1.3.3

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« Oh seigneur ! Ils sont tellement glamour ! s’exclama Rezia. Tu crois qu’il va l’épouser ?

— Qu’est-ce j’en sais ? grogna Carmen. Voilà la petiote qui rentre de sa balade. »

Alice referma la porte du Midnight Flowers. Un brouillard de tabac froid mêlé aux remugles de rance flottait dans la pièce. L’hôtesse fumait toujours, à moitié allongée dans son fauteuil, les pieds sur le comptoir au-dessus duquel Rezia se penchait. Elle consultait un magazine qui publiait des photos du roi, Edward VIII et de son amante, la très controversée Wallis Simpson. À ses pieds, un marmot aux vêtements tout crottés s’accrochait à l’ourlet de sa jupe, tirait et s’agaçait. Il tenait à peine debout et finit par tomber. Rezia le prit dans ses bras sans quitter la revue des yeux.

« Et toi, trésor, tu en penses quoi ? Il va l’épouser son actrice ? Ça leur ferait du bien, à ces aristocrates tellement snobs et coincés !

— Ces histoires ne m’intéressent pas vraiment. Même s’il s’agit du roi, peu importe qui il épouse, cela ne changera rien dans ma vie, trancha froidement Alice qui ne goûtait ni la politique ni les ragots.

— Bien dit ! approuva la patronne. Alors ma jolie, ton rendez-vous s’est bien passé ?

— Très bien. J’ai été invitée par des journalistes à dîner, ce soir, au Café Anglais.

— Ah, ah, ah ! C’est ça, d’être jeune et jolie ! Profites-en tant que tu peux, trésor… ricana Rezia, avec une pointe d’amertume. Après quand tu vieillis, ça ne sera plus pareil. Regarde Carmen, pas un homme ne voudrait la sortir, même si elle donnait son cul pour ça !

— Va te faire foutre Rezia ! Il est dix ans trop tôt pour que la petiote aille faire le tapin comme toi.

— Bah, si elle va en boîte de nuit, c’est qu’elle n’est plus si jeune que ça.

— Il me faut un coiffeur pour ce soir, déclara Alice.

— Ah, je connais quelqu’un à deux rues d’ici, je t’y emmènerai cet après-midi, répondit Rezia. Il te fera des boucles comme Jean Harlow. Tu as une tenue de soirée, trésor ? »

Le bambin qui se débattait dans les bras de sa mère se mit à brailler. Rezia le secoua :

« Bon sang ! Tu vas te tenir tranquille ? Tu ne veux pas être par terre, tu ne veux pas être dans les bras ! C’est quoi ces caprices ? J’en ai marre, moi ! pesta-t-elle. Allez, moi j’y vais ! Je dois aller au patronage de St Anne pour ce petit polisson. Je reviens dans l’après-midi, trésor ! »

Rezia les salua et sortit, son gamin dans les bras. Carmen se braqua vers Alice et questionna d’un air sévère :

« As-tu rencontré ton frère ?

— Pas encore…

— Tu devrais te dépêcher de quitter ce trou à rat, sinon tu finiras comme toutes les filles ici… Enfin, je dis ça pour toi…, soupira d’inquiétude maternelle la patronne. Franchement, que vas-tu faire avec ces journalistes en boîte de nuit ? Tu ne sais pas comment sont les hommes…

— Au contraire. Je ne le sais que trop bien… »

La sentence tomba tranchante comme un couperet, puis sa voix s’assourdit et se perdit en de lointains échos. Livide comme un spectre, Alice posa sur l’hôtesse un regard glacial qui la médusa. D’un coup, la jeune lady lui apparut distante, comme inaccessible derrière des limbes froids et inextricables. Elle n’avait plus rien de la vive demoiselle aux joues rosées. Méconnaissable, son pâle visage s’était durci, ses traits tendres figés dans un marbre insensible. Aucune expression n’en émanait, mais une force ténébreuse, fantomatique, l’enveloppait. L’espace d’un instant, Alice s’était changée en statue occulte, en Vénus de Mérimée.

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