1.5.2

4 minutes de lecture

Il se réveilla d’une lourde sieste, tout en sueur, perdu au milieu des roses printanières de son corpulent canapé en chintz. Pressé par l’heure, il se doucha à la hâte, se rasa et passa de la gomina dans ses mèches brunes pour les sculpter, puis il revêtit un smoking noir, d’une grande banalité. Acheté en prêt-à-porter, l’ensemble avec gilet, manquait de raffinement dans la coupe et dans les finitions pour le genre d’établissement renommé où il se rendait. Mais enfin, il n’était pas si mal accoutré. La taille standard lui seyait. Theo attrapa, perchés dans le vestibule, son chapeau de feutre et son chesterfield, puis il sortit sous un soleil encore altier tout endimanché.

Il descendit à grandes enjambées et arriva le premier au point de rendez-vous devant Shakespeare, appuyé avec nonchalance sur sa colonnette. La foule affluait vers le square réputé pour ses hauts lieux de divertissement. Les gens venaient en nombre dîner au Queens Hôtel, danser au Café de Paris, assister au spectacle de l’Alhambra, ou voir un film à l’Empire Theatre. Les automobiles ronflantes se pressaient les unes derrière les autres autour de l’espace vert pour se garer ou laisser descendre leurs passagers. Des dames en robe de soirée, des hommes en nœud papillon, traversaient dans un sens ou dans l’autre et emplissaient la place du bourdonnement de leurs conversations. L’ardeur du jour le faisait transpirer dans ses beaux habits, et Theo se réfugia à l’ombre des platanes sur un banc en face de la fontaine où d’autres hommes patientaient tout comme lui.

Quelques minutes plus tard, Dickie Dick surgit d’un pas preste à l’angle du square. Comme toujours, il était remarquable même au milieu de la foule. Son costume bleu nuit, à double boutonnage, bravait à la manière de sa majesté les conventions, et l’œillet rouge de sa boutonnière complétait avec panache sa royale désinvolture. À la vue des épaules renforcées et de la coupe à taille haute, très à la mode, qui ceignait parfaitement son corps, le grandissait et accentuait sa carrure naturelle, Theo devina que l’habit, aussi original fût-il, était fait sur mesure chez un tailleur de Saville Row. Dickie Dick respirait l’élégance avec une pointe bien placée d’insolence. Sa tenue y était pour quelque chose, sa couleur de peau également. Il souleva son Homburg bleu foncé et le salua de son majestueux sourire qui découvrait ses rangées de dents blanches.

« Eh bien, s’exclama-t-il avec humour. Tu es encore vivant. Comment se fait-il que je ne t’aie vu de la journée ?

— Il semblerait que nous nous soyons manqués. Tu étais déjà parti quand je suis revenu. Où sont donc Emily et O’Neill ? N’étais-tu pas supposé venir avec eux ?

— Ils arrivent. Ils étaient juste derrière moi, mais je me suis précipité ici. N’est-elle pas déjà arrivée ?

— Ah, O’Neill ne te l’a pas dit ? Baby ne vient pas.

— Je ne te parle pas de Baby, O’Neill m’a prévenu. C’est regrettable. Tu dois être déçu, j’imagine. Enfin, je te parlais de Carole. O’Neill m’a dit qu’il t’avait déjà informé de sa venue. C’est une charmante demoiselle que j’ai invitée ce matin. Une vraie beauté ! Un visage doux, de grands yeux clairs et une allure… Mais, je ne t’en dis pas plus. Tu as déjà Baby, toi…

— Mais je suis seul ce soir ! Et libre de m’amuser ! taquina Theo, sans autre arrière-pensée que de le faire gentiment enrager.

— Je sais bien. C’est pour cette raison que je regrette l’absence de ta dulcinée…, ronchonna Dickie Dick.

— Quoi qu’il en soit, je ne suis là que depuis quelques minutes, et je n’ai rien remarqué de semblable à ce que tu m’as décrit. Et crois-moi, je ne l’aurai pas ratée. Es-tu sûre qu’une beauté pareille osera se montrer à ton anniversaire ?

— Je l’espère… Tiens ! Voilà Emily et O’Neill ! »

Dickie Dick leur fit signe de la main pour attirer leur attention. Dans son costume à nœud papillon blanc, O’Neill remplissait avec dignité toutes les conventions en matière de mode masculine. Sa queue de pie au revers pointu de soie côtelée, son gilet blanc de coton piqué, sa chemise au plastron empesé et son col cassé détachable lui conférait une distinction solennelle. En robe de satin émeraude, Emily Bourgeois, loin de faire pâle figure à son bras, s’accordait harmonieusement, par sa silhouette élancée, à sa haute taille. Un chapeau perché sur le côté coiffait d’un panache de plumes d’autruche sa chevelure platine. L’allure grave et compassée que tous deux arboraient leur donnait un faux air de couple marié alors qu’ils n’étaient que bons amis. Theo suspectait entre eux une romance inavouée, mais il n’avait trouvé aucune preuve pour étayer ses soupçons. Revenue l’an passée de Paris où elle avait vécu cinq années de mariage mouvementées, Emily travaillait dans le même magazine de mode que Baby. Des expériences analogues avaient rapproché la discrète Anglaise de la sulfureuse Américaine. Chacun se dit bonsoir et on s’enquit du sort de l’invitée-surprise.

« Elle ne viendra peut-être pas. Nous devrions, au moins en partie, rejoindre le restaurant, suggéra Emily.

— Nous pouvons bien attendre quelques minutes. Nous n’étions pas nous-mêmes en avance, lui répondit O’Neill.

— Tiens, la voilà justement ! » s’exclama Dickie Dick.

Il s’élança aussitôt à sa rencontre et disparut derrière un attroupement de gens.

« Quelle énergie ! s’étonna Emily.

— Quand il est question de femme, il a toujours de la ressource ! » rit Theo.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Ann Lovell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0