1.5.1

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V

Theo rejoignit l’office du Weekly Herald le ventre vide. O’Neill était enfermé dans le bureau de la direction. Encore contrarié par sa dispute avec Baby, il se plongea dans la correction d’un article sur les milices blackshirts. Son esprit occupé finit par s’attiédir, et la faim qui lui creusait l’estomac depuis un moment déjà, se manifesta à grand renfort de borborygmes. Il songea à descendre au secrétariat pour grignoter dans la boîte de shortbreads de miss Kelly, mais O’Neill venait de sortir du bureau du patron. Les deux amis se saluèrent d’une poignée de main amicale et le géant écossais vint s’asseoir sur un coin de son bureau. Theo repoussa son travail et s’avachit sur sa chaise.

« Alors as-tu vu Orwell ?

— Oui, j’ai pris des notes sur son discours, répondit le jeune homme en lui remettant son carnet. Il était essentiellement question des conditions de travail de la classe ouvrière et le chômage dans le nord de l’Angleterre. Il a parlé pour rallier l’opinion publique à l’organisation d’une marche de la faim avec le NUWM, au départ de Tyneside, mais tu imagines bien, les Londoniens, surtout ceux des riches quartiers jute à côté de Hyde Park, craignent l’émeute depuis celle de 1932…

— La date de la marche a-t-elle été fixée ? Il faudra couvrir l’événement.

— Pas que je sache.

— As-tu réussi à lui parler ?

— Oui, nous avons traversé le parc ensemble et nous avons un peu discuté. C’était assez intéressant. On a parlé de l’échec des partis socialistes aux élections l’an dernier. Il pense que le socialisme perd face à la droite conservatrice à cause, hum… de ces paradoxes internes. Les gens qui ne votent pas socialistes, ne le font pas par égoïsme, ou parce qu’ils croient nécessairement aux valeurs du capitalisme, mais parce qu’ils ne retrouvent pas leurs propres considérations dans le jargon politique et savant de l’élite intellectuelle socialiste. Un excès de pédanterie en somme et de mésestime aussi… Enfin, il aurait fallu que je m’entretienne plus longtemps avec lui.

— Ce n’est pas comme ça qu’il va se faire des amis du bureau de Londres…, marmonna O’Neill d’un air pensif.

— C’est ce que je lui ai dit ! Il faut soutenir le parti, le fédérer et continuer de militer. Sinon qui voudra croire en un socialisme qui n’a pas lui-même la force de croire ses idées. Le problème, ce sont les gens. Ils ont peur du changement et préfèrent rester comme ils sont, plutôt que de risquer de perdre le peu qu’ils ont… S’ils avaient le courage de se positionner, de donner du poids aux syndicats et aux politiques de gauche, leur situation sociale pourrait changer. Mais non ! Ils ne font rien, ils attendent… Exactement comme le gouvernement qui refuse de prendre position face à la remilitarisation de la Rhénanie, et maintenant en Espagne… Vois où ça va nous mener ! Bientôt, l’Angleterre sera fasciste pour ne pas froisser ses voisins ! cracha Theo, avec une pointe de colère incontrôlée.

— Je comprends l’importance actuelle du militantisme, mais je comprends aussi sa façon de voir les choses, nuança O’Neill, d’un ton placide et objectif. Ça ne sert à rien de critiquer les gens pour leurs défauts, ils ne changeront pas pour autant. Tout ce que l’on peut faire, c’est se remettre en question soi-même et s’améliorer. Il en va de même pour la politique et les idées… Enfin, c’est un sujet intéressant. Je pense qu’on pourrait en faire un dossier dans un prochain exemplaire. Les causes de l’échec du socialisme aux élections de 1935, ça pourrait plaire à Marley… Je lui soumettrai le sujet. Tu pourrais peut-être avoir l’avis du professeur Horowicz ? Vu qu’il t’aime comme son fils, je pense que tu es le mieux placé pour t’en charger et avec ça, je suis sûr que le patron sera enchanté.

