée dans la main. Je me suis moqué, mais je l’ai prise et je l’ai gardée. Avec ce livre… »

Alice regarda une nouvelle fois la photographie abîmée, mais elle ne voyait plus ni son frère ni elle sur le cliché, ce qu’elle voyait, c’était granny Mutton, qui avait veillé à le préserver, afin qu’un jour comme celui-ci, ils se retrouvent, elle et lui, à le contempler. Son cœur se serra. Elle regrettait sincèrement d’avoir abandonné la vieille cuisinière dans sa maladie pour venir jusqu’ici. Elle ne cessait de se répéter qu’elle avait fait le bon choix, rien n’y faisait. À cet instant, tout ce qu’elle voulait, c’était se transporter par magie à Cliffwalk House, se blottir dans ses bras, lui demander pardon et la remercier. Ses yeux s’humidifièrent.

« Hé ! Ne fais pas cette tête de déterrée ! Te rappelles-tu de ce livre ? »

Alice considéra l’ouvrage. Les lettres dorées du titre étaient presque complètement effacées. Elle les déchiffra non sans une certaine surprise : il s’agissait d’un exemplaire fort abîmé d’Alice au pays des merveilles. À l’intérieur, de nombreuses pages étaient déchirées sur toute leur longueur si bien que des feuillets entiers manquaient. Impossible de lire une quelconque histoire : le bouquin était bon à jeter. Pourtant, Theo l’avait conservé, et il y avait même rangé leur vieille photographie.

« Je me souviens de celui que maman m’avait acheté, mais pas de celui-là.

— Tu ne t’en souviens pas du tout ? demanda-t-il hébété.

— Je devrais ?

— Oh oui ! Vois-tu toutes les pages arrachées ? C’est ton œuvre, ma chère ! Comment as-tu pu l’oublier ? Ça a été le début de tout… »

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