— J’en avais déjà discuté une fois avec Jo. Il a évoqué le morcellement des partis et des idées socialistes, mais tu le connais, il n’a pas arrêté de digresser et comme Diana, sa fille, est arrivée, la conversation a dérivé sur le nombre important de femmes candidates, pour finir, je ne sais comment, sur l’échec du féminisme en politique… Enfin, je vais dîner chez eux dimanche midi, alors je lui demanderai. »

Le professeur Joseph Horowicz, ou Jo comme l’appelait habituellement Theo, était un éminent conférencier et théoricien politique. Le jeune homme avait été son élève à la London School Econonmics où il avait fait des études supérieures en sciences sociales, mais leur relation était bien antérieure à cela. Le professeur l’avait pris sous son aile dès ses jeunes années d’écolier et ils n’avaient cessé de se fréquenter. Theo le considérait comme son mentor, mais aussi, de manière inconsciente et incontrôlée, comme un père de substitution. De son côté, Jo, seul homme dans son foyer, avait trouvé en lui, une connivence toute masculine et une respectueuse admiration. Avec le temps, il avait fini par le considérer comme son fils. Bien sûr, leur pudeur sentimentale, et faussement virile, les empêchait d’exprimer à cœur ouvert leur attachement, mais à les voir ensemble, on ne s’y trompait pas.

« Tu as à peu près le même âge que sa fille Diana, si je m’en souviens bien, questionna O’Neill. Tu pourrais l’épouser un jour.

— Non ! Impossible, s’offusqua Theo. Elle est comme une sœur pour moi !

— C’est dommage. Vous avez l’air de vous entendre. C’est une jeune femme charmante, intelligente, cultivée. Et elle a grand cœur.

— Diana fera une épouse formidable, c’est certain, et celui qui l’épousera aura intérêt à bien se comporter, ou il entendra parler de moi ! De mon côté, je suis déjà avec Baby. Je l’aime, et même si je sais très bien que ça ne durera pas, je n’ai pas envie de rompre pour le moment… »

O’Neill hocha la tête. Il connaissait la situation amoureuse de son ami et trouvait que celui-ci se tourmentait un peu trop. Cette liaison sans avenir prendrait fin avec l’arrivée d’une fiancée. C’était bien simple. Cependant, Theo ne parvenait pas vraiment à se résoudre à cette idée. Il n’avait aucune envie de se lancer dans une nouvelle relation et espérait encore, avec ce qui lui restait de naïveté juvénile, voir leur relation évoluer.

« Au fait, elle ne viendra pas ce soir, lâcha-t-il, l’air contrarié. Elle a autre chose de prévu…

— Alors, je dois retéléphoner au Café Anglais pour rectifier la réservation…

— Je suis désolé.

— Oh, ce n’est pas de ta faute. Et puis, tu sais, Dickie Dick a invité une autre fille à se joindre à nous ce matin…

— Vraiment ? répondit Theo sans le moindre étonnement. Il fallait s’y attendre. Est-elle jolie ?

— Très. Mais un peu trop jeune pour moi, observa l’Écossais.

— Quel âge a-t-elle ?

— Vingt ans. Du moins, c’est ce qu’elle prétend. »

Theo avait posé ses questions, sans entrain, davantage par curiosité que par intérêt. Il haussa les épaules.

« Je verrai bien par moi-même. Quoi qu’il en soit, je voulais te demander si je pouvais quitter le journal juste après avoir fini de corriger l’article. Je dois passer prendre mon costume à seize heures. En plus, je n’ai rien mangé ce midi à cause de Baby : je meurs de faim ! »

Theo se hâta de boucler sa tâche et fila prendre des sandwichs au Lyon’s Corner House sur le Strand, puis il récupéra son costume de soirée à la blanchisserie et rentra se reposer.

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